Trump et la fin de l'hégémonie américaine


Joseph E. Stiglitz
Mercredi 17 Décembre 2025

Trump et la fin de l'hégémonie américaine
Il est presque devenu habituel de terminer chaque année en parlant de « polycrise » et en reconnaissant la difficulté d’anticiper un avenir qui semble lourd de risques de nouvelles guerres, de pandémies, de crises financières et de catastrophes climatiques. Pourtant, 2025 a ajouté un ingrédient particulièrement toxique à ce mélange : le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump, dont les politiques erratiques et illégales ont déjà bouleversé l’ère de la mondialisation d’après-guerre. Face à tant de chaos et d’incertitude, pouvons-nous affirmer avec certitude où vont les économies américaine et mondiale ?

Une chose est sûre, c’est que l’économie américaine ne se porte pas aussi bien que Trump, l'éternel escroc, voudrait nous le faire croire. La création d’emplois est pratiquement au point mort, ce qui n’est pas surprenant étant donné que Trump a semé l’incertitude et affaibli l’économie à un degré sans précédent.

Du côté de l’offre, sa politique la plus pernicieuse a été l’attaque frontale contre les travailleurs immigrés (et plus largement contre les travailleurs américains à la peau foncée). Les expulsions massives menées par l’administration – effectuées par des agents masqués de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) qui arrêtent les gens dans la rue – ont détruit la source la plus importante de main-d'œuvre supplémentaire à un moment où la main-d’œuvre nationale est en déclin. Cela concerne tout le monde, car non seulement les Américains dépendent des immigrants dans des secteurs allant de l’agriculture et de la construction à l’hôtellerie et aux soins, mais ces immigrants sont également une source de demande. Or, aujourd’hui, de nombreux Américains de couleur, même citoyens américains, ont peur de quitter leur domicile, de crainte d’être enlevés et brutalisés par l’ICE.

Les effets négatifs des coupes budgétaires aveugles de Trump se sont également répercutés sur l’ensemble de l’économie. Les contractions budgétaires ont des effets multiplicateurs, tout comme les expansions, et dans le contexte actuel, les coûts ont été amplifiés par la nature erratique du processus. L’approche incompétente et brutale de l’administration a semé une incertitude encore plus profonde et incité les entreprises et les consommateurs à adopter un comportement prudent.

Les droits de douane de Trump – qu’ils soient prélevés ou brandis comme une menace – et les autres politiques inconstantes doivent être reconnus pour ce qu’ils sont : un choc majeur sur l’offre économique. Ils ont inutilement ajouté de l’incertitude aux coûts de production et aux prix payés par les consommateurs lorsqu’ils font leurs achats, rendant impossible toute planification sérieuse à long terme pour les entreprises.

Et ce ne sont là que des effets à court terme. Les perspectives à long terme de l’économie américaine semblent encore plus sombres, tout cela à cause de Trump. Après tout, l’avantage comparatif des Etats-Unis a toujours reposé sur la technologie et l’enseignement supérieur sans entraves. En s’attaquant à la recherche et en essayant de priver les universités de fonds fédéraux à moins qu’elles ne se plient à ses exigences, Trump tire une balle dans le pied de l’économie américaine.

Comme l’ont souligné de nombreux lauréats du prix Nobel d’économie, la « richesse des nations » réside dans les institutions, notamment dans l’Etat de droit. Trump bafoue cependant l'Etat de droit et le remplace par un régime extorqueur de transactions (et d'auto-transactions), dans lequel les faveurs du gouvernement (comme les licences d'exportation pour Nvidia ou les subventions pour Intel) sont accordées en échange de participations dans les bénéfices futurs de l'entreprise. Bien sûr, avec le temps, les cibles d’extorsion de Trump vont se réduire. Ayant pris conscience du danger de dépendre des Etats-Unis, de nombreux pays recherchent déjà de nouveaux accords commerciaux.
 
L’avenir d’une illusion
 
Pourquoi, alors, le PIB continue-t-il de croître (même si pas aussi fortement que sous la présidence de Joe Biden), le marché boursier atteint-il de nouveaux sommets et l'inflation reste-t-elle inférieure aux niveaux annoncés par les critiques ? Il existe plusieurs explications à cette vigueur apparente. En ce qui concerne le marché boursier, le boom est en réalité très limité, se concentrant principalement sur une poignée de géants technologiques : Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla.

Et pourtant, les valorisations de ces entreprises reflètent des attentes de profits monopolistiques à long terme qui pourraient ne jamais se concrétiser. (Cela est particulièrement vrai pour Tesla, en raison du soutien apporté par Elon Musk à Donald Trump, qui a aliéné de nombreux consommateurs) Je fais partie des nombreux commentateurs qui considèrent les valorisations actuelles comme le produit d’une bulle, qui a soutenu non seulement le marché boursier, mais aussi l’ensemble de l’économie. Les dépenses d’investissement massives dans l’IA ont compensé la faiblesse du reste de l’économie. Comme toutes les bulles de ce type, celle-ci finira toutefois par éclater. Personne ne sait exactement quand, mais avec une économie qui repose en grande partie sur un seul secteur, l’effondrement sera inévitablement ressenti à grande échelle.

Pire encore, si l’IA réussit, comme le prévoient ses défenseurs, cela pourrait être le signe avant-coureur d’autres problèmes graves, car cette technologie risquerait alors de remplacer de nombreux travailleurs et d’aggraver encore les inégalités. Si l’on ajoute à cela la réduction des effectifs de l’administration publique exigée par les pseudo-libertaires technologiques de la Silicon Valley, on ne peut que se demander ce qui soutiendra l’économie américaine dans les années à venir.

Quant à l’inflation, il existe une explication simple au fait qu’elle n’ait pas encore augmenté de manière significative. Tout d’abord, les droits de douane imposés par Trump ne sont généralement pas aussi élevés qu’il l’avait initialement annoncé (même si les droits punitifs de 50% imposés à l’Inde, un pays que les Etats-Unis considéraient comme un allié avant le retour de Trump, sont d’une brutalité choquante). De plus, les effets des droits de douane se font souvent sentir avec un long décalage. De nombreuses entreprises ont évité d’augmenter leurs prix jusqu’à ce qu’elles voient ce que leurs concurrents allaient faire, et certaines n’augmenteront pas leurs prix tant que les stocks de marchandises achetées avant l’instauration des droits de douane ne seront pas épuisés. Si les droits de douane annoncés par Trump contre la Chine étaient cependant effectivement imposés, ce serait une autre histoire. En réalité, l’effondrement des chaînes d’approvisionnement pourrait entraîner des hausses de prix supérieures aux droits de douane eux-mêmes.

Cela m’amène à la question cruciale : quel pays accepterait volontairement de se soumettre aux caprices d’un roi fou ? Ce n’est pas comme si les Etats-Unis avaient la mainmise sur l’approvisionnement en minéraux essentiels ou en terres rares, sans lesquels l’ère industrielle moderne s’effondrerait. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas d’autres marchés ailleurs. La loi de l’offre et de la demande fonctionne tout aussi bien sans les Etats-Unis qu’avec eux.

Comme nous l’ont enseigné Adam Smith et David Ricardo, la croissance économique repose sur l’exploitation des avantages comparatifs et des économies d’échelle. Comme Trump (et le président russe Vladimir Poutine) nous l’ont toutefois appris, s’appuyer sur des partenaires commerciaux peu fiables peut être extrêmement désavantageux. De plus, les Etats-Unis ne sont plus aussi importants qu’auparavant. Ils représentent désormais moins de 10% des exportations mondiales. Si les bénéfices de certaines entreprises souffriront dans une économie mondiale post-américaine, d’autres en tireront profit. Si certains travailleurs devront trouver un autre emploi, d'autres verront leurs compétences de nouveau recherchées.

Certes, le court terme ne sera pas facile. Dans la nouvelle économie mondiale qui émergera à plus long terme, les Etats-Unis auront cependant perdu leur hégémonie. C’est vers cela que nous nous dirigeons alors que nous entamons notre deuxième année à la merci des caprices d’un président déséquilibré. La transition a déjà commencé, et même si la croissance mondiale en souffrira, la douleur sera peut-être moins forte que beaucoup ne le craignent. En Europe, par exemple, les investissements dans le réarmement – autre conséquence des politiques autodestructrices de Trump – donneront un coup de fouet à l’économie.

Le moment décisif viendra peut-être avec les élections de mi-mandat américaines de novembre 2026. Des élections qui ne seraient pas aussi libres et équitables que ce que l’on attendrait d’une véritable démocratie (comme beaucoup le craignent) marqueraient un tournant sombre. Mais si le mécontentement croissant à l’égard de la gestion économique de Trump et la dérive autoritaire du pays conduisent les démocrates à reconquérir au moins une chambre du Congrès, cela marquera un tournant dans l’autre sens. Dans tous les cas, les Etats-Unis et le monde entier devront encore faire face à au moins deux années d’incompétence économique et d’incertitude.

Par Joseph E. Stiglitz
Prix Nobel d'économie 


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