Les syndicats sur leurs gardes face à la précipitation du gouvernement concernant la réforme des retraites

Chantier crucial, méthode contestée


Mehdi Ouassat
Vendredi 5 Décembre 2025

Les syndicats sur leurs gardes face à la précipitation du gouvernement concernant la réforme des retraites
La scène politique marocaine se trouve une fois encore devant un dossier qui n’a cessé de s’alourdir au fil des années, celui de la réforme des retraites. Le gouvernement, après des mois de silence ponctués d’ajournements successifs, convoque désormais les centrales syndicales autour d’une nouvelle réunion technique censée éclaircir l’avenir d’un chantier devenu synonyme de controverse et de rupture de confiance. Ce retour soudain à la table du dialogue intervient dans un climat chargé de tension sociale, où chaque geste officiel est scruté avec prudence et où l’ombre d’un scénario déjà ficelé en coulisses plane sur les esprits.
Sous le poids des déséquilibres accumulés et l’ombre des échéances électorales, l’Exécutif cherche un raccourci tandis que les Marocains
réclament une réforme juste et assumée
Certains responsables syndicalistes confirment avoir reçu un appel direct du chef du gouvernement pour assurer leur présence. En apparence, un signe d’ouverture. En profondeur, une tentative pressée de cadrer un processus qui devrait normalement s’appuyer sur une négociation réelle et une transparence totale. Le spectre de pratiques antérieures ressurgit, notamment la manière dont le projet de loi concernant le droit de grève avait été avancé malgré les mémorandums syndicaux. Ce souvenir alimente une inquiétude persistante. La crainte de voir émerger une réforme paramétrique prête à l’emploi, calibrée pour combler les déficits immédiats sans résoudre les déséquilibres structurels, nourrit un sentiment que l’histoire pourrait se répéter.

Les informations disponibles laissent percevoir une volonté gouvernementale de trancher avant les prochaines échéances électorales. L’exécutif voudrait inscrire un scénario final au plus tard au printemps 2026, comme si le temps politique dominait l’impératif social. Pourtant, quiconque connaît les arcanes de cette réforme sait que la bataille est vaste, complexe et éminemment sensible. Les mécanismes financiers sont fragiles, les enjeux sociaux profonds et la dimension politique particulièrement inflammable. Aucun calendrier électoral ne peut servir de boussole unique face à un sujet qui déterminera les droits et la dignité de millions de travailleurs et de futurs retraités.

Les chiffres renforcent ce sentiment d’urgence mais ne sauraient justifier une approche unilatérale. Le régime des pensions civiles de la Caisse marocaine des retraites a affiché en 2024 un déficit technique dépassant 7 milliards de dirhams. Le régime des pensions militaires accuse pour sa part un déficit proche de 2 milliards.
Aucun calendrier électoral ne peut servir de boussole dans un sujet qui déterminera les droits et la dignité de millions de travailleurs et de futurs retraités
Les projections annoncent que les réserves pourraient s’épuiser avant 2031 si aucune réforme significative n’est menée. Le gouvernement brandit ces données comme preuve que des ajustements paramétriques sont indispensables. Pourtant, ces chiffres, aussi alarmants soient-ils, ne disent rien des choix politiques qui ont longtemps retardé une réforme structurelle globale.
Car la crise actuelle ne se limite pas à un simple déséquilibre financier. Les caisses de retraite ont été maintenues pendant des années dans des schémas de placement peu ambitieux, avec une rentabilité qui dépassait rarement 3%. Le débat sur la gestion et la gouvernance revient donc avec force, notamment à la lumière d’opérations contestées comme l’acquisition de 5 Centres hospitaliers universitaires pour un montant de plus de 6 milliards de dirhams. Ce type de décisions a pu affaiblir la confiance envers la capacité à protéger l’épargne sociale avec rigueur et cohérence.

Le flou entoure également le projet de régime unifié articulé autour de deux pôles, public et privé. La philosophie affichée se veut modernisatrice. La réalité, elle, risque de produire une fusion cosmétique qui déplacerait les fragilités au lieu de les résoudre. Les caractéristiques des déséquilibres ne sont pas les mêmes d’un organisme à l’autre. Le régime du secteur privé souffre principalement du faible nombre d’adhérents déclarés et de carrières discontinues. Le régime du secteur public porte le poids financier de l’intégration de milliers d’enseignants contractuels. Seul le régime professionnel affiche une solidité remarquable, avec un excédent technique supérieur à 4 milliards de dirhams et des réserves avoisinant 91 milliards.

Les institutions nationales indépendantes confirment toutes ce diagnostic. Conseil de la concurrence comme Conseil économique, social et environnemental ont à maintes reprises appelé à une réforme intégrée reposant sur la transparence, la convergence des règles de gouvernance et la refonte de la politique d’investissement. Pourtant, rien n’indique aujourd’hui que ces recommandations structurantes inspirent la démarche gouvernementale. L’impression qui domine est celle d’un processus conduit dans des cercles techniques étroits, sans engagement clair sur la préservation des droits acquis, ni volonté affirmée de construire un consensus national durable.
Dans ce contexte, les regards se tournent vers la réunion technique annoncée. Beaucoup redoutent qu’elle ne soit qu’un décor destiné à légitimer une décision déjà prise.

L’absence de documents officiels détaillant la vision gouvernementale renforce la frustration de partenaires sociaux qui se sentent placés devant un fait accompli. La situation économique et sociale ajoute une note supplémentaire d’inquiétude. Le coût de la vie s’envole, la croissance marque le pas, la précarité gagne du terrain et les travailleurs subissent une pression qui rend tout recul de leurs droits particulièrement explosif.

Le Maroc se trouve aujourd’hui à un carrefour délicat. Réformer les retraites est une nécessité, nul ne peut en douter. La question porte sur la manière. Le pays ne peut se permettre une réforme improvisée, calculée uniquement pour combler un déficit comptable. Une réforme durable appelle à réinventer la gouvernance, à redéfinir les équilibres entre générations, à placer la transparence au cœur du modèle financier et à protéger sans ambiguïté les droits sociaux, qui ne sont ni un privilège ni une variable d’ajustement.

Plusieurs sources syndicales ont indiqué qu’elles ne rejettent pas l’effort collectif mais refusent qu’il repose toujours sur les mêmes catégories sociales. Le Maroc d’aujourd’hui mérite une réforme lucide, structurée, équitable et capable d’harmoniser la viabilité financière avec la justice sociale. Toute démarche qui contourne cette équation risque de fragiliser davantage la confiance déjà mise à rude épreuve.

L’histoire récente nous a appris qu’une réforme conçue dans la précipitation ouvre la voie à un cycle de tensions dont le pays ne sort pas indemne. Pour éviter un nouvel épisode de crispation semblable à celui de 2016, il faut choisir la voie la plus exigeante mais aussi la plus saine, celle du dialogue loyal, de la transparence totale et du courage politique.
C’est seulement ainsi que la retraite, au lieu d’être perçue comme une menace, redeviendra ce qu’elle doit être: la promesse d’une fin de carrière digne pour celles et ceux qui ont construit ce pays.

Mehdi Ouassat


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