Depuis 1945, l’Europe a prospéré sous protection américaine, acceptant une dépendance stratégique en échange d’une garantie sécuritaire face aux menaces soviétique puis russe. Cet équilibre, déjà fragilisé, est désormais méthodiquement démantelé par l’administration Trump. Les insultes répétées du président à l’égard des Européens — jugés « stupides », « faibles » et incapables de se gouverner — ne sont pas des dérapages : elles traduisent une doctrine. L’OTAN n’est plus un pilier, mais un vestige encombrant.
La nouvelle stratégie américaine repose sur une vision idéologique assumée, étroite et obsédée par l’identité. Trump recentre la politique étrangère sur le voisinage immédiat, en particulier l’Amérique latine, et érige l’immigration en menace existentielle. Le document reprend, sans le dire explicitement, les obsessions de l’extrême droite identitaire : peur du « grand remplacement », fantasme d’un déclin démographique blanc, confusion délibérée entre sécurité nationale et guerre culturelle. La géopolitique cède la place à l’idéologie.
Ce choix est d’autant plus révélateur qu’il relègue la Chine — pourtant reconnue par la plupart des stratèges comme le principal rival systémique des Etats-Unis — au second plan. Là où l’administration Obama avait tenté de structurer une réponse globale à l’ascension chinoise, Trump préfère mener une croisade idéologique contre les migrants. Ce renversement des priorités n’est pas une stratégie : c’est un aveu de repli.
Le Moyen-Orient, autrefois obsession américaine, est lui aussi marginalisé. L’autosuffisance énergétique permet désormais à Washington de se désengager sans état d’âme. Le message est clair : les alliances ne valent que tant qu’elles servent des intérêts immédiats. Le reste — stabilité régionale, responsabilités internationales, cohérence stratégique — devient accessoire.
La rhétorique du document frôle l’absurde. Les Etats-Unis y affirment ne pas vouloir dominer le monde, tout en proclamant leur détermination à empêcher toute puissance rivale, notamment la Chine, d’atteindre un niveau d’influence comparable. Comment contenir sans dominer ? Comment prêcher la retenue tout en disposant de centaines de bases militaires à travers le globe ? Cette contradiction n’est pas accidentelle : elle reflète une puissance qui refuse de nommer son hégémonie tout en s’y accrochant.
L’Europe, elle, est traitée avec un mépris à peine voilé. Le document appelle explicitement à « renforcer la résistance au cours politique actuel de l’Europe de l’intérieur ». Autrement dit : soutenir les forces qui affaiblissent l’Union européenne. Il s’agit d’une ingérence assumée, d’un appui direct aux mouvements d’extrême droite, de Budapest à Rome, qui partagent avec Trump une même hostilité à l’immigration, au multilatéralisme et à l’Etat de droit. Washington ne protège plus l’Europe : il travaille à sa fragmentation.
Les réactions européennes oscillent entre déni et inquiétude. Berlin proteste mollement, Bruxelles tente de sauver les apparences, Paris parle de « trahison » à voix basse. Seul le Danemark ose dire tout haut ce que beaucoup pensent : les Etats-Unis ne sont plus un allié fiable, mais un facteur d’instabilité. Sur l’Ukraine, les concessions américaines à Moscou et l’opposition à l’élargissement de l’OTAN confirment cette dérive. En affaiblissant Kiev et en rassurant le Kremlin, Washington compromet directement la sécurité du continent.
L’Europe est désormais sommée de se débrouiller seule face à une Russie revigorée, tandis que les Etats-Unis regardent ailleurs — ou pire, attisent les divisions internes européennes. Le temps des illusions est terminé. La stratégie américaine ne repose plus sur des valeurs partagées, mais sur un nationalisme brutal et transactionnel.
Ce que révèle ce document, c’est la fin d’une époque. L’ère atlantique, fondée sur une communauté de destin entre l’Europe et les Etats-Unis, touche à sa fin. Une ère post-atlantique s’ouvre, marquée par le repli américain, l’hostilité envers l’Union européenne et l’effondrement des certitudes sécuritaires occidentales. L’Europe n’a plus le luxe d’attendre : soit elle construit enfin sa propre autonomie stratégique, soit elle continuera d’assister, impuissante, au sabotage de l’ordre qui l’a protégée pendant près d’un siècle.
Paris – Youssef Lahlali












