Seule la destruction créatrice stimulera la compétitivité européenne


Philippe Aghion
Vendredi 12 Décembre 2025

Seule la destruction créatrice stimulera la compétitivité européenne
Si les débats sur l’essoufflement des perspectives de croissance de l’Europe remontent au moins au début du siècle, les années 2020 ont conféré à ces réflexions une nouvelle urgence. Non seulement l’invasion russe en Ukraine a-t-elle mis en lumière la dangereuse dépendance du continent aux énergies importées, mais le changement d’administration aux Etats-Unis contraint les Européens à repenser la manière dont ils assureront à l’avenir leur prospérité, leur sécurité et leur souveraineté. Les Etats-Unis et la Chine faisant par ailleurs la course en tête dans le domaine de l’IA – qui est largement considérée comme la prochaine technologie universelle, au même titre qu’Internet – le manque de dynamisme de l’Europe devient une difficulté à traiter sans tarder.
 
Le problème ne réside pas seulement dans l’écart souvent cité entre le revenu par habitant dans l’Union européenne et celui observé aux Etats-Unis, mais également dans le fait que l’Europe soit depuis de nombreuses années à la traîne sur le plan technologique. Le continent ne compte en effet qu’une poignée de leaders mondialement reconnus dans l’économie des plateformes numériques, dans cette nouvelle course à l’espace que constitue l’IA, ainsi que dans plusieurs autres secteurs qui s’inscriront au cœur de la compétitivité et de la sécurité au XXIe siècle.

Profondément dépendante de technologies de pointe fabriquées ailleurs dans le monde, et ne parvenant pas à générer la croissance nécessaire au financement de ses objectifs stratégiques ainsi que de ses obligations futures, l’Europe est particulièrement révélatrice de l’importance primordiale de la destruction créatrice – le renversement des entreprises les moins productives par de nouveaux challengers innovants.

Faites l’impasse sur la destruction créatrice, et vous pouvez être certains que des perspectives de croissance en recul modéré ne constitueront que le début de vos problèmes. Forte de ses succès en tant que puissance commerciale et réglementaire, l’Europe n’en demeurera pas moins vulnérable si elle ne parvient pas à libérer l’innovation sur son sol, au même rythme et à la même vitesse que les États-Unis, la Chine et d’autres.

 L’IA ayant le potentiel de générer de nouvelles connaissances et de nouvelles idées, en plus d’assurer une multitude de services et de fonctions productives traditionnelles, pourrait constituer le moteur doublement puissant d’une destruction créatrice en fin de compte porteuse de croissance au fil du temps. L’innovation « à la frontière » devient d’autant plus essentielle qu’une économie se rapproche de la frontière technologique.

Si toutefois l’accroissement des investissements en R&D est nécessaire pour générer une innovation de rupture, il n’est pas suffisant. Comme le souligne l’ancien président de la Banque centrale européenne et ancien Premier ministre italien, Mario Draghi, dans son rapport pour la Commission européenne, intitulé « L’avenir de la compétitivité européenne », le continent restera figé dans une innovation progressive de niveau technologique intermédiaire s’il n’accomplit pas de progrès significatifs sur trois principaux fronts : suppression de tous les obstacles à l’existence d’un marché pleinement intégré des biens et des services ; création d’un écosystème financier approprié, encourageant la prise de risque à long terme par les entreprises, à commencer par le capital-risque et les investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds communs de placement) ; et promotion d’une politique industrielle favorable à l’innovation et à la concurrence dans des domaines clés tels que la transition énergétique, la défense et l’espace (IA incluse), ainsi que les biotechnologies.

 Non seulement l’Europe se dérobe-t-elle à l’élaboration d’une politique industrielle, sous prétexte de mettre en œuvre une politique de concurrence, mais elle place également l’accent sur la concurrence entre sociétés établies au sein de l’Europe, prêtant peu d’attention à l’entrée de nouveaux acteurs ainsi qu’à la concurrence en provenance de l’extérieur de l’Europe, notamment des Etats-Unis et de Chine.

Or, l’entrée sur le marché de nouvelles entreprises innovantes, issues du reste du monde, constitue l’essence même de la destruction créatrice dont l’Europe a besoin pour accélérer sa croissance. Au début des années 2000, Giuseppe Nicoletti et Stefano Scarpetta, de l’OCDE, ont démontré que le « churn » (le remplacement d’anciennes entreprises moins efficaces par de nouvelles entreprises innovantes) avait joué un rôle majeur dans la croissance de la productivité américaine, tandis que la plupart des gains de productivité en Europe avaient lieu au sein d’entreprises existantes. Bon nombre des problèmes actuels de l’Europe trouvent leur origine dans cette différence fondamentale.

L’Europe doit plus largement moderniser sa doctrine économique, qui a fait d’elle un mastodonte réglementaire, mais un nain budgétaire. Premièrement, dans l’application des limites de déficit budgétaire prévues par le Traité de Maastricht, il est nécessaire que les dirigeants politiques ne considèrent plus comme de nature équivalente les investissements porteurs de croissance et les divers programmes de dépenses publiques récurrents (tels que les retraites et les prestations sociales). Ils doivent par ailleurs permettre la mise en œuvre de politiques industrielles correctement orchestrées, en particulier les politiques conçues pour favoriser la concurrence et l’innovation. Enfin, les pays de la zone euro doivent pouvoir emprunter collectivement afin d’investir dans les nouvelles révolutions technologiques, à condition que les Etats membres fassent preuve de discipline dans la gestion de leurs cadres de dépenses publiques.

La promotion de la destruction créatrice et de l’innovation de rupture en Europe nécessitera également des politiques complémentaires permettant aux travailleurs de se réorienter des secteurs à la traîne vers des secteurs plus avancés, ainsi que des politiques d’aide financière aux perdants à court terme des réformes structurelles. Je préconise pour cela un modèle de « flexicurité » à la danoise, dans le cadre duquel l’Etat prend en charge les salaires des travailleurs déplacés, le temps qu’ils se reconvertissent professionnellement et qu’ils retrouvent un emploi. Une révolution industrielle portée par l’IA impose ce type de mesures.

C’est un Européen, Joseph Schumpeter, qui a reconnu le rôle central de la destruction créatrice dans le développement économique. Les Européens d’aujourd’hui doivent se rallier à cette notion, mais également la rendre inclusive et socialement acceptable, s’ils entendent prospérer dans les années et les décennies à venir.

Par Philippe Aghion
Lauréat du Prix Nobel d'économie 2025, professeur au Collège de France et à la London School of Economics et chercheur associé au Centre for Economic Performance.


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