
Dans les Ecrits sur l’Art 2, publié par les éditions Gallimard, Charles Baudelaire (1821-1867) rend hommage à Eugène Delacroix (1798-1863), qu’il admirait comme un génie, et dont il dit qu’il dispose d’une une “grande âme” (1971, p.285).
Le plus important, selon Baudelaire, n’était pas de faire « une analyse détaillée des œuvres de Delacroix » (p. 285), mais de chercher simplement « la qualité caractéristique du génie de Delacroix et d’essayer de la définir ; de chercher en quoi il diffère de ses plus illustres devanciers, tout en les égalant ; de montrer enfin, autant que la parole écrite le permet, l’art magique grâce auquel il a pu traduire la parole par des images plastiques plus vives et plus approximatives que celles d’aucun créateur de même profession, _ en un mot, de quelle spécialité la Providence avait chargé Eugène Delacroix dans le développement historique de la Peinture » (p. 286).
Au fond, la peinture a quelque chose de plus fort, et les peintres s’assignent pour tâche d’exprimer sa grandeur. Chaque peintre a sans doute sa propre qualité : Rubens, “le peintre de la joie”, Raphaël, celui de “l’ordre eurythmique”, Véronèse, “la couleur paradisiaque”, David, “la sévérité austère”, Lebrun, “la faconde dramatique”. Or, c’est Delacroix qui a réussi à aller au-delà dans la mesure où il a atteint la complétude en art, voire la plénitude d’un style, qui est le sien. La perfection à laquelle il a donné forme à travers ses toiles laisse indubitablement l’observateur abasourdi. Selon Baudelaire, le mérite de Delacroix, et c’est là probablement son génie, c’est d’avoir dit en peignant le “je ne sais quoi de mystérieux”, qui interpelle également le littérateur et le musicien. « C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, _ observez-le bien, monsieur, _ sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné» (p. 288). Bien plus, notons qu’il y a là la question de la mémoire, approchée en tant qu’art mnémonique, que Baudelaire qualifie de « mnémotechnie », sa peinture se veut grande et universelle.
La pluralité quant au niveau de la connaissance était ce qui permettait à Delacroix de devancer ses contemporains. Il connaît beaucoup, ne se limitant pas à son domaine, il cherchait le savoir venu d’ailleurs : « Eugène Delacroix aimait tout, savait tout peindre, et savait goûter tous les genres de talents. C’était l’esprit le plus ouvert à toutes les notions et à toutes les impressions, le jouisseur le plus éclectique et le plus impartial » (p. 290).
Or, s’il y a un point fort qui le distinguait, c’est bel bien la poésie, “grand liseur” (p. 290), Delacroix était de ces peintres-poètes qui, prenant conscience de la relation indissociable entre les mots et les signes, lisait sans cesse les poètes, auxquels il emprunte « des images grandioses et rapidement définies, des tableaux tout faits, pour ainsi dire » (p. 290). En cela, cet intérêt porté aux poètes l’a amené à rivaliser avec eux, à sa manière, c’est-à-dire, en les traduisant en peintre : « Delacroix fut le traducteur émouvant de Shakspeare, de Dante, de Byron et d’Arioste » (p. 290).
Par ailleurs, qu’est-ce que Delacroix cherche à enseigner à travers sa peinture ?
Disons que l’enseignement qu’exprime Delacroix est la passion elle-même, sachant bien qu’il « était passionnément amoureux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible » (p. 291), celle-ci étant, pour le moins, quelque chose de difficile, que finissent par obtenir les génies : « Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en passant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire, et qui trouvent une nourriture suffisante dans les œuvres lâches, molles, imparfaites » (p. 291).
Baudelaire en est venu à une conclusion critique, et ce en comparant le dictionnaire avec la nature. Un artiste qui copie la nature n’a pas d’imagination dans la mesure où la nature n’est qu’une représentation du dictionnaire, de là en résultent la facilité et la banalité. En copiant la nature, on manque la chose la plus essentielle qui soit : sentir et penser.
Ce qui caractérisait le style de Delacroix, ajoute Baudelaire, c’est la concision, cette qualité rare qu’ont les gens, ou les héros, les mieux concentrés, ainsi que nous l’apprenons du moraliste Emerson : « Le héros est celui-là qui est immuablement concentré ». Dans les arts, comme dans la littérature, il en va ainsi. Cela explique pourquoi Delacroix a une admiration pour les écrivains concis et concentrés, les mieux à même d’imiter les mouvements rapides de la pensée, Montesquieu par exemple.
Et, bien sûr, il y a son rapport au secret, au silence, ce avec quoi il entretient une relation très intime, fondée sur la passion : « Comme d’autres cherchent le secret pour la débauche, il cherche le secret pour l’inspiration, et il s’y livrait à de véritables ribotes de travail » (p. 313). Fou de son art, son art devient fou de lui. Lui étant fidèle, Delacroix, comme de ces génies qui ne cèdent pas au sentimentalisme en vogue, reste prudent.
« Les femmes sentimentales et précieuses seront peut-être choquées d’apprendre que, semblable à Michel-Ange (rappelez-vous la fin d’un de ses sonnets : « Sculpture ! divine sculpture, tu es ma seule amante ! »), Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté » (p. 321).
La femme, bien entendu, était au cœur de son travail, mais il la prend pour « un objet d’art désobéissant et troublant » (p. 322). On dirait que Delacroix voulait comprendre la femme en travaillant à sa peinture. La femme n’est plus un objet de beauté, mais elle devient un objet de réflexion.
Et, comme ces génies-poètes, les véritables, sincères, seuls contre tous, assumant pleinement leur solitude, Delacroix était contre tous, cherchant par-dessus tout à être soi-même : «On peut dire que toute la société est en guerre contre lui. Nous avons pu vérifier le cas plus d’une fois. Sa politesse, on l’appelle froideur ; son ironie, si mitigée qu’elle soit, méchanceté ; son économie, avarice » (pp. 324-325).
Sur ce, et il y a de quoi, Baudelaire nous renvoie à Stendhal, qui a évoqué la question de façon minutieuse : « L’homme d’esprit doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne ; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c’est un misérable ».
Son stoïcisme fait de lui un homme vertueux, se contentant du nécessaire, économe, et non avare, il se trace un chemin de la sagesse.
Baudelaire est fasciné par la vie du peintre autant que par sa Peinture, et on peut dire avant de lui donner le dernier mot, qu’en parlant de Delacroix de la manière dont il en parle, c’est à vrai dire, jusqu’à un certain point, Baudelaire qui nous parle de lui-même. Terminons donc sur ce bel hommage :
« Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur, d’avoir bien voulu me laisser dire librement tout ce que me suggérait le souvenir d’un des rares génies de notre malheureux siècle, _ si pauvre et si riche à la fois, tantôt trop exigeant, tantôt trop indulgent, et souvent trop injuste » (p. 326).
Par Najib Allioui
Le plus important, selon Baudelaire, n’était pas de faire « une analyse détaillée des œuvres de Delacroix » (p. 285), mais de chercher simplement « la qualité caractéristique du génie de Delacroix et d’essayer de la définir ; de chercher en quoi il diffère de ses plus illustres devanciers, tout en les égalant ; de montrer enfin, autant que la parole écrite le permet, l’art magique grâce auquel il a pu traduire la parole par des images plastiques plus vives et plus approximatives que celles d’aucun créateur de même profession, _ en un mot, de quelle spécialité la Providence avait chargé Eugène Delacroix dans le développement historique de la Peinture » (p. 286).
Au fond, la peinture a quelque chose de plus fort, et les peintres s’assignent pour tâche d’exprimer sa grandeur. Chaque peintre a sans doute sa propre qualité : Rubens, “le peintre de la joie”, Raphaël, celui de “l’ordre eurythmique”, Véronèse, “la couleur paradisiaque”, David, “la sévérité austère”, Lebrun, “la faconde dramatique”. Or, c’est Delacroix qui a réussi à aller au-delà dans la mesure où il a atteint la complétude en art, voire la plénitude d’un style, qui est le sien. La perfection à laquelle il a donné forme à travers ses toiles laisse indubitablement l’observateur abasourdi. Selon Baudelaire, le mérite de Delacroix, et c’est là probablement son génie, c’est d’avoir dit en peignant le “je ne sais quoi de mystérieux”, qui interpelle également le littérateur et le musicien. « C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, _ observez-le bien, monsieur, _ sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné» (p. 288). Bien plus, notons qu’il y a là la question de la mémoire, approchée en tant qu’art mnémonique, que Baudelaire qualifie de « mnémotechnie », sa peinture se veut grande et universelle.
La pluralité quant au niveau de la connaissance était ce qui permettait à Delacroix de devancer ses contemporains. Il connaît beaucoup, ne se limitant pas à son domaine, il cherchait le savoir venu d’ailleurs : « Eugène Delacroix aimait tout, savait tout peindre, et savait goûter tous les genres de talents. C’était l’esprit le plus ouvert à toutes les notions et à toutes les impressions, le jouisseur le plus éclectique et le plus impartial » (p. 290).
Or, s’il y a un point fort qui le distinguait, c’est bel bien la poésie, “grand liseur” (p. 290), Delacroix était de ces peintres-poètes qui, prenant conscience de la relation indissociable entre les mots et les signes, lisait sans cesse les poètes, auxquels il emprunte « des images grandioses et rapidement définies, des tableaux tout faits, pour ainsi dire » (p. 290). En cela, cet intérêt porté aux poètes l’a amené à rivaliser avec eux, à sa manière, c’est-à-dire, en les traduisant en peintre : « Delacroix fut le traducteur émouvant de Shakspeare, de Dante, de Byron et d’Arioste » (p. 290).
Par ailleurs, qu’est-ce que Delacroix cherche à enseigner à travers sa peinture ?
Disons que l’enseignement qu’exprime Delacroix est la passion elle-même, sachant bien qu’il « était passionnément amoureux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible » (p. 291), celle-ci étant, pour le moins, quelque chose de difficile, que finissent par obtenir les génies : « Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en passant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire, et qui trouvent une nourriture suffisante dans les œuvres lâches, molles, imparfaites » (p. 291).
Baudelaire en est venu à une conclusion critique, et ce en comparant le dictionnaire avec la nature. Un artiste qui copie la nature n’a pas d’imagination dans la mesure où la nature n’est qu’une représentation du dictionnaire, de là en résultent la facilité et la banalité. En copiant la nature, on manque la chose la plus essentielle qui soit : sentir et penser.
Ce qui caractérisait le style de Delacroix, ajoute Baudelaire, c’est la concision, cette qualité rare qu’ont les gens, ou les héros, les mieux concentrés, ainsi que nous l’apprenons du moraliste Emerson : « Le héros est celui-là qui est immuablement concentré ». Dans les arts, comme dans la littérature, il en va ainsi. Cela explique pourquoi Delacroix a une admiration pour les écrivains concis et concentrés, les mieux à même d’imiter les mouvements rapides de la pensée, Montesquieu par exemple.
Et, bien sûr, il y a son rapport au secret, au silence, ce avec quoi il entretient une relation très intime, fondée sur la passion : « Comme d’autres cherchent le secret pour la débauche, il cherche le secret pour l’inspiration, et il s’y livrait à de véritables ribotes de travail » (p. 313). Fou de son art, son art devient fou de lui. Lui étant fidèle, Delacroix, comme de ces génies qui ne cèdent pas au sentimentalisme en vogue, reste prudent.
« Les femmes sentimentales et précieuses seront peut-être choquées d’apprendre que, semblable à Michel-Ange (rappelez-vous la fin d’un de ses sonnets : « Sculpture ! divine sculpture, tu es ma seule amante ! »), Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté » (p. 321).
La femme, bien entendu, était au cœur de son travail, mais il la prend pour « un objet d’art désobéissant et troublant » (p. 322). On dirait que Delacroix voulait comprendre la femme en travaillant à sa peinture. La femme n’est plus un objet de beauté, mais elle devient un objet de réflexion.
Et, comme ces génies-poètes, les véritables, sincères, seuls contre tous, assumant pleinement leur solitude, Delacroix était contre tous, cherchant par-dessus tout à être soi-même : «On peut dire que toute la société est en guerre contre lui. Nous avons pu vérifier le cas plus d’une fois. Sa politesse, on l’appelle froideur ; son ironie, si mitigée qu’elle soit, méchanceté ; son économie, avarice » (pp. 324-325).
Sur ce, et il y a de quoi, Baudelaire nous renvoie à Stendhal, qui a évoqué la question de façon minutieuse : « L’homme d’esprit doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne ; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c’est un misérable ».
Son stoïcisme fait de lui un homme vertueux, se contentant du nécessaire, économe, et non avare, il se trace un chemin de la sagesse.
Baudelaire est fasciné par la vie du peintre autant que par sa Peinture, et on peut dire avant de lui donner le dernier mot, qu’en parlant de Delacroix de la manière dont il en parle, c’est à vrai dire, jusqu’à un certain point, Baudelaire qui nous parle de lui-même. Terminons donc sur ce bel hommage :
« Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur, d’avoir bien voulu me laisser dire librement tout ce que me suggérait le souvenir d’un des rares génies de notre malheureux siècle, _ si pauvre et si riche à la fois, tantôt trop exigeant, tantôt trop indulgent, et souvent trop injuste » (p. 326).
Par Najib Allioui