A certains égards, l’automne 2025 aux Etats-Unis rappelle celui de 1938 dans l’Allemagne nazie. A l’époque, peu avant le début de la Seconde Guerre mondiale, la déportation en masse de personnes sans papiers constitue l’une des politiques coercitives les plus ambitieuses d’Hitler. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, ce lien entre répression intérieure et prétendue agression étrangère prend forme à nouveau.
A l’automne 1938, la police allemande et les SS rassemblent 17.000 juifs de nationalité polonaise, et les expulsent de l’autre côté de la frontière, vers la Pologne voisine. Cette décision entraînera une succession d’événements, qui peuvent nous permettre de mieux comprendre où se situent les Etats-Unis actuellement : déportation d’une famille, vengeance d’un réfugié désespéré, organisation de pogroms et réorganisation de la police par l’Etat, puis déclaration de guerre.
Nous parlons ici de la famille Grynszpan. Le père et la mère quittent l’Empire russe en 1911 pour s’installer en Allemagne. Leurs enfants naissent dans le pays, parlent l’allemand, et se considèrent comme Allemands. Le fils, Herschel, est parti vivre chez des membres de la famille à Paris, où il connaîtra un ensemble de difficultés administratives, dont la perte de sa citoyenneté.
Privé de résidence permanente en France à l’été 1938, Herschel vit caché dans un grenier pour éviter la déportation, lorsqu’il reçoit une lettre de sa sœur : «Tout est fini pour nous». Herschel décide de se venger. Le 7 novembre 1938, il entre dans l’ambassade allemande à Paris, et abat le diplomate Ernst vom Rath. La politique allemande de déportation de masse entraînera une réaction peu surprenante, bien qu’imprévisible dans ses modalités.
A Berlin, les nazis y voient une opportunité. Joseph Goebbels mentionne un complot, et assimile les actes d’une personne à la responsabilité de tout un groupe. Deux jours plus tard, Hitler permet à Goebbels d’organiser des pogroms dans tout le pays, la Nuit de Cristal.
Les SA, les SS et les Jeunesses hitlériennes, rejoints par de nombreux autres Allemands, détruisent des commerces et brûlent des livres juifs, profanent des rouleaux de la Torah, et envahissent les habitations de juifs. Environ 91 seront tués, et plusieurs centaines se suicideront. Des dizaines de milliers d’hommes juifs seront envoyés dans des camps de concentration.
Neuf décennies plus tard, personne n’aurait pu prévoir précisément ce qu’il adviendrait lorsque l’administration Trump a fait de l’expulsion des sans-papiers sa politique de base, en déployant la Garde nationale à Los Angeles et à Washington – des villes que le président américain considère comme des « terrains d’entraînement pour nos militaires », et comme des « zones de guerre ». Il fallait toutefois s’attendre à des conséquences, qui ont eu lieu lorsque deux soldats de la Garde nationale ont été abattus alors qu’ils patrouillaient dans Washington. L’un d’eux, la militaire Sarah Beckstrom, a succombé à ses blessures.
L’accusé est un réfugié afghan, qui a participé à l’effort de guerre américain dans son pays. Comme Grynszpan, l’auteur a connu dans sa vie le traumatisme et la déshumanisation. Ayant combattu et tué pour un gouvernement étranger dans son propre pays, l’assassin pouvait raisonnablement espérer que sa famille et lui trouveraient une forme de refuge aux Etats-Unis, après leur évacuation d’Afghanistan. Or, il n’a vécu que des désillusions sur le sol américain.
Son expérience, telle que rapportée par le New York Times, est étrangement similaire à celle de Grynszpan. Bien que l’on ne sache pas exactement ce qui a provoqué le passage à l’acte, un bénévole qui avait travaillé au contact de la famille a parlé de «frustrations face à l’incertitude du processus d’immigration américain», et de la crainte de cette famille d’être «expulsée vers l’Afghanistan», dans la mesure où «sa demande de visas spéciaux semblait s’éterniser». Il ne s’agit évidemment pas d’excuser cet acte ignoble, mais de citer un fait nécessaire à la compréhension de la structure de la période actuelle.
Comme l’on pouvait s’y attendre, le président américain Donald Trump entend exploiter cette violence, annonçant son intention de cibler les «pays du tiers-monde», imputant toutes les difficultés de l’Amérique aux migrants, et qualifiant les Somaliens d’«ordures». Trump a exprimé le souhait d’expulser plusieurs millions de personnes, et de dénaturaliser les Américains dont il méprise les valeurs, ou dont les convictions sont selon lui incompatibles avec la «civilisation occidentale». Les non-Américains peuvent craindre un sort encore plus brutal.
Qu’adviendra-t-il ensuite ? Pour les nazis, les déportations de masse et les pogroms de l’automne 1938 constituent des étapes qui conduiront l’année suivante à la création de l’Office central de la sécurité du Reich. On observe aujourd’hui aux Etats-Unis une évolution similaire : initialement chargé de procéder à des expulsions, le service américain de l’immigration et des douanes (ICE) exerce désormais des fonctions d’espionnage, provoque les citoyens, et bénéficie de l’appui des soldats de la Garde nationale. L’ICE est ainsi en train de devenir une sorte de force de police nationale caractérisée par une propagande idéologique et des liens avec l’armée.
Dans l’Allemagne de 1938, les déportations de masse de la Nuit de Cristal ont en un sens contribué à la consolidation du régime nazi. Ce climat d’instabilité était toutefois mal perçu dans le pays – de la même manière que les raids de l’ICE suscitent l’indignation dans les villes américaines. Les mesures radicales qui ont suivi dans l’Allemagne nazie n’ont été possibles que sous le couvert de la guerre. Cela constituerait la prochaine étape prévisible du changement de régime que Trump entend opérer aux Etats-Unis. La guerre constitue le prétexte par excellence lorsqu’il s’agit d’éliminer des ennemis intérieurs, que le pouvoir dépeint comme des ennemis extérieurs.
Pour Trump, le déclenchement d’une guerre contre le Venezuela (ou un autre pays) constituerait la prochaine étape logique du changement de régime aux Etats-Unis. Il est évident que Trump raisonne ainsi, lui qui intensifie les provocations depuis cet été, période à laquelle les Etats-Unis ont commencé à frapper de présumés bateaux de trafiquants de drogue dans la mer des Caraïbes, n’hésitant pas à achever les survivants d’une embarcation détruite, en violation flagrante du droit international.
L’histoire ne se répète pas, mais elle nous éclaire tous. Les partisans de l’autoritarisme aux Etats-Unis savent que la manipulation des émotions associées à l’appartenance politique peut entraîner des troubles et un changement de régime. Quant à ceux qui sont attachés à la démocratie en Amérique, il leur faut prendre conscience de cette dérive, la nommer, et faire le premier pas indispensable pour y mettre un terme.
Par Timothy Snyder
Chercheur permanent à l'Institut des sciences humaines de Vienne
A l’automne 1938, la police allemande et les SS rassemblent 17.000 juifs de nationalité polonaise, et les expulsent de l’autre côté de la frontière, vers la Pologne voisine. Cette décision entraînera une succession d’événements, qui peuvent nous permettre de mieux comprendre où se situent les Etats-Unis actuellement : déportation d’une famille, vengeance d’un réfugié désespéré, organisation de pogroms et réorganisation de la police par l’Etat, puis déclaration de guerre.
Nous parlons ici de la famille Grynszpan. Le père et la mère quittent l’Empire russe en 1911 pour s’installer en Allemagne. Leurs enfants naissent dans le pays, parlent l’allemand, et se considèrent comme Allemands. Le fils, Herschel, est parti vivre chez des membres de la famille à Paris, où il connaîtra un ensemble de difficultés administratives, dont la perte de sa citoyenneté.
Privé de résidence permanente en France à l’été 1938, Herschel vit caché dans un grenier pour éviter la déportation, lorsqu’il reçoit une lettre de sa sœur : «Tout est fini pour nous». Herschel décide de se venger. Le 7 novembre 1938, il entre dans l’ambassade allemande à Paris, et abat le diplomate Ernst vom Rath. La politique allemande de déportation de masse entraînera une réaction peu surprenante, bien qu’imprévisible dans ses modalités.
A Berlin, les nazis y voient une opportunité. Joseph Goebbels mentionne un complot, et assimile les actes d’une personne à la responsabilité de tout un groupe. Deux jours plus tard, Hitler permet à Goebbels d’organiser des pogroms dans tout le pays, la Nuit de Cristal.
Les SA, les SS et les Jeunesses hitlériennes, rejoints par de nombreux autres Allemands, détruisent des commerces et brûlent des livres juifs, profanent des rouleaux de la Torah, et envahissent les habitations de juifs. Environ 91 seront tués, et plusieurs centaines se suicideront. Des dizaines de milliers d’hommes juifs seront envoyés dans des camps de concentration.
Neuf décennies plus tard, personne n’aurait pu prévoir précisément ce qu’il adviendrait lorsque l’administration Trump a fait de l’expulsion des sans-papiers sa politique de base, en déployant la Garde nationale à Los Angeles et à Washington – des villes que le président américain considère comme des « terrains d’entraînement pour nos militaires », et comme des « zones de guerre ». Il fallait toutefois s’attendre à des conséquences, qui ont eu lieu lorsque deux soldats de la Garde nationale ont été abattus alors qu’ils patrouillaient dans Washington. L’un d’eux, la militaire Sarah Beckstrom, a succombé à ses blessures.
L’accusé est un réfugié afghan, qui a participé à l’effort de guerre américain dans son pays. Comme Grynszpan, l’auteur a connu dans sa vie le traumatisme et la déshumanisation. Ayant combattu et tué pour un gouvernement étranger dans son propre pays, l’assassin pouvait raisonnablement espérer que sa famille et lui trouveraient une forme de refuge aux Etats-Unis, après leur évacuation d’Afghanistan. Or, il n’a vécu que des désillusions sur le sol américain.
Son expérience, telle que rapportée par le New York Times, est étrangement similaire à celle de Grynszpan. Bien que l’on ne sache pas exactement ce qui a provoqué le passage à l’acte, un bénévole qui avait travaillé au contact de la famille a parlé de «frustrations face à l’incertitude du processus d’immigration américain», et de la crainte de cette famille d’être «expulsée vers l’Afghanistan», dans la mesure où «sa demande de visas spéciaux semblait s’éterniser». Il ne s’agit évidemment pas d’excuser cet acte ignoble, mais de citer un fait nécessaire à la compréhension de la structure de la période actuelle.
Comme l’on pouvait s’y attendre, le président américain Donald Trump entend exploiter cette violence, annonçant son intention de cibler les «pays du tiers-monde», imputant toutes les difficultés de l’Amérique aux migrants, et qualifiant les Somaliens d’«ordures». Trump a exprimé le souhait d’expulser plusieurs millions de personnes, et de dénaturaliser les Américains dont il méprise les valeurs, ou dont les convictions sont selon lui incompatibles avec la «civilisation occidentale». Les non-Américains peuvent craindre un sort encore plus brutal.
Qu’adviendra-t-il ensuite ? Pour les nazis, les déportations de masse et les pogroms de l’automne 1938 constituent des étapes qui conduiront l’année suivante à la création de l’Office central de la sécurité du Reich. On observe aujourd’hui aux Etats-Unis une évolution similaire : initialement chargé de procéder à des expulsions, le service américain de l’immigration et des douanes (ICE) exerce désormais des fonctions d’espionnage, provoque les citoyens, et bénéficie de l’appui des soldats de la Garde nationale. L’ICE est ainsi en train de devenir une sorte de force de police nationale caractérisée par une propagande idéologique et des liens avec l’armée.
Dans l’Allemagne de 1938, les déportations de masse de la Nuit de Cristal ont en un sens contribué à la consolidation du régime nazi. Ce climat d’instabilité était toutefois mal perçu dans le pays – de la même manière que les raids de l’ICE suscitent l’indignation dans les villes américaines. Les mesures radicales qui ont suivi dans l’Allemagne nazie n’ont été possibles que sous le couvert de la guerre. Cela constituerait la prochaine étape prévisible du changement de régime que Trump entend opérer aux Etats-Unis. La guerre constitue le prétexte par excellence lorsqu’il s’agit d’éliminer des ennemis intérieurs, que le pouvoir dépeint comme des ennemis extérieurs.
Pour Trump, le déclenchement d’une guerre contre le Venezuela (ou un autre pays) constituerait la prochaine étape logique du changement de régime aux Etats-Unis. Il est évident que Trump raisonne ainsi, lui qui intensifie les provocations depuis cet été, période à laquelle les Etats-Unis ont commencé à frapper de présumés bateaux de trafiquants de drogue dans la mer des Caraïbes, n’hésitant pas à achever les survivants d’une embarcation détruite, en violation flagrante du droit international.
L’histoire ne se répète pas, mais elle nous éclaire tous. Les partisans de l’autoritarisme aux Etats-Unis savent que la manipulation des émotions associées à l’appartenance politique peut entraîner des troubles et un changement de régime. Quant à ceux qui sont attachés à la démocratie en Amérique, il leur faut prendre conscience de cette dérive, la nommer, et faire le premier pas indispensable pour y mettre un terme.
Par Timothy Snyder
Chercheur permanent à l'Institut des sciences humaines de Vienne










Trump et la fin de l'hégémonie américaine
