Les mille et un paradoxes de l’enseignement supérieur marocain

Quand finira-t-on de réformer la réforme?


Mohammed Jamal Eddine SEBBANI
Lundi 24 Novembre 2025

Les mille et un paradoxes de l’enseignement supérieur marocain
Introduction
 
Les bouleversements spectaculaires des dernières décennies montrent à quel point les progrès scientifiques ont joué un rôle d’accélérateur dans les mutations sociétales. Ainsi, hier, le moteur à combustion, l'électricité, les vaccins, le positivisme, la linguistique … ont bouleversé l'organisation des sociétés humaines. Aujourd'hui, la révolution numérique, la biotechnologie, la psychologie ont significativement modifié l'espérance et la qualité de vie, contribuant à des changements démographiques et sociaux. Demain, le progrès scientifique continuera à remodeler la société à un rythme de plus en plus accéléré. Ce qui va poser des défis éthiques, économiques et sociaux, mais aussi créer des opportunités inédites.

Par ailleurs, il est clair qu’à l’échelle mondiale, il y a une corrélation sans équivoque entre la performance des universités d’un pays, le développement de son économie, la démocratisation de ses institutions et la justice sociale dans sa société. L’enseignement supérieur ne peut donc être considéré comme le simple sommet de la pyramide du système éducatif, mais plutôt comme un pilier incontournable du développement humain. La production d’un nouveau savoir est nécessaire à la formation des cadres qui vont prendre des décisions touchant toute la société. C’est le développement de la capacité intellectuelle dont sont tributaires la production et l’utilisation du savoir, qui permet de fournir les compétences indispensables à un marché d’emploi en mutation permanente. En dépit de cette réalité, beaucoup de pays n’ont toujours pas trouvé les solutions appropriées aux problèmes de leur enseignement supérieur. Dans ce domaine, notre pays présente une singularité paradoxale !

En effet, le Maroc a connu sa première université, Al-Qarawiyyin, construite par Fatima Al Fihrya en 859, soit 229 ans avant l’université de Bologne (1088), 283 ans avant l’université d’Oxford (1142) et 777 ans avant l’université de Harvard (1636), mais il a dû attendre 1100 ans pour que sa deuxième université, l’université Mohammed V, voie le jour! C’est le premier paradoxe !

Le deuxième paradoxe vient du fait que les autorités ouvrent le chantier de la réforme du système éducatif juste après l'indépendance en 1957, qui sera accéléré de manière significative au milieu des années quatre-vingt-dix sans aboutir à une transformation audacieuse. Après l’adoption de la vision stratégique, Sa Majesté le Roi, dans le discours du Trône de 2015, a souligné : ‘‘Nous appelons à l'élaboration de cette réforme dans le cadre d'un contrat national contraignant, et ce à travers l'adoption d'une loi-cadre cernant la vision à long terme et mettant fin à l'interminable cercle vicieux de la réforme de la réforme’’.

Depuis 1955-56[ ], où le Maroc n’avait que 353 étudiants, beaucoup d’efforts ont permis d’atteindre plus de 1.300.000[ ] aujourd'hui, avec un grand nombre de Marocains qui réussissent dans les prestigieuses universités étrangères mais le décrochage (50%) et le chômage des diplômés (20%) restent trop importants. C’est le troisième paradoxe !
Comment un tel succès, historique, quantitatif et qualitatif, est-il entaché par un tel gâchis ?
 
2- Rétrospective historique

2.1  L’âge d’or
 
Considérée comme la plus ancienne université du monde encore en activité, Al-Qarawiyyin a longtemps été La Mecque d’étudiants et de savants venus des quatre coins du monde. Dans notre pays va prédominer un système dit ‘‘pré-napoléonien’’[ ]. Ce système se caractérise par un changement lent et à peine perceptible. La réforme y était graduelle et touchait aussi bien le fond que la forme. Mais avec le temps, il va s’enliser progressivement dans une stagnation fatale. En effet, à l’instar du reste du monde musulman, le Maroc va connaître progressivement une stagnation suivie d'un lent déclin[ ] !

A partir du Xème siècle, l’interdiction de ‘‘l’examen des écritures (غلق باب الاجتهاد)’’, la limitation de ‘‘l’activité du savant à l’explication du dogme établi par les précurseurs’’ et la taxation d’hérésie de ‘‘toute remise en doute des enseignements des anciens’’ vont conduire aux autodafés et aux condamnations des savants. Ainsi, on jetait aux flammes les manuscrits d’Ibn Sina, d’Al Farabi, d’Ibn Rochd, … Saisis d’une véritable rage anti-intellectuelle, d'un bout à l'autre, les musulmans s'empressaient de jeter leurs acquis scientifiques et philosophiques, c’est un véritable suicide culturel [4] ... L’héritage ‘‘Scolastique’’ d’Ibn Rochd passe alors en Europe, coïncidant quasiment avec la naissance de la plupart des universités du Vieux Continent. Plus tard, la réforme des universités, après l’avènement de la révolution industrielle, fera entrer l’Europe et l’Amérique dans la modernité.

La guerre civile de 1011 qui ravage l'Andalousie musulmane, amorce l'affaiblissement profond de l'Etat et conduit au morcellement en plusieurs petits royaumes indépendants : taïfas. [ ]. Ces problèmes internes vont faciliter la tâche aux ennemis extérieurs ; en occident musulman, la défaite à la bataille de Las Navas de Tolosa (1212) fut une étape décisive de la Reconquista de 1492. En orient musulman, Bagdad tomba sous l’attaque des Mongols, en 1258. La ville fut mise à sac, ses habitants massacrés et sa grande bibliothèque entièrement détruite.
 
2.2  Le protectorat
 
Le protectorat a complètement occulté la formation dans l’enseignement supérieur et s’est contenté de développer une recherche scientifique centrée sur l’exploitation des richesses naturelles. La priorité était ainsi donnée aux instituts de recherche (Jardins botanique, Institut scientifique, ...), contrairement à l’Algérie où l'enseignement supérieur va démarrer avec sa colonisation : Ecole des lettres d'Alger en 1832, de médecine en 1833 et des sciences en 1868 ...
 
2.3  Création d’une université moderne pour parachever l’indépendance nationale
 
Dès 1957, Feu S.M, Mohammed V a mis sur pied une commission Royale qui se pencha sur le problème de l’enseignement et adopta les quatre principes : marocanisation, arabisation, généralisation et unification.
 
2.3.1 Marocanisation des cadres

Incontournable au parachèvement de l’indépendance, la marocanisation se heurtait à l’absence d’enseignement supérieur moderne. Le gouvernement Abdellah Ibrahim va donner le statut juridique à l’Université Mohammed V en 1959 qui était restée rattachée à l’Université de Bordeaux [ ]. Une large autonomie va lui permettre de se réorganiser rapidement, en regroupant les Facultés des sciences, des lettres, de droit, de médecine et l’Ecole Mohammedia et l’Ecole normale supérieure (ENS). Les formations fondamentales et appliquées étaient couplées à la recherche scientifique.

Cette politique prometteuse sera abandonnée durant les années soixante. La formation des élites va peu à peu sortir de l’Université quand chaque département ministériel va former ses futurs cadres. Cette politique, trop coûteuse, va limiter la formation d’une élite faible numériquement [], retardant la marocanisation. Malgré cet échec, les gouvernements ne changeront pas de cap et les années 70 vont connaître une accélération dans la création de ce type d’établissements y compris pour l’éducation nationale ! Ce tournant montre une volonté systématique de démantèlement de l’université marocaine: ainsi après avoir perdu les formations techniques, l’Université sera concurrencée dans les filières fondamentales, ce qui ne manquera pas de la fragiliser durablement.

Pourtant cette politique trop coûteuse n’aboutira pas pour autant à un franc succès dans la formation des formateurs, puisqu’il a fallu attendre 1968 pour la marocanisation du primaire, 1978 du collège, 1988 du lycée et 1998 du supérieur! [ ]. Ensuite, au niveau de la qualité, puisqu’il a fallu recommencer à zéro, la construction de nouveaux établissements de formation des professeurs. En effet, le gouvernement de l’époque va décider de fermer la première ENS du pays, s’apprêtant ainsi à sacrifier 22 ans d’expérience d’un établissement dont le seul ‘‘délit’’ était de relever de l’Université ! Ce gâchis va se reproduire en 2010 avec cette fois 8 ENS rattachées à l’université en les privant de leur mission principale de formation des professeurs. Ces ENS avaient pourtant remplacé la première ENS en 1978 ayant, entre-temps, cumulé une expérience de 33 ans! Si l’histoire se répète la première fois comme une tragédie, la deuxième comme une caricature [ ].

2.3.2           L’arabisation
 
L’arabisation ne débutera qu’au cours des années 80. En s’arrêtant au baccalauréat, elle conduira des générations d'élèves à atterrir, complètement désorientés, dans un enseignement supérieur demeuré en français. Dans cette incohérence linguistique, seule une minorité, grâce à une formation parallèle, arrive à surmonter les carences linguistiques. Ainsi, l’enseignement va subir une double fracture spatiale et temporelle. La première a partagé l’espace éducatif en une partie à l’intérieur et une partie à l’extérieur de l’Université et la seconde a partagé le temps éducatif en un enseignement en arabe avant le bac et en français après !
 
2.3.3           La généralisation
 
Garante d’une justice sociale, la généralisation de l’enseignement va prendre beaucoup de temps. En effet, le plan établi pour sa réalisation, par le gouvernement Abellah Ibrahim, cédera la place à la ‘‘doctrine Benhima’’ limitant le flux des élèves dès le primaire [6]. Ce n’est qu’à la fin des années 90, que la généralisation redevient une priorité gouvernementale [ ]! Bien que la généralisation soit relative dans le supérieur, nos chiffres restent encore en deçà des standards internationaux. Selon Martin Trow, l’enseignement supérieur passe par trois phases. Elitiste avec un taux inférieur à 15% de la tranche d’âge, il se démocratise avec un taux compris entre 15 et 50%, et se généralise quand il dépassant les 50%[ ].

L’enseignement supérieur après être longtemps élitiste, va commencer à se démocratiser après 2010, ce qui est une conséquence de l’effort de généralisation du primaire à la fin des années 90 et au début des années 2000. Ainsi nous sommes passés de 353 étudiants en 1955 à 250.000 en 1999 et à 1.300.000[ ] aujourd'hui.
 
2.3.4           L’unification
 
L'unification de l’enseignement avait pour but de construire l’Ecole marocaine unique pour remplacer les différentes écoles qu’avait introduites le protectorat. Contrairement au primaire et au secondaire, l'enseignement supérieur va naître unifié à l’indépendance. Il a fallu attendre le milieu des années 60 pour que le système dual français soit adopté. Ainsi, il va comprendre des établissements non-universitaires (Institut Agronomique, Ecole Forestière, Institut Supérieur du Commerce et d’Administration des Entreprises, Institut National des Postes et des Télécommunication, Ecole Hassania des Travaux Publics …) [] et des établissements universitaires. Les premiers, professionnels, avec plus de moyens, sans possibilité de faire de la recherche et qui vont devenir avec la massification à accès limité.

Tandis que les seconds, académiques, avec moins de moyens, avec possibilité de faire la recherche mais qui resteront, malgré la massification, à accès ouvert. Cette dualité va déconnecter les formations professionnelles de la recherche scientifique et l’Université des formations professionnelles. Cette déconnection va longtemps conduire le Maroc à ‘‘offrir’’ un savoir fondamental qu’il ne peut utiliser et à importer un savoir technique qu’il ne peut produire.

Avec le temps, la recherche scientifique sera associée à un luxe, qui finira par convaincre de son inutilité. De l’inutilité de la recherche à l’inutilité de l’université, il n’y avait qu’un pas qui sera progressivement franchi après le désengagement de l’Etat dû à l’ajustement structurel au début des années 80, qui va précipiter la rupture de l’équilibre fragile du marché du travail des diplômés [ ]. La diversification de l’offre universitaire (Faculté des sciences et techniques, Ecoles supérieures de technologie …) qui va suivre cette crise va garder la même logique duale, dans le mode d’accès (régulé ou ouvert) et dans la nature des cursus (professionnel ou fondamental).

En plus du dualisme original, les années 90 vont voir l’arrivée d’une troisième dimension à la fragilisation de l’université marocaine avec Al Akhawayn. Cet épisode est resté une exception jusqu’à l’arrivée du gouvernement de 2012 qui introduira massivement les universités payantes. Quand la formation des élites se fait en dehors des universités publiques, les pouvoirs publics ne peuvent se soucier de les réformer, les restructurer ou les renforcer[ ]. Ils tendent tout naturellement à s’en désintéresser. La question est, donc, pourquoi cet acharnement à maintenir l’université structurellement faible pratiquement depuis sa création?
 
2.4  La marginalisation de l’université
 
C’est en France qu’une ‘‘succession de choix, plus politiques que pédagogiques,’’[ ] va instaurer un dualisme à la fin du dix-huitième siècle. Par méfiance à l’égard de l’université, le pouvoir invente les “Grandes Ecoles”, afin d’y recruter les cadres militaires et techniques de l’Etat : l’Ecole des Ponts en 1747, l’Ecole des Mines en 1783, l’Ecole Polytechnique et l’Ecole normale supérieure en 1794 … En effet, la demande en cadres techniques de la révolution industrielle se heurtait aux lacunes d’une université engourdie dans la scholastique sous l’influence de l'église. La radicalisation de la révolution française de 1792 va carrément supprimer les universités en France par la loi du 15 septembre 1793. Ce n’est qu’un siècle plus tard que la loi du 10 juillet 1896 les restaure! Entre-temps, un autre enseignement supérieur s’était développé, obéissant à d’autres principes, pour le recrutement des étudiants comme pour les objectifs de la formation[ ].

Cette succession de choix contradictoires a installé un système dont la cohérence est pour le moins incertaine [14]. Ce dualisme ‘‘en deux secteurs parallèles, est le péché originel’’ [13], principal responsable de toutes les faiblesses ultérieures ! Les répercussions de cette dualité sur les performances de la recherche scientifique, au niveau de la production de la qualité et de la visibilité, sont très importantes. L’étude du classement de Shanghai des universités montre que les 100 premières se caractérisent [ ] par l’attraction des meilleurs étudiants et des meilleurs professeurs des moyens financiers importants, de la pluridisciplinarité et d’une taille critique. Les universités du système français ne remplissent pas les trois premiers critères tandis que les écoles ne remplissent pas le deuxième et les deux derniers critères. Ceci signifie que ce sont toujours les universités du modèle humboldtien qui raflent les premières places des différents classements internationaux.

A la même époque, Humboldt va réformer l’université allemande. Cette réforme qui rompt avec le système médiéval sans adopter le côté strictement utilitariste des écoles à la française, ne sépare ni l'enseignement et la recherche, ni les formations fondamentales et professionnelles. La liberté académique est étendue tant à la recherche qu'à l'enseignement et à l'apprentissage. L'indépendance est assurée par un financement de l'Etat sans contrôle direct de l'industrie ou du marché. En plus du développement personnel des étudiants, les préparant non seulement à une carrière professionnelle mais aussi à la vie en société. Cette réforme va servir de modèle à tous les pays du monde à l’exception de la France et de ses anciennes colonies.
 
2.5  Conséquences sur le Maroc
 
L’influence du protectorat n’explique cependant pas tant de zèle pour marginaliser l’université marocaine, d’autres facteurs internes ont été déterminants. En effet, contrairement aux enseignements primaire et secondaire balkanisés pendant le protectorat, l’enseignement supérieur est né unifié. L’accès à l’université était ouvert et le même pour toutes les filières fondamentales comme professionnelles. Cependant, le peu de lauréats qui sortaient de l’université dans les années 60 (à peine 3000 étudiants en 1960) et la méfiance du camp conservateur d’une université trop contestataire, vont poser la question d’une alternative, ce qui va conduire ‘‘naturellement’’ au modèle français. Tous les moyens vont être déployés pour la déconnection de la formation des cadres de l’université. L’inégalité devant l’accès rend cette filière une véritable machine de reproduction des élites, qui sacrifie le succès du plus grand nombre sur l’autel de la réussite d’une minorité [ ]. L'enseignement cessa alors d’être un ascenseur social pour devenir une machine de reproduction des inégalités [ ].
 
2.6  Réconciliation avec l’université
 
Dès les premières années de Son règne, S.M le Roi Mohammed VI va impulser au Maroc une large dynamique de réconciliations nationales et de réformes majeures touchant à la mémoire historique, à l'identité et à la condition sociale. Ainsi le Maroc va connaître la naissance de l’Instance Equité et Réconciliation, la libération des prisonniers et le retour des exilés, la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. Notre pays va aussi connaître une avancée concernant les droits des femmes. Dans la foulée de ces chantiers, la première décennie de ce siècle va connaître la réconciliation avec l’université. Ainsi après l’adoption de la charte nationale pour l’éducation et la formation par la Commission spéciale de l’éducation et de la formation en 1999, la réforme est enclenchée par la promulgation de la loi sur l’enseignement supérieur (01-00).

La réforme de l’enseignement supérieur semble avoir démarré pour de bon. Avec la nouvelle loi, l’université cessa d’être une simple boîte aux lettres qui transmettait les courriers entre des établissements complètement indépendants et le ministère de tutelle, pour devenir un acteur essentiel. En effet, l’avancée dans l’autonomie de l’université, va lui permettre d’avoir sa propre politique. Avec des filières régulièrement accréditées, les formations figées, jusqu’alors, deviennent adaptables, du moins juridiquement, au contexte socioéconomique, avec le système LMD.

La réforme se poursuit avec la réflexion sur le financement de la recherche scientifique qui va aboutir à la ‘‘structuration’’ de celle-ci. La faiblesse principale fut d’avoir érigé l’université en établissement public alors que la législation marocaine ne lui reconnait pas le caractère particulier des établissements académiques, ce qui la prive de la souplesse en matière de gestion financière. L’erreur a été de confondre autonomie et décentralisation. Toutefois, comme ce fut le cas en France à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, le Maroc n’est pas parvenu à rompre avec le dualisme original. Ainsi, bien que l’université ait désormais un poids beaucoup plus important qu’avant la loi 01.00, les établissements ont gardé une grande indépendance. L’unification, l’harmonisation et les passerelles dans l’enseignement supérieur ne furent pas au rendez-vous, malgré les recommandations claires de la charte et de la loi.
 
2.7  Réorientation des réformes
 
Le décret établissant la liste des établissements ne relevant pas de l’université va tarder à sortir jusqu’à 2006, avec une surprise de taille : la réserve sur les établissements qui dépendent du département de l’Education nationale ! Ainsi, ‘‘l’idée d’œuvrer pour une intégration régionale des établissements de formation de cadres pédagogiques dans l’université’’ [ ] ne sera pas réalisée. L’abandon de cette idée ‘‘fondamentale pour réaliser des recherches pédagogiques et mettre en œuvre des programmes adaptés aux besoins régionaux’’ [20] aura des répercussions négatives sur tout le système éducatif.

La connexion de ces établissements à l’université aurait pu amorcer le processus d’unification. Mais le gouvernement va intégrer les établissements pédagogiques dans des centres régionaux des métiers de l’enseignement qu’il connecte aux académies régionales au lieu des universités comme recommandé par la charte. Ces centres vont inclure les prérogatives des ENS, ce qui rend ces dernières sans prérogatives ! L’université comprendra des établissements académiques à accès ouvert, et des établissements professionnels à accès limité. Ajoutant, au passage, les facultés polydisciplinaires, établissements à accès ouvert mais s’arrêtant au bac plus deux ! Comme pour la formation des cadres, cette déconnexion des polydisciplinaires et des EST de la recherche va priver le pays du talent de jeunes enseignants chercheurs et les empêcher de progresser dans leurs carrières !
 
2.8  Réforme de la réforme !
 
Avec le temps, les limites de la réforme commencent à apparaître. Une évaluation objective s’imposait pour d’éventuels réajustements. L’unification de l’enseignement supérieur et l’introduction de la spécificité académique dans le statut établissements publics particuliers que sont les universités, auraient pu contribuer à ces réajustements. C’est finalement un plan dit d’urgence qui tentera de ‘‘réformer’’ la réforme. D’importantes sommes d’argent vont atterrir dans des universités trop longtemps démunies. Incapable de les dépenser judicieusement à cause de l’inertie bureaucratique et du contrôle a priori, l’université peinait à remplir ses engagements. Privée des formations professionnelles avec, un sureffectif d’étudiants démotivés, une législation inadaptée et un personnel mal préparé, l’université n’était pas prête à la contractualisation. Cette situation va finir par convaincre l’opinion publique du raccourci qui impute la responsabilité de l’échec des politiques publiques à … l’université.
 
2.9  Le printemps arabe et la marchandisation de l’université
 
Après les mouvements dits du ‘‘printemps arabe’’, une nouvelle Constitution et des élections anticipées vont conduire une coalition conservatrice au gouvernement. A l’instar de la lutte pour l’indépendance, le ‘‘printemps’’ qui fait miroiter développement, démocratie et justice sociale, va susciter un grand espoir. Comme hier, l’espoir va céder la place à la déception. Comme hier le discours nationaliste avait permis dans tout le monde arabe d’avaler la pilule autoritaire et rentière, le discours islamiste va permettre cette fois de faire avaler la dragée néolibérale. La chute des dictatures censée libérer les initiatives et permettre ‘‘d’assurer un développement plus égalitaire’’ [ ] céda la place à un ‘‘automne néolibéral’’ en Tunisie [ ] en Egypte [ ] … La politique néolibérale dans l’enseignement supérieur va s’installer rapidement. Dans un souci plus mercantile qu’académique, le gouvernement choisira de renforcer le désengagement de l’Etat. Ainsi, on va se retrouver avec une quasi- ‘‘macdonalisation’’ de l’enseignement supérieur souhaité par un capitalisme mondial, adoptant les vertus du marché comme unique religion [ ].

Ainsi, la première action du nouveau gouvernement au Maroc a été de réviser la loi de Finances de 2012 afin de réduire le nombre de postes budgétaires de l'enseignement supérieur. Ensuite le ministère de tutelle va pour la première fois accorder l'équivalence aux diplômes du secteur privé. Tandis que le ministère de l'Habitat, de l'Urbanisme et de la Politique de la ville, va réviser la loi sur les conditions d'exercer le métier d’architecte au profit des diplômés du privé [ ]. Enfin le gouvernement va tenter la révision de la loi 01.00 dans un souci de renforcement de la privatisation.
 
2.10            Cycle des réformes
 
Avec la charte de l’éducation en 1999 et la loi 01.00 en 2000, un grand espoir était né. Le rêve de la réalisation d’une université unifiée et pluridisciplinaire, regroupant les filières fondamentales et professionnelles, la formation et la recherche, avec le même mode de recrutement, de formation et de diplomation, bref de rejoindre le modèle de Humboldt … Hélas ni l’unification ni la standardisation ni le décloisonnement ne se réaliseront. En 2003 s’ouvre un nouveau chapitre ! Devant les chiffres alarmants de décrochage universitaire (45%) et du chômage des diplômés, le ministère de tutelle va initier une ‘‘réforme pédagogique’’. Dans la foulée du processus de Bologne, on va introduire la nouvelle architecture LMD et des modules de langues et de communications. Ces modules étaient censés combler les carences que les étudiants avaient accumulées durant leurs cursus avant le bac et ‘‘devraient’’ leur permettre d’intégrer le marché de l’emploi !
 
2.11            Vision stratégique et loi-cadre
 
En 2015 le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique adopte un document : ‘‘Pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion : vision stratégique 2015-2030’’. Dans son discours du Trône du 30 juillet 2015, Sa Majesté donne son orientation pour ‘‘l'adoption d'une loi-cadre’’. Cette loi-cadre préparée par le gouvernement et présentée au parlement, sera adoptée en août 2019.

Bien que, à l’instar de la vision, cette loi reste assez pauvre concernant l’enseignement supérieur, elle met l’accent sur trois articles phares : l’article 12, l’article 50 et l’article 51. Dans l’article 12, la loi pose la problématique de l’unification en précisant ‘‘la restructuration de l’enseignement supérieur, à travers l’agrégation de toutes ses composantes post-baccalauréat, en se basant sur la cohérence, la complémentarité et l’efficience, selon un plan pluriannuel élaboré en concertation entre les différents acteurs et mis en œuvre d’une manière progressive et suivant un calendrier déterminé.’’ Elle souligne ensuite ‘‘l’adoption d’un régime pédagogique répondant aux exigences du développement national et ouvert aux expériences internationales, doté de moyens et de ressources adéquats pour sa mise en œuvre et son développement continu et durable’’. Et enfin elle charge le gouvernement de ‘‘la mise en place d’une cartographie nationale prospective de l’enseignement supérieur, l’instauration de pôles universitaires thématiques et la création de complexes universitaires régionaux intégrés, dotés de conditions propices à l’apprentissage, la formation, l’encadrement et la recherche, ainsi que de services sociaux, culturels et sportifs’’.

L’autre article pertinent (50) stipule que ‘‘le gouvernement veille à une révision globale des procédures et mesures de la dépense publique dans le secteur de la recherche scientifique tendant à leur simplification, leur transparence, leur rationalisation et leur efficacité, en vue de faciliter la gestion des programmes et projets de recherche scientifique adoptés et de garantir les conditions d’efficience nécessaires à leur mise en œuvre et à la réalisation des objectifs escomptés.’’

Six années après l’adoption de cette loi, nous sommes toujours dans l’attente de son application : ni le chantier de l’agrégation de toutes ses composantes postbac, ni celui de la cartographie nationale prospective, ni celui des mesures financières et fiscales n’ont été ouverts !
 
2.12            Egarement du gouvernement
 
Depuis 2017, l’exécutif va passer (et dépenser) de ‘‘journées d’études’’ en ‘‘journées nationales’’ et en ‘‘assises régionales’’ … qui aboutiront toutes à ‘‘la nécessité’’ d’une réforme ‘‘pédagogique’’! À quelques modifications mineures qui les amènent à remplacer ‘‘langues et communications’’ par ‘‘langues et soft skills’’ ou encore ‘‘soft skills’’ par ‘‘power skills’’. Ainsi, ni les recommandations claires de la charte, ni celles de la vision stratégique et du rapport sur la ‘‘réforme de l’enseignement supérieur’’[ ], ni les lois, pourtant censées être contraignantes, 01.00 ou plus récemment 51.17, n’ont pu convaincre les gouvernements successifs à faire autre chose que de répéter la même recette de ‘‘réforme pédagogique’’ depuis 22 ans en croyant à chaque fois obtenir un résultat différent du précédent ! Albert Einstein définit la folie, par le fait de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent!
Ainsi le gouvernement d'alternance avait entamé une véritable réforme inspirée par la charte (unification, ...). Mais comme ce fut le cas dans la France de la fin du 19ème siècle, cette réforme va d’abord piétiner puis sera progressivement ‘‘oubliée’’ à partir du gouvernement de 2002. Ce dernier ouvre le chantier de la réforme pédagogique. Celui de 2007 ouvre un nouveau chantier : la contractualisation des universités avec l'Etat ... Après le ‘‘printemps arabe’’, le gouvernement islamo-libéral, qui est en réalité plus néolibéral que libéral, de 2012 change complètement de cap : il abandonne la contractualisation pour ouvrir le chantier de la privatisation! Ce chantier sera cette fois mené jusqu'à terme ! Le gouvernement de 2017, mené par la même coalition islamo-libérale, va rouvrir le chantier de la réforme pédagogique ...

Après les élections de septembre 2021, le nouveau gouvernement va se présenter comme celui qui va tourner la page de la décennie islamo-néolibérale. Les négociations avec les syndicats de l’éducation nationale et le syndicat de l’enseignement supérieur laissent présager un espoir d'une réforme basée sur un consensus. Hélas, la tentation ‘‘pédagogique’’ était trop forte ! Le chantier de la réforme va être momentanément mis de côté en attendant de réformer la réforme ‘‘pédagogique’’. Puis subitement, comme sortie de nulle part un nouveau projet atterrit au conseil supérieur en octobre 2024. Ce dernier va essayer de se distinguer par quelques petits détails mineurs de celui du projet du gouvernement précédent de juin 2021. Mais dans la dernière version, le gouvernement revient à peu de chose près au projet du gouvernement islamo-néolibéral de juin 2021! La lecture de cette dernière version montre de manière claire que ce projet va tourner la page des pistes de réformes de la charte de 99 et les espoirs de la loi 01.00 sans même tenir compte des articles 12, 50 et 51 de la loi-cadre !
 
3- Entre lobbys et tabous :
3.1  L’héritage français
 
Depuis la défaite face à l'Allemagne en 1870, la France multipliera les efforts en essayant d'adopter le modèle de Humboldt sans succès. L’héritage de la radicalisation de 1792 de sa révolution, les lobbys qu'elle a produits et les tabous qu’elle n’a pas pu dépasser vont freiner cette tentative de réformes durant un siècle jusqu'à mai 1968. En effet, comme le rappelle Pierre Bourdieu, la Révolution a créé une nouvelle élite par un processus par lequel la vieille noblesse a été remplacée par une ‘‘noblesse d’Etat’’[ ]. C’est le système éducatif qui ‘‘joue un rôle central dans la légitimation symbolique de cette élite en masquant ces inégalités de départ et en imposant la culture dominante comme universelle’’[26]. En fait, la France s’est retrouvée coincée entre cette nouvelle ‘‘noblesse’’ qui détient les leviers du pouvoir et les aspirations des couches populaires, encouragées par la gauche et les syndicats, rêvant de retrouver un ascenseur social dans l’enseignement supérieur. Cette dualité entre des écoles hyper-sélectives et des universités sans sélection, a conduit cette dernière à devenir ‘‘le choix par défaut pour tout bachelier’’. L’université est face à une interrogation sur sa finalité (surtout) pour les filières correspondant aux humanités, aux sciences « dures » et aux sciences économiques. Dans tous ces domaines en effet, un puissant secteur d’écoles concurrence, avec des armes profondément inégales, les cursus offerts par l’université.

Paradoxalement, même la formation professionnelle post-baccalauréat a abouti en pratique à dévitaliser encore davantage l’université. En effet, les contraintes financières et les contraintes de débouchés ont conduit à faire de la formation professionnelle des filières sélectives [15].

Ce dilemme va empêcher la France de surmonter le tabou de l’accès à l’enseignement supérieur et elle finit par garder le système dual. Avec le temps et face au tabou du coût des études, le privé sera introduit progressivement dans l’enseignement supérieur pour atteindre aujourd’hui presque 30% cette année ! Claude Allègre, ministre en 1997 de l’Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, justifie l’impossibilité d’instaurer l’unification (à cause de la sélection), la mise en place de droits d'inscription et l'autonomie des universités, par une longue période ‘‘de troubles, chute du gouvernement et déchirure du tissu universitaire’’ ![ ]
 
3.2  La touche marocaine
 
Le Maroc, influencé par le protectorat et les relations étroites avec la France va faire face aux mêmes difficultés. Pourtant au début de l’indépendance, notre pays opta pour un modèle qui ressemble beaucoup à celui de Humboldt, mais rapidement, il revient au modèle français. L’influence de l’ancienne puissance coloniale n’explique pas tant de zèle pour marginaliser l’université, d’autres facteurs politiques ont été plus déterminants. En effet, encouragés par la nouvelle ‘‘noblesse’’, les gouvernements conservateurs vont se méfier d’une université trop contestataire. Dès le début, ce genre de clivage va freiner toute réforme du système. Mais en plus de l’accès et du financement va s’ajouter la langue, ce qui rend la situation marocaine encore plus délicate que la situation française. Ainsi nous avons aujourd’hui un enseignement supérieur complètement balkanisé : original et moderne, payant et gratuit, privé et public, relevant de l’université et ne relevant pas de l’université, professionnel et fondamental, à accès ouvert et à accès régulé ! Ainsi 80% des étudiants qui n’ont pas réussi aux concours des établissements à accès régulé et qui n’ont pas les moyens de payer leurs études vont faire leur entrée dans les établissements à accès ouvert pour suivre un enseignement fondamental avec des moyens très limités. Ces étudiants n’ont en général ni la motivation pour faire des études qu’ils n’ont jamais souhaitées, ni le bagage nécessaire pour des études fondamentales trop difficiles [ ]! Dans ce modèle français, unique au monde, les facultés à accès ouvert accueillent des étudiants très moyens pour les former dans les savoirs les plus pointus tels que la relativité d’Einstein, le principe d’incertitude de Heisenberg, l’algèbre de Boule, la linguistique de Chomsky, la philosophie de Hegel ou l’économie de Ricardo ! C’est bien la vraie raison de l’abandon des études sans diplôme ou du chômage des diplômés. Aucune réforme pédagogique ne pourra résoudre ces problèmes ! Mais ce n’est pas l’avis des gouvernements successifs.
 
4 En terme de conclusion
 
Aujourd’hui il est clair que le morcellement actuel, hérité de la radicalisation de la révolution française de 1792, soit le péché originel. Ce diagnostic, fait par beaucoup d’études en France, par les congrès du SNESUP, par la COSEF dans la charte nationale de l'éducation et de la formation en 1999, puis par le CSEFRS dans la vision stratégique en 2015, va se retrouver dans la 01.00 de 2000 et la loi-cadre 51-17 de 2019. Ainsi la restructuration de l’enseignement supérieur, la révision de la législation des établissements publics et les incitations fiscales sont toutes des dispositions, inscrites dans ces lois, et attendent toujours leur application.

L’enseignement supérieur, qui s’adresse à des adultes complètement autonomes, est censé les orienter et les encadrer. Le rôle du secondaire est donc de préparer des adolescents à devenir plus autonomes pour étudier dans le supérieur. Ces trois cycles sont donc trop interdépendants et on ne peut pas les réformer séparément. Malheureusement, pour des raisons qui échappent à l’entendement, il n’y a pas suffisamment de coordination entre les deux départements de tutelle, même lorsqu’il y a eu un seul ministre à la tête des deux départements.

La pression populaire au lendemain de l’indépendance sur le peu d’écoles existantes [ ], va rendre la question de la réforme de l’enseignement, hérité du protectorat, urgente [ ]. Mais cette question devient un terrain de surenchère politique. Certes l’analphabétisme chronique, légué par le protectorat, va faire de la généralisation de l’enseignement une priorité, mais les limites des moyens et des cadres vont freiner cet enthousiasme ! Le Maroc va quand même faire un effort important pour généraliser l'accès à l'école, atteignant des taux de scolarisation assez élevés. Toutefois, cette démocratisation de l'accès n'a pas toujours été accompagnée par une montée de la qualité. 

Les mille et un paradoxes de l’enseignement supérieur marocain
Les évaluations nationales et internationales révèlent que les acquis scolaires restent faibles. Ainsi le défi semble de, transformer la quantité en qualité, ce qui implique plusieurs changements à différents niveaux pour un nivellement vers le haut.

Par ailleurs des politiques de rapprochement sont urgentes à mettre en œuvre dans un premier temps comme la mise en place de cursus communs,  en vue d’initier un véritable système de crédits et de faciliter les passerelles entre les différents cursus.

Par Mohammed Jamal Eddine SEBBANI
Coordonnateur du secteur de l’enseignement supérieur de l’USFP, Secrétaire général de la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques (FMTS), Ex-Secrétaire général du SNESUP.


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