Le Maroc à l’ère du «brain drain sanitaire» globalisé

L’OCDE confirme une expatriation massive des médecins et infirmiers marocains


Hassan Bentaleb
Mercredi 26 Novembre 2025

«Entre 2000 et 2020, le nombre de médecins marocains exerçant dans un pays de l’OCDE est passé de 6.256 à 6.869, soit un taux d’expatriation (nombre de personnes résidant dans un pays autre que le leur (l'inverse de l'immigration) de 20,3%. La progression est bien plus marquée chez les infirmiers, dont le nombre a  plus que doublé en vingt ans, passant de 5.643 à 12.193, pour un taux d’expatriation de 25,6%». C’est ce qui ressort de la 49ème édition de  Perspectives des migrations internationales 2025», éditée par l’OCDE. Des chiffres qui invitent à interroger les logiques profondes qui structurent cette mobilité, ainsi que ses implications nationales et internationales.
 
Dynamique
 
Selon Mohamed Chaoui, spécialiste des politiques publiques, la circulation internationale des professionnels de santé obéit à une logique bien documentée (déséquilibre démographique et vieillissement des sociétés occidentales, pénuries structurelles dans les systèmes hospitaliers du Nord, politiques actives de recrutement ciblant les pays à revenu intermédiaire…).  « Le Maroc s’inscrit pleinement dans cette dynamique, fournissant une main-d’œuvre formée localement mais employée ailleurs, selon un schéma rappelant celui décrit par Beine, Docquier et Rapoport (2008) dans leurs travaux sur la "brain drain" défini  comme un processus dans lequel les pays en développement forment des travailleurs hautement qualifiés qui, faute d’opportunités locales suffisantes, migrent vers des pays développés offrant de meilleurs salaires, des infrastructures plus attractives et des perspectives de carrière supérieures», nous a-t-il expliqué. Et de préciser : «L’attrait des pays du Nord n’explique pas, cependant, tout, puisque la migration des médecins est aussi poussée par des facteurs internes (salaires faibles, surcharge des structures publiques, manque d’équipement, absence de perspectives de carrière, gestion administrative rigide…) ».

Concernant les chiffres relatifs aux pratiquants marocains dans les pays de l’OCDE, notre interlocuteur a observé que le nombre des médecins expatriés n’a augmenté que de 613 personnes sur vingt ans. « Toutefois, nuance-t-il, la portée réelle de ce phénomène dépasse son volume puisque les expatriés sont généralement plus jeunes, souvent hautement spécialisés, et très souvent issus des meilleures facultés publiques. Le taux d’expatriation de 20,3% révèle un phénomène stable mais profondément ancré. Pour certaines spécialités (anesthésie, psychiatrie, chirurgie), l’expatriation dépasse même 30%, aggravant les déséquilibres internes ».

S’agissant des infirmiers, il décrit une émigration massive et accélérée. « L’expatriation infirmière constitue la mutation la plus spectaculaire. L’augmentation de 5.643 à 12.193 infirmiers expatriés (+116%) témoigne d’un processus de mobilité systémique. Cette évolution résulte d’une combinaison de facteurs (programmes de recrutement ciblés (France, Allemagne, Royaume-Uni), salaires 5 à 10 fois plus élevés, conditions de travail mieux encadrées, diplômes marocains facilement convertibles via des passerelles…) », indique-t-il. Et d’ajouter : « Avec un taux d’expatriation de 25,6%, les infirmiers marocains constituent aujourd’hui l’un des contingents étrangers les plus importants dans les systèmes hospitaliers francophones ».
 
Globalisation
 
Sur un autre registre, l’élargissement de l’analyse à l’ensemble des régions d’origine confirme le caractère profondément globalisé de la migration qualifiée dans le secteur de la santé. L’Asie apparaît comme la première pourvoyeuse de professionnels vers les pays de l’OCDE: près de 40% des médecins et 37% des infirmiers immigrés y sont nés. Dans des pays comme l’Australie, les Etats-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni, plus d’un médecin immigré sur deux est originaire d’un pays asiatique. L’Asie domine également au niveau des infirmiers dans les pays de l’OCDE non membres de l’UE et en Irlande, et représente plus de 20% du personnel infirmier en Allemagne, Finlande, Norvège et Suède – une tendance également observable chez les médecins en Allemagne et en Norvège.

Cette configuration illustre parfaitement le schéma décrit par Beine, Docquier et Rapoport (2008) : les systèmes de santé du Nord, confrontés à des pénuries structurelles, attirent massivement les professionnels formés dans des pays à revenu intermédiaire ou à revenu faible, captant ainsi une partie significative de leur capital humain.

L’Afrique occupe une place plus contrastée mais néanmoins notable. Les médecins nés dans des pays africains constituent le principal contingent de médecins immigrés en France (49,4%) et au Portugal (39,6%) – deux pays historiquement liés au continent par la colonisation et par des réseaux migratoires durables. De leur côté, les médecins originaires d’Amérique latine sont majoritaires en Espagne (76,9%), ce qui reflète, là encore, les logiques linguistiques et les mobilités postcoloniales.

Des tendances similaires se sont également enregistrées chez les infirmiers. Les professionnels venus d’Amérique latine représentent une part importante du personnel infirmier aux Etats-Unis (13,8%) et en Italie (12%). Quant à l’Océanie, elle se distingue principalement comme région d’origine du personnel infirmier en Nouvelle-Zélande (12,8%) et en Australie (8%), et de médecins en Nouvelle-Zélande (8%).
 
Inquiétudes
 
Quid des conséquences de cette mobilité internationale des professionnels de santé pour les pays d’origine? Ledit document de l’OCDE indique que « malgré de nombreux efforts pour améliorer la collecte de données à l’échelle régionale et nationale, les statistiques restent limitées et difficiles à comparer entre pays ».

En 2020/21, poursuit le document, l’Inde est de loin le principal pays d’origine des médecins travaillant dans les pays de l’OCDE, avec près de 100.000 praticiens. L’Allemagne, la Chine et le Pakistan suivent, chacun autour de 30.000 médecins émigrés, tandis que la Roumanie et le Royaume-Uni en comptent environ 25.000. Pour le personnel infirmier, les Philippines dominent largement, avec près de 280.000 infirmiers établis dans les pays de l’OCDE. L’Inde arrive en deuxième position (122.000), mais avec un volume inférieur de moitié. La Pologne suit, avec un total équivalant à environ la moitié de celui de l’Inde. Le Nigeria et l’Allemagne complètent le classement.

Depuis 2000/01, le nombre de professionnels de santé émigrés a fortement augmenté dans la quasi-totalité des pays d’origine, sauf pour les médecins philippins et les infirmiers canadiens. Cette croissance dépasse souvent celle observée pour l’ensemble des migrants, y compris les plus qualifiés. Cela montre la persistance — voire le renforcement — de certains couloirs migratoires traditionnels. Cette dynamique alimente les inquiétudes quant à l’impact sur les systèmes de santé dans les pays d’origine.

Au total, le nombre de médecins émigrés a plus que doublé dans 14 des 25 principaux pays d’origine. La hausse est encore plus spectaculaire chez les infirmiers : dans 16 pays, le nombre d’infirmiers travaillant à l’étranger a été multiplié par trois ou plus. Les croissances les plus marquées concernent, pour les médecins, la Grèce, le Nigeria et la Roumanie, et pour les infirmiers, le Cameroun, le Portugal et le Zimbabwe. De fortes augmentations sont également observées en Ukraine et en Inde.

Ces dynamiques se reflètent dans le classement des pays d’origine : le Nigeria, la Roumanie, la Russie et l’Ukraine ont gagné plus de dix places pour les médecins, tandis que l’Algérie, le Vietnam et les Philippines ont reculé malgré des flux migratoires soutenus. Concernant les infirmiers, les progressions les plus spectaculaires sont celles du Kenya et du Zimbabwe, passés respectivement de la 45e à la 20e place et de la 38e à la 11e place. La Roumanie et le Ghana ont également gagné plus de dix places, alors que la Jamaïque en a perdu six.
« La carte mondiale des flux de médecins et d’infirmiers immigrés correspond ainsi à un système profondément asymétrique où les pays du Sud — formateurs nets de compétences — alimentent les systèmes de santé du Nord, consolidant ce que la littérature décrit comme une économie politique globale de la brain drain », a conclu Mohamed Chaoui.

Hassan Bentaleb


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