André Chénier : Le poète de la liberté


Par Miloudi Belmir
Vendredi 18 Octobre 2019

Il est connu dans la poésie engagée, et dans la polémique politique en particulier. Son œuvre poétique porte en elle l’humanisme, la vérité, la chaleur de l’art authentiquement humain et l’esprit créateur, vivifiant de son époque révolutionnaire. Son destin a voulu qu’il soit le premier témoin et admirateur de la révolution française. Ses fréquentes participations aux manifestations contestataires, aux meetings et aux rassemblements populaires lui donnèrent l’occasion d’entrevoir un avenir libre pour les opprimés. Il a  dépeint dans ses œuvres  cet avenir dont il aimait ses bâtisseurs qui lui sont restés chers jusqu’à la fin de sa vie.
La révolution française éveilla tous les idéaux et toutes les aspirations, et, pour un admirateur comme Chénier, la vie prit un sens nouveau dans son existence. C’est sans doute au cours de cet événement que ce jeune poète est définitivement devenu un poète de la révolution. Se trouvant toujours sous la pression des événements, Chénier s’est avéré si puissant et si engageant. Les poèmes qu’il avait écrits à cette période expriment avec vigueur et talent les divers aspects de la révolution, sa réalité, son esprit et son devenir.
En lisant Chénier, on trouvera dans ses poèmes la manière franche des poètes modernes, plus souvent des pensées engagées, partout l’empreinte de cette sensibilité profonde sans laquelle il n’est point de poète. Ainsi, quand la révolution fut souillée et son âme fut saisie d’indignation, Chénier ne rejeta pas les principes généreux et libres qu’il avait d’abord embrassés ; il les professa avec la même énergie et la même éloquence ; mais il sépara les faux révolutionnaires des vrais: «Ah ! Je les reconnais et mon cœur se réveille. O sons ! O douce voix chère à mon oreille. O mes Muses, c’est vous. Vous, mon premier amour. Vous qui m’avait aimé dès que j’ai vu le jour. Ingrat ! O de l’amour trop coupable folie ! Souvent je les outrage et fuis et les oublie ».
De cette conviction, Chénier a créé son univers poétique. Dans cet univers, il découvrira des impressions et des sentiments inexprimables en dehors de la réalité ; il percevra la beauté et le charme de la vie. Son désir de vivre cette vie, de la protéger contre les déformations et l’opportunisme en sera accru et sa confiance dans les vrais révolutionnaires en sera renforcée, ainsi que sa volonté de contribuer, par la poésie, à rendre l’existence meilleure, plus belle et plus juste : «Vous voyez, mes amis, si de ce noble soin. Mon cœur tranquille et libre n’avait aucun besoin».
Son caractère était armé contre toute complaisance, toute hypocrisie et tout arbitraire. Il ne voulait pas de la tyrannie des faux révolutionnaires. Il n’aimait pas les factieux. Chénier avait l’âme indulgente et un héritage usé. C’était un esprit supérieur : «J’ai suivi les conseils d’une triste sagesse. Je suis donc sage enfin ; je n’ai plus de maîtresse, sois satisfait, mon cœur. Sur un si noble appui, tu vas dormir dans ton sublime ennui». Le plus frappant chez lui, est l’innocence de ses aveux. Délivré de tout remords, et par là délivré du tragique, de la révolte contre le destin et l’irrémédiable.
La Révolution française semble avoir fait long feu. Chénier poursuit lentement son évolution poétique et s’efforce de la justifier. Ce n’est que peu à peu qu’il acquiert cette conviction que le poète doit s’engager dans la lutte contre la terreur et aborder les critiques que ses compatriotes n’ont pas osé formuler. Il ne cesse de dire à ses détracteurs que le ciel l’a fait poète pour faire entendre le cri de la colère du peuple : «O nuit, nuit douloureuse ! Tardive aurore, viens-tu ? Vas-tu venir ? Es-tu bien loin ? Ah ! Tantôt sur un flanc, puis sur l’autre au hasard. Je me tourne et m’agite, et ne peut nulle part que trouver l’insomnie amère, impatiente, qu’un malaise inquiet et qu’une fièvre ardente».             
Jusqu’ici Chénier a été fidèle à ce qu’il a cru, parfaitement fidèle en ce sens qu’il n’a jamais trompé la Révolution et qu’il n’a jamais cessé d’être fidèle sans de très fortes raisons. Il n’est pas de nature inconstante. Il est au contraire si habitué à vivre avec des révolutionnaires sans songer qu’il est poète. Il n’a guère de vanité ; il était un peu fier, indépendant et libre. Il a souffert : l’origine de cette souffrance est son orgueil peut-être ; peut-être une voix d’en haut qui lui crie qu’il fallait veiller davantage à la garde de son cœur : «Et moi, je te voudrais libre, heureux comme moi. Mais les dieux n’ont-ils point de remède pour toi ? Il est des baumes doux, des lustrations purs qui peuvent de notre âme assoupir les blessures, et de magiques chants qui tarissent les pleurs».
Seul dans son monde solitaire, il se plonge dans la contemplation : «Souffre un moment encore ; tout n’est pas changement ; L’axe tourne, mon cœur ; souffre encore un moment. La vie est-elle toute aux ennuis condamnée ?». Il fut ravi de sa solitude qui chassa de son cœur les séquelles de la déception. Ce fut alors une période triste et sombre, qui l’éloigne de cette révolution. Il était différend par son caractère, son talent, ses convictions, ses ambitions. Mai il y a en lui une force qui l’emporte toujours sur la frustration : «Et bien ! J’aurais bien dû me croire ! Tant de fois à ses torts je cédai la victoire ! Je devais une fois du moins, pour la punir, tranquillement l’attendre et la laisser venir».
André Chénier, dans cette période angoissée de sa vie, eut, pour sauveur sentimental, sa poésie qui consolait son âme au moment de la solitude. Pour lui, c’est la plus belle chose de la terre. Il écrivit ses poèmes pour étouffer les hommes puissants de cette sanguinaire époque qui insultaient son courage et son innocence. Sa seule préoccupation était d’envoyer au diable la tyrannie et la terreur. Il voulait créer la vie, et non la mort, car la vie est magnifique, et le devoir du poète est de créer le beau : «Je ne veux point pour moi que son cœur soit blessé, ni que pour l’outrager mon nom soit prononcé. Je ne veux qu’être seul, je les fuis, les offenses, ou bien, en me voyant, chacun avec effroi. Balance à me connaître et doute si c’est moi».  
Il y a tant de ténèbres dans la vie de l’humanité et elle  a un si grand besoin de poètes pour éclairer sa voie. C’était la poésie  qui lui révélait le sens de la vie. Cet amour pour la vie et la liberté est pour lui une source d’inspiration voire la condition nécessaire de l’inspiration. Et si Chénier aime et comprend la vie, c’est dans ses joies que dans ses souffrances. Chénier est de tous les poètes de cette époque celui qui a le mieux senti en écrivant ses poèmes que le bonheur est dans la liberté  et le désespoir est dans l’injustice : «Vivez heureux ! Gardez ma mémoire aussi chère. Soit que je vive, soit qu’en vain je l’espère».
Il n’avait pas peur de ses juges, c’est ce qui importe le plus. Pour lui, ce n’est pas le jugement qui est terrible, c’est l’esprit de la révolution qui est trahi par l’esprit opportuniste. La Révolution est son rêve et il l’aime pour son indulgence et son humanité, et non pour sa cruauté et sa féroce soif de vengeance. Ainsi, Chénier découvrait une autre manière de mourir. Il ne considérait plus ses bourreaux comme des êtres grossiers, mais comme les témoins d’une époque sombre dans la mémoire de l’humanité : «Mais telle qu’à sa mort, pour la dernière fois, un beau cygne soupire, et de sa douce voix, de sa voix qui bientôt lui doit être ravie. Chante, avant de partir, ses adieux à la vie. Ainsi, les yeux remplis de longueur et de mort, pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort».  
Cette nuit qui précéda le jour de son exécution, Chénier fit sans doute un rêve pénible, car il fut réveillé par ses bourreaux. En entendant leurs voix, qui lui parurent terribles et en ouvrant les yeux vers les ténèbres, il ressentit une paix et une sérénité. Il sentit heureux. Son inquiétude disparut comme le dernier oiseau qui s’envole du nid. : «Je meurs. Avant le soir j’ai fini ma journée. A peine ouverte au jour, ma rose s’est fanée. La vie est pour moi de volages douceurs ; je les goûtais à peine, et voilà que je meurs. Mais, oh ! Que mollement reposera ma cendre».
La mort de Chénier marque un tournant dans l’histoire de la Révolution française. C’est la fin de la période de combat contre la terreur, la fin des luttes difficiles. Mais c’est aussi le début d’une ère nouvelle, la plus importante sans doute, parce qu’à travers le combat sur l’injustice, la Révolution avait pris conscience d’elle-même : «Mais désormais à peine il suffit à sa gloire : On se l’arrache. Il court de victoire en victoire. Chacun a ses refrains faute de recueils forts beaux. Il attache une tête aux bouts-rimés nouveaux. Aux droits litigieux de plusieurs synonymes».
Il y a tant de poèmes  pessimistes, tant de poèmes optimistes chez André Chénier. Et voilà tout le secret de son art, secret qui a fait sa gloire et qui le conduira à sa perte. L’esprit héroïque des envolées épiques, le tragique et le burlesque, l’ironie et le sérieux, le lyrisme très profond et libre de contraintes formelles, tout cela, du ressort de son imagination créatrice, est révélé par lui dans des formes originales et nouvelles. Il sait toujours avec certitude ce qu’il veut, ce pourquoi il lutte et contre quoi il se prononce. Ceci définit l’immense portée littéraire de l’œuvre de Chénier : «Oh Muses, accourez ; solitaires, divines, aimantes des ruisseaux, des grottes, des collines ! Soit que parmi les chœurs de ces nymphes du Rhône. Phoebé dans la prairie, où son flambeau vous luit, dansantes, vous admire au retour de la
nuit ; venez».
Dans chaque poème de Chénier apparaissent des âmes malheureuses, celles qui vivent sans espoir et sans possibilité de rédemption. Dans tous ses écrits, Chénier n’a cessé d’évoquer le malheur et la paralysante  tristesse qui gisent au fond de la vie des hommes. C’est dans cette perspective que sa poésie atteste sa présence et son efficacité.
Ainsi la préoccupation de la destinée humaine a gagné sa poésie animée par la volonté de frustration : « Tout homme a ses douleurs. Mais aux yeux de ses frères chacun d’un front serein déguise ses misères. Chacun ne plaint que soi. Chacun dans son ennui envie un autre humain qui se plaint comme lui. Nul des autres mortels ne mesure les peines. Qu’ils savent tous cacher comme il cache les siennes. Et chacun, l’œil en pleurs, en son cœur douloureux se dit : - «Excepté moi, tout le monde est heureux» - Ils sont tous malheureux. Leur peine importune crie et demande au ciel de changer leur fortune. Ils changent et bientôt, versant de nouveaux pleurs, ils trouvent qu’ils n’ont fait que changer de malheurs».       
La lecture attentive des œuvres d’André Chénier assigne à ce grand poète un rang glorieux. Il est l’un des poètes novateurs qui vit des âges modernes ; la nouveauté de son génie est dans les strophes de sa poésie. Tous ses poèmes révèlent un poète militant. C’est la passion de la révolte qui le soulève. La révolte ici est toujours mêlée à la morale, et on la trouve dans tous ses poèmes. De cette révolte, Chénier a appris l’audace et le mépris pour la poésie désengagée : «Et moi, je te voudrais libre, heureux comme moi. Mais les dieux n’ont-ils point de remède pour toi ? Il est des hommes doux, des lustrations pures qui peuvent de notre âme assoupir les blessures, de magiques chants qui tarissent les pleurs».
La poésie d’André Chénier répond à sa volonté de poète  et à ses convictions. Il a écrit la poésie qu’il voulait lire et voir composée autour  de lui. Une poésie reconnaissant ce monde réel dans lequel vivent les hommes, celui de l’hypocrisie, de la haine, de l’injustice, de l’intolérance. Une poésie claire et simple et surtout une poésie chantante. Car ce sont les caractères les plus apparents du style d’André Chénier.
André Chénier n’avait laissé dans le souvenir de certains admirateurs qu’un nom promis à la gloire. Ses poèmes survivront à bien d’autres qui aujourd’hui paraissent meilleurs. Chénier a exercé sur la littérature et la poésie du XIXème siècle une immense influence. Il faisait partie de ces poètes engagés que l’on voit paraître au début de la Révolution, qui se passionnent courageuse candeur pour toutes les nobles idées  de liberté et de justice.
Il reste que nul n’incarne avec plus d’éclat, d’entrain la parfaite possession des ressources du langage, et qu’il n’a pas fini de nous étonner. Un de ses poèmes, (La liberté) est peut-être son chef-d’œuvre. C’est l’émoi du souvenir, c’est un cœur blessé qui donne sa palpitation à une expression prosodique où semble confondues toutes les époques de la poésie.

La liberté d’André Chénier

«(Le berger). Non, garde tes présents. Les oiseaux ténèbres, la chouette et l’orfraie, et leurs accents funèbres. Voilà les seuls chanteurs que je voudrais écouter ; voilà quelles chansons je voudrais imiter. Ta flûte sous mes pieds serait bientôt brisée ; je hais tous vos plaisirs. Les deux fleurs et la rosée, et de vos rossignols les soupirs caressants. Bien ne plaît à non cœur, rien ne flatte mes sens, je suis esclave.
«(Le chevrier). Hélas ! Que je te trouve à plaindre ! Oui, l’esclavage est dur, oui, tout mortel doit craindre de servir, de plier sous une juste loi ; de vivre pour autrui ; de n’avoir rien à soi. Protège-moi toujours chéris ! O mère des vertus, mère de la patrie».
Un jour peut-être, André Chénier n’existera plus que dans le souvenir. Le lecteur troublé ira chercher ce grand poète au fond de sa tombe. Incapable de se révéler seul, il sera révélé par la force d’imagination propre au poète. L’ironie n’est pas des plus cruelles.
Dans sa préface, H. De Latouche, en s’expliquant, note ceci : «Doué d’une raison supérieure et de ce courage civil, rares en France où la valeur est commune. André Chénier devait se placer dans les rangs peu nombreux de ces hommes que n’approchent ni l’ambition, ni la crainte, ni l’intérêt personnel. La plupart des esprits ne sauraient comprendre qu’on ne tienne à aucun parti, à aucune secte, et qu’on ose penser tout seul : c’est le propre des amis de la liberté».


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