Le programme “Villes sans bidonvilles” fait ses premières victimes : Exclusion des jeunes, favoritisme et corruption marquent le déroulement des opérations


Hassan Bentaleb
Jeudi 21 Février 2013

Le programme “Villes  sans bidonvilles”  fait ses premières victimes : Exclusion des jeunes, favoritisme et  corruption marquent le déroulement des opérations
Douar Skouila n’est plus. L’un des anciens bidonvilles de Casablanca n’est aujourd’hui qu’un vague souvenir comme c’est le cas pour ceux de Bachkou évacué il y a quelques jours et de Ben M’Sick qui le sera dans un avenir proche. Le programme « Villes sans bidonvilles » est en marche.
Pourtant, il est encore tôt pour crier victoire. Car, si les opérations de démolition des baraques ont bien eu lieu et sans grande résistance de la part des bidonvillois comme ce fut le cas auparavant, les problèmes persistent encore puisque l’opération de relogement des habitants de ces bidonvilles n’est pas encore achevée. En effet, les parcelles de terrain censées accueillir les milliers de ménages bénéficiaires sont en cours d’équipement en eau, électricité et assainissement. Une opération qui est appelée à durer puisqu’il faut attendre près de six mois, voire plus, pour que ces travaux soient achevés.  En attendant, les bénéficiaires sont contraints de chercher des toits ailleurs et à leurs frais.
L’Etat doit faire également face à un autre casse-tête. C’est celui des familles ou d’individus exclus des listes des bénéficiaires et qui réclament leur droit au logement au même titre que les heureux élus. Un problème qui risque de s’amplifier davantage vu le nombre grandissant de personnes qui s’estiment être victimes de certaines irrégularités et déficiences  ayant entaché l’opération de recensement des populations bénéficiaires.

Les jeunes mariés, persona non grata
En effet, nombreux sont ceux qui ont qualifié de suspecte cette opération du fait qu’elle ne s’est pas basée sur des critères objectifs et que son déroulement a été truffé de manquements. Surtout dans la phase dite de validation des résultats par les autorités locales. «Tout dépend du bon vouloir du mokaddem et du caïd. Ce sont eux qui font la pluie et le beau temps, puisqu’ils peuvent intégrer n’importe qui dans la liste des bénéficiaires ou simplement le rayer d’un seul trait», a ironisé Mohamed, 30 ans, habitant de Kariane Ben M’Sick. D’après lui, la validation des résultats répond à des critères qui échappent à toute logique. Ainsi, plusieurs personnes se sont-elles trouvées exclues des listes des bénéficiaires pour la simple raison qu’elles étaient absentes le jour du recensement.
Pourtant, notre source estime que les premières victimes de ces manquements sont les jeunes, notamment ceux qui sont mariés et qui ont des enfants. C’est le cas d’Ahmed, Said, Rachid et tant d’autres qui ont vu leurs noms disparaître des fichiers alors qu’ils sont nés et ont grandi  dans ces bidonvilles.
Pour Said, 32 ans, l’exclusion des jeunes mariés a été décidée par les autorités locales. Des directives claires ont été transmises dans ce sens incitant les agents chargés du recensement à exclure d’office tous les jeunes qui se sont mariés après juin 2010. Une marginalisation que beaucoup de jeunes ont du mal à digérer. Ceci d’autant plus que ces mêmes autorités n’avancent aucune explication concernant cette élimination. «Quand j’ai demandé au mokaddem des éclaircissements sur ce sujet,  il s’est contenté de me regarder de travers en me répondant qu’il ne les connaît pas lui-même», témoigne-t-il. Une absurdité que personne n’arrive à comprendre du fait que certains jeunes récemment mariés ont pu bénéficier de l’opération de relogement.
Certains enfants  de Fatna Hassoun, 68 ans, ont été également exclus des listes des bénéficiaires.  Seules six de ses filles ont bénéficié de logements alors que ses deux garçons Abderrahim et Omar ainsi que leur sœur Raja en ont été privés. Le hic, c’est que ces derniers ont déjà été recensés avant d’être surpris en constatant que leurs noms ne figuraient plus sur la liste officielle. Pour les autorités locales, ces personnes n’existent pas, alors que plusieurs documents administratifs prouvent le contraire.
Abderrahim Hassoun, 48 ans, le fils aîné de Fatna, s’est trouvé exclu des listes après que sa femme l’a quitté. Son frère Omar, 45 ans, marié et père d’une fille de 14 ans, a, quant à lui, été écarté des fichiers de l’administration pour avoir purgé une longue peine de prison. Une fois sorti, il n’a pu se faire délivrer un certificat de résidence même s’il remplit toutes les conditions légales pour ce faire. «Je ne sais pas où donner de la tête. J’ai parlé avec le mokaddem qui m’a renvoyé vers le gouverneur, mais depuis, je n’ai rien vu venir alors que lors du premier recensement initié au cours des années 90, j’ai été bel et bien inscrit sur les listes».
Raja Hassoun, 32 ans, mariée elle aussi, a vu son nom se volatiliser des registres administratifs quelques mois après avoir convolé en justes noces. Pour les autorités locales, Raja n’existe plus. Pourtant, un certificat d’indigence datant de 2011 et une carte d’électrice mentionnant sa naissance en 1988 à Kariane Ben M’Sick prouvent le contraire. (Voir document ci-contre).   
Une situation jugée inacceptable par la mère qui se rappelle encore ses premiers pas dans ce bidonville : «Notre famille fait partie des premiers habitants de ces baraquements. Je me rappelle encore les  temps où ce bidonville n’était constitué que de quelques baraques construites sur un simple terrain agricole loué contre une modique somme avant que le propriétaire ne le cède à ses occupants».  Fatna estime que l’exclusion de ses enfants est une injustice de la part des autorités locales qui l’ont menacée de «lui faire tomber sa  baraque sur la tête». «Le makhzen nous traite comme des bons à rien. On sent la hogra», nous a-t-elle confié.

Marginalisation administrative
Ces jeunes sont non seulement exclus du droit d’accéder au logement mais il leur est également interdit de bénéficier de certains documents administratifs. En effet, depuis 2010, ils n’ont plus droit ni  au certificat de résidence ni à d’autres documents d’identité. Ainsi, nombreux sont ceux qui ne disposent ni de carte d’identité nationale ni de passeport. Pire, il y a même ceux qui se sont mariés sans acte de mariage et qui ont eu des enfants sans pouvoir pour autant les enregistrer dans les registres d’état civil. « Imagine que pour avoir ce droit, on est obligés de signer un document attestant sur l’honneur qu’on ne demandera jamais un autre document administratif et qu’on ne réclamera plus notre droit au relogement», nous a révélé Mohamed.
Ce dernier et tant d’autres exclus vivent désormais dans l’angoisse. Ils ne savent plus où se donner de la tête. Une frayeur amplifiée davantage par le silence voire l’indifférence des autorités locales. « On a frappé à toutes les portes mais notre voix ne semble pas être suffisamment  forte pour être entendue. Vraiment on a peur. On craint que les bulldozers rasent tout et  qu’on se trouve jetés à la rue sans ménagement», nous a confié Said. Cette même inquiétude est partagée par Mohamed qui se demande quel  sera son sort ainsi que celui de sa famille et ses enfants, lui qui a perdu tout espoir d’une éventuelle réintégration de son nom sur la liste des bénéficiaires après les vaines tentatives qu’il a entreprises auprès du ministère de l’Intérieur et du gouverneur de Ben M’Sick il y a plus de deux ans. «Je ne sais pas quoi faire. Je pense aller me loger ailleurs mais vu le coût élevé des loyers et mes moyens financiers très limités, j’hésite encore», nous a-t-il révélé.
Une situation qui rappelle celle d’Ahmed, 33 ans, de douar Skouila qui en a marre d’être ballotté comme un ballon de foot entre le bureau du gouverneur, celui du caid et le siège d’Al Omrane. «J’en ai ras-le-bol de vivre dans l’attente et l’angoisse. J’aimerais que ce cauchemar cesse», a-t-il lancé.
Une impasse à laquelle certains ont tenté d’échapper contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Des sources proches du dossier nous ont affirmé que certains exclus ont tenté de réintégrer les listes des bénéficiaires en s’acquittant de montants qui peuvent parfois atteindre les 50.000 DH, voire plus. Une situation encouragée par un réseau d’intermédiaires bien informés et qui ont leurs entrées dans les hautes sphères des autorités locales. Des personnes qui offrent leurs services même aux bénéficiaires de l’opération de relogement en se chargeant de négocier à leur profit les meilleurs emplacements et le choix des meilleures parcelles de terrain.

Fini le temps du laxisme
Pour Moustafa Mhnina, acteur associatif, l’attitude distante des autorités locales traduit un changement d’optique dans la manière avec laquelle l’Etat traite le dossier des bidonvilles. Selon lui, les pouvoirs publics  se sentent en position de force et négocient à partir de cette posture.  Un rapport de forces qui a permis à l’Etat de démolir des baraques sans entamer de négociations avec les occupants de ces carrières. «Aujourd’hui, il y a une logique de force qui prévaut. L’utilisation de la manière forte s’est confirmée avec l’arrivée du gouvernement Benkirane au pouvoir et elle est devenue le leitmotiv des autorités locales», nous a expliqué Moustafa Mhnina.
Fini donc le temps du relâchement et du laxisme observés pendant le Printemps arabe.
Pour les autorités locales, le programme «Villes sans bidonvilles» doit réussir coûte que coûte et ce n’est pas quelques familles qui veulent avoir plus d’avantages qui vont bloquer cette opération.
Un changement de position qui a fini par payer, puisque l’opération a atteint sa vitesse de croisière surmontant les difficultés du début. Ainsi, plusieurs bidonvilles ont-ils été rasés en un temps record comme c’est le cas du douar Slibate rayé de la carte en seulement 40 jours. Une réussite pour l’Etat, mais qui est loin d’atteindre l’objectif escompté : éradiquer l’habitat insalubre puisque les présumées victimes aujourd’hui de cette politique risquent demain de  créer de nouveaux bidonvilles.  


Repères
Lancé en juillet 2004, le programme "Villes sans bidonvilles"  vise la résorption  des bidonvilles dans les villes et centres urbains et sa stratégie se base sur la ville comme unité de programmation.
La réalisation de ce programme s’étale sur la période 2004-2013 et concerne 85 villes et 348.000 ménages résidant dans près de 1.000 bidonvilles.
Globalement, ce programme devra mobiliser un investissement d’environ 25 milliards de dirhams, dont une subvention du Fonds Solidarité Habitat, estimée à près de 10 milliards de dirhams.

Le programme “Villes  sans bidonvilles”  fait ses premières victimes : Exclusion des jeunes, favoritisme et  corruption marquent le déroulement des opérations


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1.Posté par Jacky Kadoch le 21/02/2013 15:10
Tout le monde sait parfaitement que S.M. Le Roi Mohamed VI que Dieu L’assiste fait tous ses efforts pour éradiquer ces bidonvilles mais il faudrait aussi que les autorités locales changent effectivement d’optique dans la manière avec laquelle ils traitent les dossiers des bidonvilles.
Lay Ihdihoum..

Jacky Kadoch
Marrakech

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