Kotter, Campbell et Ibn Khaldoun. La grammaire universelle du changement


Abderrazak HAMZAOUI
Mardi 25 Novembre 2025

Kotter, Campbell et Ibn Khaldoun. La grammaire universelle du changement
Le changement n’est pas un accident de parcours : il est la respiration même de la vie, le rythme secret qui relie l’intime à l’immense, l’homme solitaire à la cité bruissante, l’organisation au grand destin des civilisations. Comme une vague, il se lève, se brise et renaît sans cesse. Le comprendre, c’est apprendre à lire la trame invisible qui soutient l’existence.

Le changement, qu’il traverse l’âme d’un individu, le cœur d’une organisation ou la chair d’une civilisation, suit toujours le même souffle : une tension initiale, une traversée, un retour transformé. John Kotter, Joseph Campbell et Ibn Khaldoun — chacun à sa manière — ont décrit ce cycle. Le premier, dans le langage du management moderne ; le second, dans l’alchimie du mythe ; le troisième, dans la dynamique des sociétés. Trois voies, une même loi : celle de la transformation.
 
Le choc fondateur — Créer l’urgence, entendre l’appel, vivre la crise.
 
 Le changement commence toujours par une secousse. Chez Kotter (1996), elle prend la forme d’un sentiment d’urgence : l’organisation comprend qu’elle ne peut plus continuer comme avant. Chez Campbell (1949), c’est l’appel de l’aventure : un signal qui fissure le confort du connu. Et chez Ibn Khaldoun (1377), c’est le choc civilisationnel — la disette, la guerre, la décadence — qui pousse un peuple à se ressaisir. Le dénominateur commun est la prise de conscience, cette lumière qui naît du chaos. Comme l’écrivait Nietzsche, “il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir enfanter une étoile dansante.”
 
Le lien initiatique — La coalition, les alliés, l’asabiyya
 
Aucun changement ne s’opère seul. Kotter parle de guiding coalition : un cercle d’âmes fortes qui tiennent le cap. Campbell fait rencontrer au héros des mentors et des alliés, figures du savoir et de la confiance. Ibn Khaldoun, lui, introduit la notion d’asabiyya — la cohésion tribale, la solidarité qui fonde la puissance d’un peuple. Le lien devient la première structure du changement : c’est le feu collectif qui empêche la peur de tout éteindre. Le leader, dans cette perspective, n’est pas un commandant, mais un catalyseur de cohésion, un conteur capable de donner sens à la marche.
 
Le cap — Vision, stratégie
 
Tout basculement exige un cap. Pour Kotter, la vision oriente l’action et la stratégie lui donne un squelette. Pour Campbell, franchir le seuil, c’est accepter de quitter le monde connu pour entrer dans l’inconnu — ce lieu symbolique où l’ancien soi s’efface. Pour Ibn Khaldoun, c’est le moment où la civilisation, encore jeune, structure ses institutions et trace son destin. Le changement sans vision se perd ; la vision sans traversée reste rêve. La stratégie est ce pont fragile entre le mythe et la méthode.

Le combat du sens — Communiquer, affronter, élargir. Changer, c’est raconter. Kotter invite à diffuser la vision jusqu’à ce qu’elle devienne langage commun. Campbell place le héros face aux épreuves : ennemis, doutes, résistances. Ibn Khaldoun observe que les civilisations, à ce stade, étendent leur influence et imposent leur récit dominant. Le récit est ici un instrument de cohésion : il combat la peur par le sens. Là où le pouvoir hiérarchique s’épuise, la narration relie. Comme le note Peter Senge (1990), les organisations apprenantes transforment l’expérience en conscience — et c’est cela, communiquer : non pas convaincre, mais faire résonner.
 
L’apprentissage — Donner les moyens, vivre les épreuves, bâtir les institutions.
 
 Aucune métamorphose ne s’accomplit sans douleur. Dans le monde de Kotter, cela correspond à l’autonomisation : lever les barrières, encourager l’action. Dans celui de Campbell, c’est la “route des épreuves” : le héros forge ses vertus à travers la difficulté. Chez Ibn Khaldoun, c’est le temps de la structuration : les institutions se construisent, les valeurs s’incarnent.

Le changement devient un laboratoire de résilience : c’est en trébuchant que le collectif apprend à marcher. Comme le rappelait Donella Meadows (1999), “on ne transforme un système qu’en changeant la manière dont on le voit.”

Le fruit du parcours — Les gains rapides, la récompense, la prospérité. Il faut savoir célébrer. Kotter parle des short-term wins : ces victoires visibles qui entretiennent la foi collective. Campbell décrit le héros recevant sa récompense, matérielle ou spirituelle. Ibn Khaldoun évoque la période d’abondance où la civilisation récolte les fruits de sa cohésion.
Ces moments de succès ne sont pas des fins, mais des respirations symboliques. Ils rappellent au collectif que l’effort porte fruit, que la douleur mène à la croissance.
 
Le retour — Consolider, transmettre, maîtriser
 
Tout changement doit revenir à son point d’origine, transformé. Kotter recommande de consolider les acquis pour produire plus de changement. Campbell fait revenir le héros avec “l’élixir” — la connaissance qui guérit la communauté. Ibn Khaldoun observe la maturité des civilisations, ce moment fragile où la puissance engendre souvent la complaisance. Le retour est une épreuve d’humilité : il faut savoir transmettre sans dominer, partager sans figer. Comme l’écrit Edgar Morin (2004), “toute organisation qui se ferme à l’autocritique prépare sa propre mort.”

L’ancrage — La culture, la sagesse, le renouveau. Le dernier acte du changement est toujours un enracinement. Kotter parle d’anchoring in culture : faire du nouveau comportement une seconde nature. Campbell nomme cela “maîtriser les deux mondes” : vivre le changement sans en être prisonnier. Ibn Khaldoun voit là le cycle du déclin et du renouveau : la fin n’est jamais une chute, mais un recommencement. Le changement n’est complet que lorsqu’il devient mémoire — quand l’histoire vécue devient culture, quand le récit du voyage devient héritage.
 
Une grammaire universelle du changement
 
Ainsi, le manager, le héros et le sage marchent sur la même route. Le premier structure le passage, le second le vit, le troisième l’explique. Ensemble, ils révèlent que la transformation n’est ni un projet ni un hasard, mais un cycle vivant : crise, solidarité, vision, épreuve, célébration, retour, ancrage. Le changement durable naît de la rencontre entre la méthode (Kotter), le mythe (Campbell) et la mémoire Ibn Khaldoun). Ce triptyque offre une boussole à ceux qui veulent non seulement changer, mais faire sens du changement.

En vérité, le changement n’est ni un ennemi à combattre, ni une simple mécanique à maîtriser. Il est un compagnon de route, exigeant mais fécond, qui nous oblige à quitter la torpeur de nos certitudes. Il est ce vent invisible qui pousse la barque humaine vers des rivages imprévus. Campbell nous dit : osez le voyage. Kotter nous dit : organisez la marche. Ibn Khaldoun nous dit : sachez que le cycle vous dépasse. Trois regards, trois hauteurs, mais une seule leçon : vivre, c’est changer
 
Références bibliographiques
 
Kotter, J. P. (1996). Leading Change. Harvard Business School Press.
Campbell, J. (1949). The Hero with a Thousand Faces. Princeton University Press.
Ibn Khaldun. (1377). Al-Muqaddimah (Prolégomènes). Edition traduite par Franz Rosenthal, Princeton University Press, 1958.
Meadows, D. H. (1999). Leverage Points: Places to Intervene in a System. Sustainability Institute.
Senge, P. M. (1990). The Fifth Discipline: The Art and Practice of the Learning Organization. Doubleday.
Morin, E. (2004). Introduction à la pensée complexe. Seuil.
Nietzsche, F. (1883). Ainsi parlait Zarathoustra. Gallimard.

Par Abderrazak HAMZAOUI
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net
 
 
 
 


Lu 199 fois


Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.

Dans la même rubrique :
< >

services