Pourquoi nous voulons comprendre… sans jamais trop penser

Le terreau fertile des faux conteurs


Abderrazak Hamzaoui
Jeudi 4 Décembre 2025

Pourquoi nous voulons comprendre… sans jamais trop penser
Nous avançons aujourd’hui dans un environnement où la complexité s’accélère, où les repères se déplacent, où l’information déborde jusqu’à saturer nos certitudes. Dans ce tumulte, l’être humain revient à son réflexe le plus ancien : chercher du sens. Chercher une ligne qui relie, une logique qui rassure, une histoire qui ordonne. Plus le monde devient chaotique, plus ce besoin s’intensifie. Le sens devient alors un refuge, une boussole intérieure, une manière de donner forme à ce qui, autrement, ne serait qu’un flux d’événements sans direction. Dans cette quête, nous n’essayons pas seulement de comprendre : nous tentons de rester debout, d’agir, de nous orienter au cœur de l’incertitude.
 
L’être humain et la quette de sens
 
Le cerveau humain est façonné, presque sculpté, pour chercher des causes. C’est là son instinct le plus profond : ne jamais se contenter de ce qui apparaît, mais tenter d’en dévoiler l’architecture cachée. Comprendre, relier, organiser, voilà la mécanique intime par laquelle l’esprit tente de dompter le monde. Dès qu’un événement surgit, il cherche une origine; dès qu’une émotion se lève, il lui cherche un nom; dès qu’un chaos se présente, il s’efforce d’y tracer un fil conducteur.

Ce besoin de sens n’est pas un luxe intellectuel : il est une nécessité biologique. Comme l’explique Antonio Damasio dans The Feeling of What Happens (1999), le sens a une fonction vivante : il réduit l’anxiété. Donner une forme intelligible à ce que nous vivons, c’est apaiser l’agitation du corps, c’est neutraliser le vertige de l’incertitude, c’est permettre à l’action de reprendre sa trajectoire. Sans interprétation, l’émotion devient tempête ; avec elle, elle retrouve un rivage. Le sens n’est pas seulement une compréhension, il est un apaisement, une respiration.

Jerome Bruner, quant à lui, nous rappelle dans Actual Minds, Possible Worlds (1986) que l’être humain est, avant tout, une « machine à créer du sens ». Il ne se contente pas de vivre : il fabrique des récits ; il n’observe pas seulement la réalité : il lui prête une logique, une intention, une cohérence. Nous sommes des architectes de mondes possibles. Nous tissons nos jours comme des histoires, reliant chaque fragment à un autre afin que la vie ne soit jamais perçue comme un amas de faits dispersés, mais comme une trajectoire, une intrigue, un devenir.

Ainsi, chercher des causes n’est pas un acte intellectuel isolé ; c’est le mouvement essentiel par lequel le cerveau réduit l’incertitude et oriente l’action. Là où il y a du sens, il y a de l’élan ; là où il y a de la compréhension, même partielle, il y a une direction. L’être humain avance parce qu’il raconte, et il raconte pour pouvoir avancer.

Au fond, la quête du sens est une manière d’habiter le monde : une manière de le rendre moins étranger, moins menaçant, plus proche de l’ordre que nous espérons et moins livré aux ombres du hasard.
 
Le cerveau est paresseux, mais jamais indifférent
 
Le cerveau humain est un organe paradoxal : minuscule dans sa masse, mais immense dans ses exigences. A lui seul, il consomme près de 20% de l’énergie du corps, comme s’il brûlait sans relâche le combustible nécessaire à l’acte de penser. Cette voracité énergétique explique l’une de ses plus grandes stratégies : économiser, toujours économiser. Il cherche à simplifier le monde pour ne pas s’épuiser à chaque pas, il automatise ce qui peut l’être, il transforme l’expérience en habitudes pour se libérer de l’effort constant de la réflexion.

Daniel Kahneman, dans Thinking, Fast and Slow (2011), décrit cette logique avec une clarté implacable : le cerveau préfère les raccourcis. Il se tourne spontanément vers le « Système 1 », ce mode rapide, intuitif, presque impulsif, qui tranche avant même d’avoir pleinement analysé. Non par paresse, mais par survie énergétique. Si chaque décision devait mobiliser une analyse longue et coûteuse, aucun être humain ne pourrait fonctionner durablement. Le raccourci devient ainsi une stratégie d’adaptation, une manière de préserver l’économie du vivant.

Herbert Simon avait déjà formulé cette vérité fondamentale dans Administrative Behavior (1997) : l’esprit fonctionne selon un principe d’économie cognitive. Il ne cherche pas la solution parfaite, mais la solution satisfaisante. Il ne vise pas l’optimisation absolue, mais l’équilibre entre effort et résultat. L’humain, dit Simon, ne pense pas pour atteindre l’idéal, mais pour ne pas s’épuiser.

Ainsi, nos habitudes, nos réflexes, nos décisions rapides ne sont pas des faiblesses : elles sont des réponses élégantes à la finitude de nos ressources. Le cerveau, immense consommateur d’énergie, orchestre une danse subtile entre lucidité et économie. Il choisit le chemin le plus court pour continuer de se maintenir en mouvement. Il simplifie pour survivre, il automatise pour avancer, il réduit l’effort pour préserver la capacité d’agir face à l’imprévu.

En vérité, l’être humain ne pense pas seulement pour comprendre : il pense pour durer. Et dans cette tension entre la lumière de la connaissance et le poids de la dépense énergétique, il cherche à équilibrer la profondeur et la simplicité, comme un funambule avançant sur le fil invisible de son propre fonctionnement.

L’esprit humain ne se contente pas de recevoir le réel : il le modèle, le raconte, l’interprète. Fabriquer du sens, c’est transformer la simple existence en expérience vécue, en clair-obscur narratif où chaque événement trouve sa place dans l’architecture d’une histoire intime. Dans l’œuvre de Jerome Bruner, la fabrication du sens n’est pas seulement une opération cognitive ; c’est une traversée intérieure, une manière d’habiter le monde en lui donnant une forme intelligible.
 
La narration : l’instrument premier de la fabrication du sens
 
Raconter, c’est mettre de l’ordre dans le chaos, relier les événements, leur attribuer des intentions, des causes, des conséquences. La narration transforme l’éphémère en intelligible, le fragment en trajectoire. Elle est ce geste discret qui transforme la vie brute en histoire habitée. Sans récit, le monde demeure opaque ; avec lui, il devient navigable.

L’être humain porte en lui un paradoxe silencieux : il veut comprendre le monde, mais il ne veut pas s’épuiser à le penser. Son cerveau, grand consommateur d’énergie, cherche toujours la voie la plus économique. Alors, au lieu d’analyser, il simplifie ; au lieu d’examiner, il devine ; au lieu d’exiger des preuves, il s’abandonne à ce qui “sonne vrai”.

Cette tension intime, entre la soif de sens et l’économie cognitive, ouvre la porte à une vulnérabilité profonde : celle de croire trop vite, de suivre trop facilement, de se laisser façonner par les histoires des autres.

Dans un monde où la complexité déborde et où l’incertitude devient un paysage quotidien, nous cherchons instinctivement des récits qui rassurent, qui ordonnent, qui expliquent. Or, plus la réalité devient opaque, plus les histoires simples nous séduisent. Elles parlent le langage de notre cerveau : celui du raccourci, de l’intuition, de l’émotion immédiate. Elles offrent un sens prêt-à-porter, un apaisement instantané, mais rarement une vérité.

C’est ainsi que les faux conteurs prospèrent. Les influenceurs de tout bord, les idéologues habiles, les marchands de certitudes exploitent cette mécanique humaine. Ils savent que nous voulons comprendre, mais sans effort ; que nous voulons du sens, mais sans complexité ; que nous préférons un récit séduisant à une réalité exigeante. Alors ils construisent des histoires qui flattent nos attentes, qui confirment nos intuitions, qui stimulent nos émotions. Des histoires qui nous capturent parce qu’elles nous économisent.
Et dans ce glissement subtil, nous devenons influençables. Non pas par naïveté, mais par fatigue. Non pas par ignorance, mais par économie. Car penser vraiment, c’est-à-dire examiner, douter, vérifier,  coûte cher. Alors nous confions notre besoin de sens à ceux qui savent raconter. Même lorsque leurs récits sont creux. Même lorsqu’ils sont faux.

Nous ne sommes pas vaincus par la manipulation ; nous sommes vaincus par notre propre désir de simplicité. Et cela explique pourquoi, dans ce siècle saturé de voix et de vérités concurrentes, l’esprit humain oscille entre lucidité et crédulité. Nous sommes capables de raison, mais attirés par les miroirs narratifs. Nous voulons comprendre… mais rarement trop penser.

C’est là que se joue la bataille du sens : dans la capacité à résister aux récits faciles, à retrouver l’effort de la pensée, et à distinguer la lumière qui éclaire de celle qui éblouit.

Par Abderrazak Hamzaoui  
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net


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