L'ère du soft power de l'IA


Ren Ito
Lundi 18 Août 2025

L'ère du soft power de l'IA
Les leaders de l’IA tels qu’OpenAI et DeepMind s’estiment engagés dans une course à la création d’une intelligence artificielle générale (IAG) : un modèle capable d’accomplir n’importe quelle tâche intellectuelle réalisable par un être humain. Dans le même temps, les gouvernements américain et chinois considèrent la course à l’IA comme une priorité de sécurité nationale, nécessitant des investissements massifs, comparables à ceux du projet Manhattan. Dans les deux cas, l’IA est envisagée comme une nouvelle forme de hard power, uniquement accessible aux superpuissances disposant de ressources informatiques considérables, ainsi que des moyens de convertir celles-ci en domination économique et militaire.

Cette vision est en réalité incomplète, et de plus en plus dépassée. Nous sommes en effet entrés dans une nouvelle ère depuis que le développeur chinois DeepSeek a lancé en début d’année son modèle performant et moins coûteux que ceux de ses concurrents. La capacité à concevoir des outils d’IA de pointe n’est plus l’apanage d’une poignée de géants technologiques. Divers modèles de grande qualité émergent à travers le monde, démontrant combien le véritable potentiel de l’IA réside dans sa faculté à étendre le soft power.

L’époque de la surenchère dans la dimension des modèles a pris fin en 2024. Depuis, la supériorité d’un modèle n’est plus seulement déterminée par son échelle (par le recours à toujours plus de données et de puissance de calcul). DeepSeek a non seulement prouvé qu’il était possible de bâtir des modèles de premier plan sans quantité massive de capitaux, mais également que le recours à des techniques de développement avancées pouvait radicalement accélérer les progrès de l’IA au niveau planétaire. Considérée comme le Robin des Bois de la démocratisation de l’IA, l’entreprise a en effet pris la décision de fonctionner en open source, ce qui a déclenché une vague d’innovations.

Le monopole d’OpenAI (ou la concentration du marché entre les mains d’une poignée d’entreprises) que l’on observait il y a encore quelques mois a cédé la place à un paysage multipolaire hautement concurrentiel. Alibaba (Qwen) et Moonshot AI (Kimi) en Chine ont elles aussi lancé de puissants modèles en open source, l’entreprise japonaise Sakana AI (dont je suis cofondateur) ouvre également l’accès à ses innovations en matière d’IA, de même que le géant américain Meta investit massivement dans son programme en open source Llama, recrutant activement des talents en matière d’IA issus d’autres leaders du secteur.

Il ne suffit plus de vanter les performances d’un modèle de pointe pour répondre aux besoins des applications industrielles. Prenons l’exemple des chatbots d’IA : ces assistants virtuels sont capables d’apporter des réponses que l’on pourrait noter 7/10 à des questions d’ordre général, mais ne parviennent pas à atteindre la précision ou la fiabilité de 9,99/10 qu’imposent la plupart des tâches du monde réel – qu’il s’agisse d’évaluation de crédit ou de planification de la production, qui dépendent profondément du savoir-faire commun des experts. Autrement dit, l’ancien cadre, dans lequel les modèles fondamentaux étaient considérés indépendamment d’applications spécifiques, a atteint ses limites.

L’IA adaptée au monde réel doit être capable de gérer des tâches indépendantes, des procédures ambiguës, une logique conditionnelle ainsi que des cas d’exception – autant de variables désordonnées qui imposent des systèmes étroitement intégrés. Il est par conséquent nécessaire que les développeurs de modèles endossent une plus grande responsabilité dans la conception d’applications spécifiques, et que les développeurs d’applications s’engagent plus profondément dans la technologie fondamentale.

Cette intégration revêt autant d’importance pour l’avenir de la géopolitique que pour celui des entreprises, comme l’illustre le concept d’« IA souveraine », qui implique pour un Etat de réduire sa dépendance vis-à-vis des fournisseurs technologiques étrangers, aux fins de l’autonomie nationale en matière d’IA. Historiquement, l’inquiétude des pays étrangers face aux Etats-Unis réside en ce que le fait d’externaliser des infrastructures critiques – moteurs de recherche, médias sociaux, smartphones – en les confiant aux mastodontes de la Silicon Valley, risque de créer pour eux des déficits commerciaux persistants en matière numérique. Si l’IA devait suivre le même chemin, les pertes économiques pourraient croître de manière exponentielle. Beaucoup redoutent par ailleurs l’existence potentielle de dispositifs d’arrêt susceptibles de couper à tout moment une infrastructure d’IA externalisée à l’étranger. Pour toutes ces raisons, le développement national de l’IA est désormais considéré comme crucial.

L’IA souveraine ne signifie pas pour autant la nécessité de développer chaque outil au niveau national. Du point de vue de la rentabilité et de la diversification des risques, il demeure aujourd’hui préférable de combiner des modèles issus du monde entier. L’objectif majeur de l’IA souveraine ne doit pas simplement résider dans l’autosuffisance, mais plutôt dans l’accumulation d’un soft power en matière d’IA, via la conception de modèles que d’autres souhaiteront volontiers adopter.

Le soft power fait traditionnellement référence à l’attraction suscitée par des principes tels que la démocratie et les droits de l’homme, par la culture associée à titre d’exemple aux films hollywoodiens, plus récemment par les technologies numériques et les plateformes telles que Facebook, ou encore, de manière plus discrète, par différentes applications telles que WhatsApp ou WeChat, qui façonnent la culture au travers des habitudes quotidiennes. Lorsque divers modèles d’IA coexisteront, ceux qui seront les plus largement adoptés deviendront des sources subtiles mais profondes de soft power, compte tenu de leur intégration dans les décisions que prendront chaque jour les individus.

Du point de vue des développeurs d’IA, l’acceptation par le grand public sera indispensable à la réussite. D’ores et déjà, bon nombre d’utilisateurs potentiels se méfient des systèmes d’IA chinois (mais également américains), voyant dans leur utilisation un risque de coercition, de surveillance et de violations de la vie privée, entre autres freins à une adoption généralisée. Il est par conséquent facile d’imaginer qu’à l’avenir, seules les IA les plus fiables seront pleinement adoptées par les Etats, les entreprises et les individus. Si le Japon et l’Europe parviennent à proposer ces modèles et systèmes, ils seront idéalement placés pour gagner la confiance des pays du Sud – une perspective aux implications géopolitiques considérables.

Une IA digne de confiance n’est pas seulement une IA supprimant les biais ou empêchant la fuite de données. A long terme, l’IA devra également incarner les principes de l’être humain, et renforcer plutôt que remplacer le potentiel des individus. Si l’IA finit par concentrer la richesse et le pouvoir entre les mains de quelques-uns, elle ne fera qu’accentuer les inégalités et mettre à mal la cohésion sociale.

L’histoire de l’IA ne fait que commencer, et rien ne nous oblige à ce qu’elle consiste en une course du tout au vainqueur. Au sein d’un hémisphère nord vieillissant et d’un Sud global en pleine jeunesse, les inégalités induites par l’IA risquent néanmoins de créer des fractures durables. Il est dans l’intérêt des développeurs de veiller à ce que la technologie soit un outil fiable d’autonomisation, plutôt qu’un instrument de contrôle omniprésent.

Par Ren Ito
Ancien diplomate japonais et cofondateur de Sakana AI
 


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