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Parmi les victimes, plusieurs enfants, surpris dans l’innocence de leur quotidien, comme si rien ne pouvait annoncer que leur nuit se transformerait en silence irréversible. La joie d’hier s’était muée en deuil collectif, révélant en un instant la vulnérabilité d’une politique censée protéger, mais qui s’était absentée trop longtemps.
Rien, dans ce drame, n’a l’allure d’un accident isolé. Tout, au contraire, pointe vers un enchaînement ancien de failles structurelles, connues de tous et pourtant demeurées sans réponse. Ce n’est pas la fatalité qui a scellé le sort des victimes. C’est l’accumulation lente mais sûre d’un laisser-faire institutionnel devenu presque banal, au point d’en oublier sa dangerosité. Il aurait suffi qu’un fonctionnaire, un jour quelconque au cours des vingt dernières années, se rende sur place et constate que l’immeuble autorisé pour deux étages en comptait désormais quatre. Il aurait suffi qu’un procès-verbal soit rédigé, transmis, suivi. Il aurait suffi que la loi fasse simplement son travail pour que ces vies soient aujourd’hui épargnées. Cette évidence, pourtant implacable, est ce qui rend la tragédie si difficile à supporter.
Les mois précédents avaient déjà envoyé un signal d’alarme. En mai, l’effondrement d’un immeuble du quartier El Hassani, dans l’arrondissement des Mérinides, avait emporté dix personnes. Cette épreuve, qui aurait dû être un tournant, n’a donné naissance à aucune politique concrète, aucun plan de contrôle systématique, aucune activation réelle des dispositifs prévus par la loi 100.12 relative aux bâtiments menaçant ruine. Aucun recensement exhaustif n’a été lancé, aucune commission technique n’a été opérationnalisée avec la rigueur requise, aucune base de données nationale n’a été constituée pour cartographier les constructions fragiles. A défaut d’action, la menace est restée entière, et ce qui devait être un avertissement s’est mué en répétition tragique.
Dans ce paysage, certaines déclarations officielles méritent d’être interrogées à la lumière des faits. A la suite du drame de mai, un membre du gouvernement avait expliqué que huit familles avaient accepté l’évacuation d’un immeuble instable, tandis que cinq l’avaient refusée. L’argument semblait technique, presque administratif, mais il occultait la véritable question : comment demander à une famille modeste d’abandonner son logement sans lui offrir d’alternative viable ? Comment espérer qu’un foyer vivant déjà dans la précarité choisisse l’errance plutôt que le risque, quand aucune solution de relogement n’est prévue ? Ce refus n’était pas un caprice. Il révélait une détresse sociale que la politique publique refuse encore trop souvent de regarder en face. On ne devrait jamais mettre un citoyen devant ce choix impossible : risquer la mort sous un toit fissuré ou affronter la nuit à ciel ouvert.
L’absence des élus locaux, dont les téléphones sont restés silencieux alors que les équipes de secours retiraient les corps un à un, ajoute un symbole douloureux à la scène. Ce n’est pas l’absence protocolaire qui blesse, mais ce qu’elle révèle : des représentants qui connaissent trop peu leur territoire, qui ne visitent pas assez leurs quartiers, qui n’assument pas pleinement la fonction première qui leur a été confiée : surveiller, alerter, défendre. Le drame de Bensouda n’est pas seulement celui d’un bâtiment affaibli, c’est aussi celui d’un lien politique rompu.
Pendant ce temps, des voix citoyennes, dont celle de l’Observatoire marocain de protection des consommateurs, rappelaient depuis des années l’urgence de mettre en œuvre les dispositifs prévus par la loi : création des commissions techniques, établissement de diagnostics, décisions d’évacuation accompagnées de solutions concrètes, élaboration de fiches techniques pour chaque immeuble. Ces demandes, si elles avaient été prises au sérieux, auraient permis d’avoir une visibilité précise sur la santé structurelle du parc immobilier. Elles auraient transformé la prévention en politique publique plutôt qu’en slogan circonstanciel. Mais entre le texte et l’application, un vide persistant continue de creuser sa place au milieu des priorités nationales.
Le plus inquiétant est que la tragédie de Fès n’est qu’un fragment visible d’un problème beaucoup plus vaste. Dans de nombreuses villes du pays, des milliers de bâtiments vieillissent dans un silence trompeur. Certains penchent déjà, d’autres se fissurent à vue d’œil, d’autres encore ont été surélevés sans le moindre suivi technique. Si un projet national de mise à jour, de cartographie et de traitement des constructions à risque avait été lancé à temps, le Maroc aurait pu aujourd’hui se targuer d’une politique préventive exemplaire. A la place, il se trouve dans une spirale où chaque drame ressemble au précédent, où chaque déclaration ressemble à la suivante, et où chaque promesse s’évapore dès que les caméras se retirent.
Ce qui s’est produit à Bensouda n’est pas la conséquence brutale d’un soir de pluie, ni l’œuvre d’un destin imprévisible. C’est la somme de chaque rapport oublié dans un tiroir, chaque plainte ignorée, chaque visite de contrôle jamais effectuée, chaque étage illégal toléré et chaque responsabilité diluée dans le confort de l’impunité. C’est la preuve que les responsabilités qu’on repousse finissent par se rappeler à nous sous la forme la plus violente. Et que lorsque les politiques tardent à protéger, ce sont les citoyens qui paient le prix, parfois de leur propre vie.
Il est temps de sortir de cette logique d’après-coup. Protéger le droit à la vie et au logement sûr ne relève pas du slogan ni de la compassion momentanée, mais d’une vision durable, d’un courage politique réel, d’une volonté d’assumer pleinement le devoir de rendre des comptes. Le Maroc mérite une politique du logement qui ne se contente pas de réagir aux ruines, mais qui empêche leur formation. Une politique qui n’attend pas les sirènes des ambulances pour se rappeler des failles structurelles, mais qui anticipe, contrôle et corrige.
Que restera-t-il de cette tragédie si elle n’est suivie d’aucune réforme profonde ? Peut-être seulement cette vérité implacable : les questions qu’on évite de poser finissent toujours par revenir sous la forme d’un deuil collectif. Et les responsabilités qu’on retarde deviennent, tôt ou tard, des tragédies que rien ne pourra effacer.
Mehdi Ouassat










