Hassan II devait savoir qu’une monarchie trop étroitement articulée à l’armée finissait toujours par la suprématie de celle-ci. Raison pour laquelle il voulait desserrer l’emprise des officiers généraux, s’exposant à des conséquences imprévisibles. Il appliqua le «diviser pour régner» au sein de l’État même: la formation des clans dans l’armée étant déjà encouragée, la substitution d’une nouvelle génération de responsables militaires à l’ancienne, celle des officiers de la Coloniale, était sérieusement envisagée, même si elle était prématurée.
D’un autre côté, l’armée pensait être devenue la totalité du pouvoir et qu’elle était la substance de la souveraineté. Tous ces éléments devaient concourir à l’implosion de 1971. Il ne faut pas trop inviter l’armée à sortir de son rôle de défense du territoire ; en faire le bras droit du pouvoir (comme le Directoire avec Bonaparte) l’engage invariablement à s’y substituer.
L’armée complote lorsqu’elle sait que le rapport des forces est désormais en son sein (1971) ou qu’elle a pratiquement le pouvoir (1972). Toute autocratie est vulnérable : devant le vide politique et l’écrasement des forces vives de la nation, certains officiers pensaient qu’ils pouvaient faire mieux pour le Maroc. Après quinze ans d’indépendance, le Maroc stagnait. Hassan II paraissait ne tenir qu’à un pouvoir indiscuté et était prêt à sacrifier l’élite intellectuelle du pays. Lorsqu’ils constatèrent aussi ce que la répression pouvait obtenir (une société inerte), ils ne purent ne pas penser à l’utiliser pour avoir leur propre régime; ils se découvrirent une éthique – la lutte contre la corruption – après avoir commis de graves violations des droits de l’Homme. De fait, Hassan II était ambivalent devant ces généraux qui avaient montré une loyauté à toute épreuve vis-à-vis de la France, même lorsque la famille Royale fut exilée.
À la veille du putsch, Oufkir était usé : il avait servi et devenait un fardeau pour l’Etat; toute la mauvaise conscience de l’Occident pour le sort tragique de Ben Barka se focalisait sur le général qui avait très mauvaise presse et se sentait pris au piège: en exécutant Ben Barka, il avait fait le maximum; l’Etat ne pouvait rien attendre de plus de lui et avait désormais besoin d’autres hommes forts. Oufkir ne pensait avoir un avenir politique qu’au détriment de celui du Roi. Le coup d’Etat tenté en 1971 est la preuve que cette armée, pilier du régime, pouvait se montrer radicale dans son jugement au sujet de celui-ci. Parmi les motivations des putschistes: prévenir un coup d’Etat pro-nassérien ou bacthiste après le succès de Kadhafi; abattre un «régime corrompu»; crainte des généraux d’être mis à l’écart.
Ceux-ci voulaient également canaliser la frustration de l’armée à leur profit (mécontentement dû aux salaires très bas ; non-participation à la guerre de juin 1967 et défaite des Arabes); le succès du coup d’Etat libyen soulevait le problème d’une mainmise sur le pouvoir de la part d’un groupe de commandants ou de lieutenants-colonels. Les putschistes ne pouvaient pas organiser un contrôle de tout le territoire national même si les généraux tenaient de nombreuses régions militaires parce qu’il aurait fallu mettre au courant de nombreux officiers et le complot aurait été éventé. L’Etat policier empêcha donc un coup d’Etat militaire classique, mais vu qu’il était un Etat policier imparfait puisque l’armée jouissait d’une relative autonomie, une tentative du genre de celle de Skhirat ou de Kénitra ne pouvait pas être étouffée dans l’oeuf.
L’armée étant particulièrement surveillée, les partis bien infiltrés, la conspiration des généraux ne pouvait être que limitée : aucun complot ne pouvait atteindre la masse critique, en termes de nombre de soldats impliqués. Les cadets d’Ahermoumou, une école militaire isolée dans le Rif, sous le commandement du colonel Ababou, devaient fournir le fer de lance de l’attaque contre le palais de Skhirat. Mais il semble qu’une divergence de taille opposait le général Medbouh à son subalterne.
Alors que Medbouh voulait un coup d’Etat à l’égyptienne, sans effusion de sang, Ababou voulait supprimer le Roi et ceux qu’il jugeait être ses alliés. Les deux putschistes s’entretuèrent pour des raisons mal élucidées: ayant maîtrisé le Roi qui était accompagné en permanence par Oufkir, Medbouh voulait faire quitter le palais à Ababou en prélude à sa neutralisation ultérieure (grâce aux BLS d’Oufkir probablement). Ababou dut sentir la manoeuvre. Il semble que celui-ci demanda à Medbouh qu’il lui amenât le Roi, sans doute pour le tuer, ce qu’il refusa de faire.
A Skhirat, la lutte pour le pouvoir commença avant sa prise effective et on peut dire que la fragmentation de l’armée sauva le Roi ; jamais mouvement ne se saborda aussi vite : quelques heures après le début de l’attaque, les deux leaders apparents étaient morts. Oufkir jouait sur du velours parce qu’il savait qu’il y avait une liste de personnes à abattre et qu’il n’y figurait pas ; il savait aussi que le gros des troupes n’était pas impliqué dans le putsch et qu’avec ses BLS, il écraserait facilement les mutins. En cas d’échec ou de succès, Oufkir pouvait envisager l’après-putsch sans souci parce qu’avec son réseau policier et ses services secrets il aurait eu un avantage décisif sur les généraux.
Lorsqu’Oufkir sut que la tentative avait tourné court, il n’eut plus qu’à cueillir les autres conjurés, ce qu’il fit en un temps record, non sans avoir obtenu auparavant du Souverain une délégation de tous ses pouvoirs civils et militaires. On ne sait rien non plus à ce sujet : Oufkir était déjà ministre de l’Intérieur, avait-il besoin de cette délégation? Fallait-il suggérer aux autres généraux que les militaires étaient aux commandes, le temps de les capturer? Etait-ce une garantie exigée par Oufkir afin que le Monarque n’agît pas immédiatement contre lui ? En tout cas jamais personne ne fut aussi proche du pouvoir absolu au Maroc qu’Oufkir.
Ben Barka avait compris l’existence de cette potentialité dès 1962 et l’avait clairement soulignée; mais Hassan II ne redoutait que les militants socialistes. La plupart des analystes savaient qu’Oufkir était dans le coup et que le Roi savait aussi et qu’il y avait une course entre les deux hommes à qui éliminerait l’autre, mais quelque chose empêchait le Roi d’agir immédiatement contre Oufkir ; le désir de s’épargner un autre soubresaut après le traumatisme de 1971. La crainte d’une déstabilisation puisque après l’exécution des généraux, celle d’Oufkir qui était chef d’Etat-major et ministre de la Défense et qui venait d’être doté de tous les pouvoirs civils et militaires par le Roi, la situation aurait été incontrôlable.
A suivre