Le coût très élevé des politiques anti-immigration


Kenneth Rogoff
Lundi 8 Décembre 2025

Le sujet de l’immigration est devenu la ligne de fracture centrale de la politique moderne. On l’observe en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, où le discours devient de plus en plus absurde.

La réalité économique sous-jacente est pourtant remarquablement simple. La plupart des économies développées connaissent un vieillissement rapide de leur population. Or, le déclin démographique est synonyme de diminution de la main-d’œuvre. L’automatisation et l’IA atténueront peut-être en partie cette pression, mais ni l’une ni l’autre ne pourront répondre aux besoins rapidement croissants en matière de santé et de soins aux personnes âgées, ni se substituer aux éducateurs, aux plombiers, ainsi qu’à tant d’autres professionnels dont l’activité repose encore sur une composante humaine irremplaçable.
Par opposition, les pays en voie de développement abritent une immense réserve de main-d’œuvre, mais ne disposent pas de suffisamment d’emplois de qualité pour l’absorber. Sur le seul continent africain, il faut s’attendre à ce que plus de 600 millions de personnes rejoignent la population en âge de travailler au cours du prochain quart de siècle. A l’échelle mondiale, ce chiffre approche le milliard.

Cette situation aboutit à un chômage chronique des jeunes, qui alimente presque systématiquement l’instabilité politique et les conflits sociétaux dans de nombreux pays à revenu faible. Ces tensions sont aggravées par le changement climatique, qui risque de frapper particulièrement violemment les économies en voie de développement, et d’accélérer les flux migratoires vers les pays riches.

Comme l’expliquent depuis bien longtemps les économistes, l’assouplissement des restrictions à la mobilité transfrontalière confère d’immenses avantages aux pays d’origine comme aux pays de destination. Ce n’est pourtant pas ce qui transparaît de la violente réaction anti-immigration qui balaie actuellement les pays développés. En Allemagne, la décision d’Angela Merkel d’accueillir un million de réfugiés syriens en 2015 est sans doute la plus impopulaire de ses 16 années de mandat de chancelière, même si elle a pu sembler moralement courageuse à l’époque. La frustration suscitée par l’augmentation du nombre de migrants a constitué l’un des principaux moteurs de la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne en 2016. En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán a bâti sa marque politique sur une ligne de forte hostilité à l’immigration, qui est devenue une référence pour les provocateurs d’extrême droite tels que Tucker Carlson.

La trajectoire des Etats-Unis au cours des dix dernières années est particulièrement troublante. La capacité du pays à attirer les ambitieux du monde entier a toujours constitué l’une de ses plus grandes forces, alimentant la croissance économique, l’innovation et la vitalité culturelle. Les universités américaines se distinguaient notamment par leur pouvoir d’attraction des talents mondiaux, remplies d’étudiants brillants, qui s’y rendaient non seulement pour recevoir une instruction de grande qualité – bien que très coûteuse – mais également pour bâtir une vie et une carrière aux Etats-Unis. Cette approche a largement porté ses fruits, près de la moitié des entreprises du classement Fortune 500 ayant été fondées par des immigrés ou par leurs enfants.

Ce pilier du dynamisme américain est malheureusement aujourd’hui menacé d’effondrement. L’administration du président américain Donald Trump a fermé les frontières du pays, et transformé en spectacle public les raids et les expulsions menés par le service de l’immigration et des douanes (ICE), qui ont prétendument pour objectif d’inverser la politique dite de «frontières ouvertes» de l’ancien président Joe Biden.

Les images choquantes de migrants vénézuéliens accusés d’appartenir à des gangs et expulsés vers le tristement célèbre centre de confinement du terrorisme au Salvador – où ils auraient subi des traitements brutaux et inhumains – ont probablement contribué à la baisse observée par la suite dans le nombre de franchissements illégaux à la frontière. Seulement voilà, ce théâtre de la cruauté freine également l’immigration légale, décourageant de nombreuses personnes qualifiées et ambitieuses, qui ont toujours été à la base de l’innovation et de la croissance aux Etats-Unis.

La répression menée par l’administration Trump à l’encontre des étudiants internationaux est particulièrement destructrice. Dans une affaire qui a fait couler beaucoup d’encre, une étudiante de 19 ans au Babson College, qui était arrivée aux Etats-Unis en provenance du Honduras à l’âge de sept ans, a été escortée hors d’une file d’attente de sécurité à l’aéroport Logan de Boston. Alors que cette étudiante rentrait chez elle au Texas, elle a été arrêtée, envoyée dans un centre de l’ICE, puis, en dépit d’une décision de justice fédérale interdisant sa sortie du Massachusetts, elle a été expulsée vers le Honduras – séparée de ses parents, qui demeurent aux Etats-Unis.

Certes, les politiques de l’ère Biden avaient conduit à une augmentation de l’immigration clandestine, et ainsi réduit les possibilités légales d’entrer aux Etats-Unis dans des conditions économiquement bénéfiques pour tous. Entre 2020 et 2024, environ 11 millions d’immigrants sont entrés aux États-Unis, sachant que les chiffres réels sont sans doute beaucoup plus élevés, compte tenu du grand nombre de personnes qui ont franchi des tronçons non surveillés de la frontière sud. Bien entendu, l’approche de Biden était elle-même une réaction aux restrictions imposées par Trump au cours de son premier mandat, ce qui illustre combien la politique d’immigration aux Etats-Unis oscille entre deux extrêmes, plutôt que de converger vers une stratégie cohérente.

Compte tenu des divisions et des dysfonctionnements profondément ancrés à Washington, la probabilité que le Congrès adopte un projet de loi bipartisan sur la réforme de l’immigration est extrêmement faible. Des dynamiques similaires s’observent dans la plupart des pays développés, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni s’efforçant de faire entrer en nombre bien inférieur des populations immigrées dont les traditions culturelles diffèrent significativement de celles de la plupart des citoyens nés dans le pays.

Dans ce contexte sombre, les arguments économiques en faveur de l’immigration sont plus convaincants que jamais. Une étude récente démontre en effet que les coûts des politiques anti-immigration de Trump pour la croissance éclipseront au fil du temps les coûts associés à ses droits de douane et autres barrières au commerce. Si les tendances politiques actuelles persistent, le fossé entre les fondamentaux économiques et les choix politiques ne fera que s’élargir, plongeant ainsi les pays développés dans une impréparation totale face aux défis qui les attendent.

Kenneth Rogoff
Ancien économiste en chef du FMI et professeur d'économie et de politique publique à l'Université Harvard
 
 
 


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