Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager

Dame Terre à la merci du virtuel


Mehdi Ouassat
Mardi 5 Octobre 2021

La panne qui a mis à nu notre affligeante addiction

"A l'immense communauté de personnes et d'entreprises du monde entier qui dépendent de nous: nous sommes désolés. Nous avons travaillé dur pour rétablir l'accès à nos applications et services et nous sommes heureux de vous annoncer qu'ils sont à nouveau en ligne". C'est à travers ces mots que le géant américain a annoncé le retour de l'ensemble de ses réseaux Facebook, WhatsApp et Instagram après une panne géante, inédite par sa durée et sa portée. Causée par un problème technique, elle constitue la panne la plus importante jamais observée par le site spécialisé «Downdetector» qui assure que «des milliards d'utilisateurs ont été affectés».
L’incident, qui a fait le bonheur de plusieurs concurrents, devrait également apporter de l'eau au moulin des détracteurs de Facebook, car il démontre son immense emprise sur la vie quotidienne de plus de 3,5 milliards de personnes (soit près de la moitié de la planète). Il intervient également dans un contexte critique pour la firme américaine qui traverse l'une des pires crises sur sa réputation.
La panne a, par ailleurs, rapidement alimenté les spéculations autour d'un potentiel piratage informatique ou d'une protestation interne. Aucune information ne permet néanmoins de penser qu'un acte de malveillance est à l'origine du problème, l'erreur de manipulation semblant l'hypothèse la plus probable soulevée mardi, quelques heures après le retour à la normale de Facebook. 

Les SMS ressuscités
La panne d'ampleur mondiale pourrait donc bien laisser des traces. Ces dernières heures, les applis de messagerie concurrentes de Whatsapp comme Telegram ou Signal ont vu les téléchargements et le nombre de nouveaux utilisateurs exploser. Telegram est notamment passée de la 56ème à la 5ème place des applications gratuites les plus téléchargées aux Etats-Unis, en un jour, selon le cabinet spécialisé Sensor Tower. «Les inscriptions sont en forte hausse sur Signal, bienvenue tout le monde», a aussi tweeté cette autre messagerie réputée pour son cryptage des données.
Face à la panne des messageries et des réseaux sociaux du groupe Facebook, de nombreuses personnes ont dû se tourner vers le bon vieux SMS. Certains y sont allés de leur mot d’humour et ont rivalisé de sarcasmes sur Twitter. «Pas mal ce truc «Messages» là sur le téléphone. On pensait que ça servait uniquement à recevoir les codes pour la carte bancaire», plaisante ainsi une internaute. «Après 8 ans sans les avoir utilisés, nous redécouvrons l’utilité des SMS», écrit une autre.
Si d’aucuns se plaignaient d'être coupés de leurs contacts, de leur source de revenu ou de leur outil de travail, certaines personnes comme Zineb, une jeune étudiante en médecine, dit vouloir profiter de la situation pour diminuer son temps d’écran et savourer la vie, loin des regards de ses followers. «En général, je crois que le monde serait meilleur si tout le monde ne savait pas ce que tous les autres font à tout instant du jour et de la nuit», ironise-t-elle.

Emprise totale sur la vie quotidienne
Sur les 7 milliards d'habitants sur terre, on compte un peu plus de 4 milliards d'internautes. En moyenne, les gens passent 3h par jour sur internet, dont 70 minutes sur les réseaux sociaux. Cependant cette moyenne explose chez les 15-26 ans et atteint 150 minutes d'utilisation par jour des différents réseaux sociaux.
Les jeunes sont particulièrement vulnérables et aptes à devenir dépendants de l’univers d’internet, et tout particulièrement des réseaux sociaux. Dans une phase de la vie où les contacts avec les pairs sont primordiaux pour se construire une identité sociale, les “Like” et les demandes d’amis deviennent un moyen pour affirmer et construire son identité dans un monde virtuel où on a l’impression de se sentir moins seul, entouré de reconnaissance par nos «amis», ce qui pousse les plus jeunes à passer de plus en plus de temps sur les réseaux sociaux. Selon Dr O.Redoine, «de nombreuses recherches ont démontré les effets néfastes des réseaux sociaux sur les adolescents». Il cite notamment une étude américaine qui a démontré que 32 % des adolescentes estiment que l’utilisation d’Instagram leur a donné une image plus négative de leur corps lorsqu’elles n’en étaient déjà pas satisfaites.
Ce psychiatre addictologue nous explique qu’il faut cependant demeurer prudent lorsqu’on parle de cyberdépendance, «car une personne qui passe énormément de temps sur les réseaux sociaux ne souffrira pas nécessairement de dépendance. N’empêche, il existe des signaux clairs et alarmants, comme le manque de sommeil et la diminution de la productivité».
Ce spécialiste qui explique également que toute dépendance avec ou sans substance (alcool, cannabis, jeux vidéo, sexe…) est connue pour altérer la lucidité, tient à rappeler que «des scientifiques de l’Université du Michigan (Etats-Unis) ont sélectionné 71 volontaires, chacun a renseigné par questionnaire son utilisation de Facebook et son sentiment lorsqu’il se connecte puis ferme l’onglet». «Chaque participant a ensuite passé le test de l’Iowa Gambling, habituellement utilisé par les psychologues pour évaluer la capacité à prendre une décision», dit-il. Et d’ajouter: «Résultats, les plus indécis étaient aussi ceux qui se connectent massivement à Facebook».
«Les consommateurs d’opioïdes, de cocaïne et d’amphétamines obtiennent les mêmes résultats : leur mécanisme de prise de décision est altéré de la même façon que les accros à Facebook», déclare notre interlocuteur. «Etant donné le nombre de personnes ultra-connectées sur les réseaux sociaux, il semble important de comprendre l’impact de cette vie numérique», affirme-t-il. «Certes, ces plateformes ont de nombreux bénéfices sur la vie des gens, mais elles représentent aussi une menace quand les usagers deviennent incapables de s’en séparer», conclut Dr O.Redoine.
Aujourd’hui davantage d’utilisateurs se rendent compte que le temps passé devant leurs écrans les empêche de s’investir ailleurs, comme le reconnaît Mourad, un jeune commerçant casablancais: “il suffit qu’il y ait une minute où on s’ennuie et on dévie directement sur les réseaux sociaux. Et on n’a plus forcément le temps de réfléchir, de penser, de découvrir de nouvelles activités”, dit-il.
Amina, étudiante en philosophie à la l’Université Hassan II de Casablanca, a quant à elle pris conscience de sa dépendance aux réseaux sociaux et a d'onc progressivement supprimé tous ses comptes Facebook, Instagram et compagnie. Elle nous raconte que ce processus de “denetworkisation” a été pour elle un acte de courage, car «cela nous demande de nous construire ailleurs que sur les réseaux sociaux», commente-t-elle.
Mourad et Amina ne sont pourtant pas les seuls à se remettre en question et s’auto-supprimer des plateformes sociales. Khalid, un jeune père de famille, l’a fait pour se libérer d’une charge mentale: «quand on reçoit un message, on est quelque part obligé d’y répondre, quand on n’y répond pas c’est mal perçu, et ça fait qu’on n’est jamais vraiment coupé», affirme-t-il.

Le profit plutôt que la sûreté
Ancienne ingénieure chef de produit chez Facebook, Frances Haugen a fait fuiter de nombreux documents internes et a accusé le groupe Facebook de choisir le profit plutôt que la sûreté de ses utilisateurs, dans un entretien diffusé par la chaîne CBS dimanche. Avant son départ de l'entreprise, en mai, Frances Haugen avait emporté avec elle de nombreux documents issus de recherches internes à l'entreprise et les a confiés notamment au Wall Street Journal.
Dans un article publié mi-septembre, le quotidien a révélé, sur la base de ces informations, que l'entreprise effectuait des recherches sur son réseau social Instagram depuis trois ans pour en déterminer les effets sur les adolescents. Les études évoquent notamment les liens entre le mythe du corps féminin idéal véhiculé par de nombreux contenus sur les réseaux et les risques pour la santé mentale des adolescentes complexées.
La lanceuse d'alerte est aussi revenue sur le scrutin présidentiel américain de novembre 2020, quand Facebook avait modifié ses algorithmes pour réduire la diffusion de fausses informations. Mais selon Frances Haugen, "dès que l'élection a été terminée", le groupe les a reconfigurés comme avant, "pour donner la priorité à la croissance plutôt qu'à la sûreté", a-t-elle soutenu dans son entretien à l'émission "60 Minutes", sur CBS.
Elle doit être interrogée mardi par les élus américains lors d'une audition consacrée à l'impact de Facebook et Instagram sur les jeunes utilisateurs, une semaine après une longue séance de questions des sénateurs adressées à Antigone Davis, responsable de la sécurité et de l'enfance au sein de la firme. 

​Grosse boulette lors d’ une maintenance ?

Pour Facebook, déjà sous le feu des critiques, aux Etats-Unis, ce bug mondial est un fâcheux contretemps. Toute la nuit, le groupe a dû gérer une véritable situation de crise avec un bug à l'échelle mondiale qu'il a fallu résoudre. Selon le site américain spécialisé The Verge, il a même fallu une intervention d'urgence dans l'un des data centers du groupe pour tenter de résoudre le problème. "Les ingénieurs de Facebook ont été envoyés dans l'un de ses principaux centres de données américains en Californie pour restaurer le service, ce qui signifie que le correctif ne pouvait pas être effectué à distance", souligne ainsi le média américain dans son enquête sur l'origine du bug.
Si l'on se fie aux données du site Downdetector qui recense les problèmes touchant les services Internet mais aussi les fournisseurs d'accès, la panne de Facebook a débuté lundi 4 octobre, peu après 17h heures marocaine, avec un pic à partir de 18h. A 23h30, le site indiquait encore plusieurs milliers de rapports d'erreurs. La coupure aura donc été particulièrement longue, impactant l'ensemble des services sur une durée de 6 à 7 heures au total. Le retour officiel à la normale a été annoncé à 00h30.
Outre son ampleur, cette panne de Facebook, d'Instagram et de Whatsapp aura donc été inédite par sa durée. Il est rare que les apps de Facebook soient down pendant une période aussi longue. Il faut remonter à 2019 pour retrouver une panne comparable. A l'époque, les applications internes de Facebook avaient cessé de fonctionner à la suite d'un différend avec Apple qui avait interrompu certaines fonctionnalités des applications sur l'iPhone. Plus récemment, deux pannes ont aussi eu lieu, le 19 puis le 25mars 2021 dans la matinée, rendant les connexions aux sites impossibles, mais durant près d'une heure seulement.
Facebook a indiqué qu'un «changement dans la configuration» des routeurs du cœur de son réseau (backbone) «qui coordonnent le trafic entre nos data centers a provoqué un problème qui a interrompu les communications. Cela a perturbé le trafic et a eu un effet boule de neige sur la façon dont nos data centers communiquent, mettant tous nos services à l'arrêt».
Le directeur technique du géant de la distribution du contenu CloudFlare explique que des changements au niveau du protocole BGP (Border Gateway Protocol) ont été détectés juste avant l’apocalypse, vers 16h45 (heure du Maroc). Il semble que les routes qui permettent d’aiguiller le trafic Internet aient été «retirées» par Facebook. Le patron de Cloudflare, Matthew Prince, juge, lui, qu’il s’agit a priori d’une erreur de maintenance.
 


Lu 981 fois

Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.

Actualité | Dossiers du weekend | Spécial élections | Les cancres de la campagne | Libé + Eté | Spécial Eté | Rétrospective 2010 | Monde | Société | Régions | Horizons | Economie | Culture | Sport | Ecume du jour | Entretien | Archives | Vidéo | Expresso | En toute Libé | USFP | People | Editorial | Post Scriptum | Billet | Rebonds | Vu d'ici | Scalpel | Chronique littéraire | Billet | Portrait | Au jour le jour | Edito | Sur le vif | RETROSPECTIVE 2020 | RETROSPECTIVE ECO 2020 | RETROSPECTIVE USFP 2020 | RETROSPECTIVE SPORT 2020 | RETROSPECTIVE CULTURE 2020 | RETROSPECTIVE SOCIETE 2020 | RETROSPECTIVE MONDE 2020 | Videos USFP | Economie_Zoom | Economie_Automobile







L M M J V S D
1 2 3 4 5 6 7
8 9 10 11 12 13 14
15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28
29 30          





Flux RSS
p