Développement : Et si la raison ne suffisait plus ?

Le retour des invisibles : mythe, identité et transcendance


Abderrazak Hamzaoui
Mardi 1 Juillet 2025

Développement : Et si la raison ne suffisait plus ?
On l’a longtemps cru suffisant : bâtir des routes, dresser des usines, connecter les flux. Déployer une infrastructure solide comme squelette d’un avenir prospère. Installer, çà et là, des plateformes industrielles intégrées, dans l’espoir qu’elles deviennent les poumons d’une économie régénérée. Autour, faire graviter des clients de plus en plus exigeants, des fournisseurs aussi vifs qu’un claquement de doigt, des institutions qui promettent, sur le papier, un cadre transparent, souple, juste – la promesse d’une concurrence rude, certes, mais loyale, presque chevaleresque. Et pour soutenir cet édifice, on a pensé aux écoles. Aux instituts. Aux centres de formation qu’on a chargés d’une lourde tâche : produire des compétences. Et plus encore, les faire évoluer, les faire respirer à la cadence des marchés. Ce modèle commence à s’essouffler.
 
• A la périphérie du chaos, un dialogue entre fragilité et génie
 
Ce modèle, appelons-le le développement du premier degré. Celui qui trace ses lignes avec des règles simples : construire, connecter, former. Il a fait ses preuves. Il est palpable, mesurable, rassurant. Il coche toutes les cases des manuels. Accessible à tous ceux qui veulent bien le suivre à la lettre. Mais voilà le paradoxe : plus la transition s’impose – écologique, numérique, sociale – plus ce développement linéaire montre ses limites. Il vacille non par faiblesse, mais par rigidité. Il avance, oui, mais comme une machine programmée, incapable de bifurquer quand le monde, lui, change de cap. Car dans les moments de bascule, ce ne sont pas les routes mais les récits qui tiennent. Ce ne sont pas les plateformes mais les visions partagées qui impulsent. Ce ne sont pas les institutions rigides mais les intelligences adaptatives qui éclairent. Le vrai défi commence là : dans la capacité à insuffler une âme au squelette. A faire du développement une aventure collective et non une mécanique froide. A passer du premier degré au second souffle.

Il fut un temps où le monde semblait stable, prévisible, presque linéaire dans ses soubresauts. Mais ce temps s’est effondré dans un fracas discret. Aujourd’hui, l’environnement ne change plus : il tourbillonne. Les certitudes s’érodent. Les équilibres s’effacent. Les défis ne surgissent plus de loin en loin — ils se succèdent, se superposent, se renforcent. Les crises ne sont plus des anomalies, elles deviennent la trame même du réel. Ce qui était exceptionnel devient la norme. Et dans ce théâtre mouvant, chaque structure, chaque organisation, chaque rêve un peu trop ancré se trouve ébranlé. Dans cette danse des désordres, un impératif s’impose : s’adapter ou s’éteindre. Les écosystèmes naturels, ces maîtres silencieux, nous offrent depuis toujours cette leçon d’une sobriété poignante. Ils ne résistent pas au changement, ils l’embrassent. Ils ne cherchent pas à figer l’ordre, ils inventent de nouveaux équilibres. A la périphérie du chaos, ils réinventent la vie, encore et encore, dans un dialogue entre fragilité et génie.
 
•A la recherche d’une transmutation et pas une rupture avec le passé
 
Mais qu’en est-il de nous ? Qu’en est-il de ces organisations humaines figées dans leurs routines, pétrifiées par leurs certitudes passées ? Face à des défis sans précédent, les solutions d’hier deviennent des reliques. Les anciennes recettes, si rassurantes, ne nourrissent plus rien. Et c’est alors que surgit une vérité crue : seule l’audace d’une pensée qui dévie, d’un geste qui casse les lignes, peut ouvrir un passage. Dans ces moments, ce n’est pas la logique qui sauve. C’est l’irrationnel. Pas l’irrationnel fou, désordonné, mais celui qui ose l’impensé. Celui qui brise le miroir sans renier le reflet. Celui qui fait une discontinuité sans renier la continuité. Il faut alors puiser dans cette force-là : la force de l’intuition, du symbolique, de la création pure, celle qui ne répond à aucun cahier des charges mais éclaire des chemins invisibles. Ce n’est pas une rupture avec le passé, c’est une transmutation. Ce n’est pas un rejet, mais une mue. Car survivre aujourd’hui ne suffit plus : il faut se métamorphoser. Et pour cela, il faut parfois s’autoriser à ne plus tout comprendre, à écouter ce qui n’a pas de forme, à suivre des idées qui ne rassurent pas mais qui réveillent. Car dans ce monde qui tangue, la seule boussole fiable, c’est peut-être celle que l’on porte au fond de soi : celle qui se réveille quand le connu devient inutile.

Il est des instants où la raison ne suffit plus. Où les calculs peinent à capter l’essentiel. Où les tableaux de bord clignotent sans direction claire. Dans ces moments-là, c’est l’irrationalité — cette flamme indocile — qui devient le souffle capable d’ouvrir un passage. Elle dérange, elle bouscule, elle désoriente. Mais elle a ce pouvoir rare : faire sortir du commun, désancrer les esprits des sentiers battus, et les projeter vers des possibles encore inimaginés. Mais attention. Car l’irrationnel livré à lui-même peut devenir chaos. Pour qu’il éclaire sans brûler, il faut lui offrir un socle, un point d’ancrage invisible. Et ce socle, les peuples sages le connaissent depuis la nuit des temps : c’est le mythe collectif. Ce récit plus grand que soi, qui ne se démontre pas, mais qui mobilise. Qui ne s’explique pas, mais qui unit. Le mythe n’est pas mensonge, il est énergie. Il est la forme que prend l’irrationnel pour devenir moteur, feu sacré, adhésion organique.

L’histoire humaine en regorge. A chaque fois que les fondations tremblent, que les repères vacillent, les peuples renaissent non pas en empilant des plans d’action, mais en retournant à leur source vive. A cette part d’eux-mêmes qui les précède, qui les dépasse et qui pourtant les habite. C’est dans les tempêtes que les identités profondes s’éveillent. Et ce réveil n’est pas nostalgie, il est propulsion. Au Maroc, nous connaissons cela intimement. Nous avons goûté à cette alchimie du mythe et du peuple. Deux moments phares en témoignent, deux éclats de transcendance partagée : la Révolution du Roi et du Peuple, et la Marche Verte.

Ces instants-là n’étaient pas seulement politiques. Ils étaient symboliques, presque sacrés. Le peuple tout entier, comme un seul corps, un seul cœur, un seul souffle, s’est levé. Pas par obéissance, mais par foi. Pas par contrainte, mais par appel intérieur. Car ces récits touchaient une corde profonde, celle de l’appartenance, de la dignité, de la transmission.

Ces moments ne s’expliquent pas, ils se vivent. Et dans un monde en crise perpétuelle, ils nous rappellent que le plus précieux levier de transformation n’est ni une technologie, ni un budget, ni une stratégie. C’est un récit commun. Un mythe qui nous parle, non à l’oreille, mais à l’âme. Un mythe qui nous invite non pas à revenir en arrière, mais à marcher ensemble, plus haut, plus loin, plus vrai.
 
•     Le chemin du développement avance en spirale, en secousses et en éclats
 
Le chemin du développement, on voudrait tant qu’il soit droit, prévisible, une trajectoire propre tracée à la règle. Mais le réel, lui, avance autrement. Il avance en spirale, en secousses, en éclats. Il trébuche parfois, bondit soudainement, revient sur ses pas pour mieux sauter. Le développement n’est pas une ligne droite. Il est une respiration longue, faite d’alternances, d’hésitations, de métamorphoses. Dans les temps de stabilité, la rationalité prend la main. Elle est l’outil de l’artisan, la boussole du bâtisseur. C’est là qu’on affine les compétences, qu’on peaufine les systèmes, qu’on construit pierre après pierre l’édifice des capacités. Le progrès s’y mesure, s’y enseigne, s’y réplique. L’effort y est constant, l’apprentissage linéaire. C’est le royaume de la méthode. Mais lorsque le sol se dérobe, que les repères s’effacent, que l’avenir n’a plus la forme du passé — alors, un autre souffle est requis. Ce n’est plus la raison seule qui sauve, mais l’élan. L’irrationalité, cette force mal-aimée, redevient précieuse. Pas l’irrationalité débridée, mais celle qui est enracinée. Celle qui tire sa puissance d’un socle identitaire profond, d’un mythe partagé, d’un feu ancien qui continue de brûler dans les cœurs.  C’est dans ces instants de rupture que les peuples cherchent leur Nord dans les étoiles de leur mémoire. Ils retournent à l’histoire vive, à ces récits collectifs qui transcendent les générations. Des récits qui disent qui ils sont, d’où ils viennent, et pourquoi ils ne peuvent pas s’effondrer. Ce retour n’est pas un recul. C’est un saut. Une propulsion. Un ancrage qui donne de l’altitude.

Un développement soutenu, pérenne, n’avance donc pas sur une seule jambe. Il doit marcher sur deux pieds : celui de la compétence, forgée patiemment, et celui de l’irrationnel sacré, porté par le mythe collectif. Le premier donne la stabilité, le second l’élan. Le premier bâtit, le second inspire. L’un structure, l’autre élève. Et c’est seulement lorsque ces deux forces dansent ensemble — la tête et le cœur, la technique et la transcendance — que l’on cesse de simplement se développer. On commence à s’accomplir.

Par Abderrazak Hamzaoui  
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net


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