Bayân et figures de style



​Les errances d’Edith Wharton à travers le Maroc


Par Miloudi Belmir
Samedi 31 Janvier 2015

​Les errances d’Edith Wharton à travers le Maroc
Quitter l’Amérique, c’était tourner la page sur tout un pan de sa vie : l’échec, le désespoir et le sentiment de frustration. Arrivée à Paris dans la période de 1908, Edith Wharton vivait mal, mais elle aimait tout de même cette ville. Faire un long séjour à Paris constituait forcément pour elle un rendez-vous avec un présent. Les amis Paul Bourget, Anna de Noailles, André Gide, Jean Cocteau étaient là et tous venaient la voir. 
A Paris, la vie coulait lente et monotone. Edith Wharton ne s’était occupée que de la littérature avec son ami de cœur Walter Berry, écrivain passionné, de grand talent pour l’écriture et pour la vie. Elle n’avait dans son existence que des angoisses d’écrivaine, torturée par un rêve si grand qu’elle espérait l’attendre. Ce rêve la jetait dans l’attente face à sa conscience révoltée et libre. 
C’était l’esprit des découvertes qui se réveillait. Edith avait le bon sens. Son fidèle ami de cœur Walter Berry s’était adressé à elle et lui avait proposé d’oublier le passé et de l’aider à démêler les inquiétudes les plus complexes et les plus brûlantes de son passé. Edith était sensible au soutien de Walter, ne serait-ce que parce que l’atmosphère morose du Paris littéraire lui était dégoûtante. 
Cet éprouvant trouble des sentiments  trouva écho dans une idée de voyage. Mais le voyage, en temps de guerre, se heurterait probablement à divers obstacles. La séparation d’avec l’homme aimé serait extrêmement pénible pour Edith : « Monter à bord d’un vapeur dans un port et débarquer dans un pays pour lequel il n’existe pas de guide produit une sensation de nature à éveiller  l’appétit du voyageur le plus repu. » 
La vie commençait, celle qu’Edith avait toujours pressentie. Elle était entrée, par la grande porte, dans ce milieu magique. Elle rencontrait des Marocains, ils l’invitaient. C’étaient des moments heureux. Elle vivait comme une princesse et ne voulait pas savoir les choses de son époque. Ces choses qui dérangeaient ses merveilleux séjours : « On peut fort heureusement  occuper l’esprit à autre chose. Dès qu’on quitte Tanger, l’Europe et l’Européen disparaissent, et dès que la voiture commence, après les derniers jardins, à monter et à descendre dans les petites collines arides, on peut être sûr que toute silhouette qui apparaîtra désormais sur la route ne sera plus prosaïque mais pittoresque et que ses vêtements, plutôt que grotesques, seront gracieux. »
C’était avec le même entrain qu’Edith traversait le Maroc en plein mois d’été. Elle avait aimé en lui tout ce qui était spontané, magique et drôle. Elle adorait ce pays, il lui plaisait. Au Maroc, elle vivait dans les rêves, une telle harmonie sans problème : « Il est bon de commencer par une telle aventure, non seulement parce qu’elle développe le fatalisme nécessaire pour apprécier l’Afrique, mais aussi parce qu’elle propulse d’un seul coup au centre mystérieux du pays : un pays si profondément modelé par ses kilomètres de désert que l’on ne peut parvenir à comprendre les villes qu’après avoir connu ce désert. 
Edith Wharton était donc à la conquête de ce nouveau monde. Les premiers jours au Maroc se déroulèrent dans le calme. Entourée de rêves qu’elle seule voyait, elle parcourait cette terre et la contemplait en silence. Cette terre était tellement immense que personne ne pouvait l’embrasser: «Tout autour de nous s’étend à l’infini un paysage désertique de palmiers nains. A quelques mètres se dressent l’inévitable Koubba et  son figuier. Plus loin, nous distinguons un groupe de huttes d’où viennent, en la circonstance, un groupe de petits Arabes et un grand berger pensif. Ils sont pleins de bonne volonté et, à l’évidence, pourraient nous fournir bien des informations. » 
Au fur et à mesure que le temps s’écoula, Edith fut happée par la vie culturelle marocaine. Dans ce Maroc millénaire, elle découvrait des gens hospitaliers, gais et chaleureux. Ils se jetaient corps et âme dans leurs activités quotidiennes. Leurs traditions étaient antiques, empreintes de phycologies et de métaphysique : « Les gens commençaient à se montrer sur les terrasses ; c’était une heure de paix, une heure pour les absolutions, une heure pour la vie de famille sur les toits des maisons. Des groupes de femmes en vêtements clairs et aux voiles flottants se parlaient d’une terrasse à l’autre, au milieu du babil des enfants et des appels gutturaux de négresses aux tenues voyantes. Et voilà que, sur un toit à côté du nôtre, apparurent de minces danseurs en caftans blancs et aux pieds enduits de henné. »
Ce coup de foudre initial se transformait au fil des jours en attachement, pour finir en identification. Edith Wharton devenait vite marocaine. Elle le resterait d’une certaine façon toute sa vie. Au Maroc étaient ses lieux ; au Maroc elle connaissait son premier rêve, duquel naîtra son roman « In Morocco »  en 1920 publié en français sous le titre « Voyage au Maroc » ; au  Maroc elle rencontrait ses meilleurs amis, dont certains le resteront toute sa vie ; au Maroc, elle rédigeait un nombre important de ses témoignages. Le Maroc la happait entièrement, l’amenait à une première prise de distance avec son passé. 
Au Maroc, Edith Wharton se sentait en paix. Quand elle errait à travers le pays, elle retrouvait le goût de vivre ; par contre en Amérique, elle vivait dans un univers balayé par les pulsions de mort. Elle se plaignait toujours de l’absence de chaleur et de l’éloignement de son amour. Le Maroc était le silence sur cet épisode douloureux. Elle retrouvait à peine son rêve. Elle se sentait installée dans son propre pays pour en faire une terre imaginaire : « Dans quelques années, on connaîtra bien mieux le passé du Maroc, mais ce passé sera bien moins visible pour le voyageur qu’il ne l’est aujourd’hui. »
De ce bonheur naissait (In Morocco), le plus beau des ouvrages qu’Edith ait écrit. Ce journal était un succès immédiat et le restera jusqu’à nos jours. Edith était, bien sûr, la première et la plus enthousiaste des écrivains, elle écrivait : « Par conséquent, pour l’usage des heureux voyageurs qui projettent d’aller au Maroc, j’ai ajouté au récit de mes propres impressions un panorama de l’histoire et de l’art du pays. » 
Au Maroc, le voyageur qui rêvait d’un destin y trouvait mille vies. Pour celui qui voulait grandir et rester rêveur, chaque ville semblait confirmer cette vocation. Toutes ses villes exerçaient un tel magistère. Avide de connaître, Edith n’avait pas pu empêcher d’interroger son regard. A Tanger, elle découvrait tout à la fois l’univers de la beauté, de l’art et de l’affection des Tangérois. Cette ville exerçait sur elle une attraction magnétique : « Bien difficile de rendre justice à cette ville bleu pâle, adossée à l’intérieur de remparts ocre contre les jardins touffus de la « Montagne », à l’animation de sa place du marché et à la secrète beauté de ses rues arabes escarpées. Tanger grouille de gens habillés à l’européenne, il y a des enseignes en anglais, en français et en espagnol au-dessus de ses échoppes, des stations de fiacres dans ses squares ; elle est une sorte de point de passage obligé pour le voyageur. Mais, après une dernière faille de la « Montagne », s’étend un monde de mystère sur lequel se lève l’aube rosée. »  
Edith Wharton quittait Tanger à son grand regret. Il n’était pas facile pour elle, rêveuse, de se séparer de cette ville où elle vivait entourée de ses amis. Arrivée à Rabat, elle avait éprouvé une joie particulière. Pour la première fois depuis bien des années, un grand amour.  Cette ville était entrée dans sa vie. Elle avait enfin rencontré son rêve. Elle percevait tout ce qui se passait devant elle de façon émotionnelle en artiste et non en voyageuse : « Salé la blanche et Rabat la rouge s’épient sévèrement de chaque côté de la barre écumeuse du Bou-Regreg, chacune entourée de remparts, surmontée de toits en terrasse et  de minarets. Elles présentent une image étonnamment complète des deux types de villes marocaines : la blanche et le fauve. Au pied de l’une comme de l’autre, l’Atlantique déploie ses rouleaux avec le grondement des mers septentrionales et sous le ciel brumeux du nord. Trouver les habituels paysages africains baignés par une brume inhabituelle est l’une des surprises qu’offre le Maroc. »  
Le voyage se poursuivait dans un paysage surprenant. Enfin, Edith arrivait à Volubilis. Ce voyage était le premier d’une  série  d’allers et retours entre Tanger et Marrakech. A Volubilis, Edith Wharton profitait du repos pour se lancer dans ses tentatives connues d’écriture. Dans son journal,  qui commençait à cette date, elle prenait la plume pour relater le début de ce voyage : « Volubilis (appelé par les Arabes le Château du Pharaon) est la seule ruine romaine d’importance découverte jusqu’à présent au Maroc. Elle se trouve à l’extrémité d’un haut plateau que dominent les montagnes du Zerhoun. Sur son autre bord, le plateau s’affaisse rapidement jusqu’à une étroite vallée, verte de vergers et de jardins et, dans le goulot de cette vallée, là où les collines se rejoignent à nouveau, s’élève sur un fond de paysage boisé, la blanche cité conique de Moulay-Idriss, la ville sainte du Maroc…En ce qui concerne les grands monuments, il en reste donc peu de Volubilis : seulement quelques fragments d’une basilique, un morceau d’un arc de triomphe élevé en l’honneur de Caracalla, ainsi que des colonnes renversées et ces architraves que Rome sema sur son chemin dans le monde entier. »
   Après un bref séjour à Volubilis, Edith s’arrêta à Fès. La joie de découvrir cette ville était son désir. C’était le premier contact concret d’Edith avec une ambiance dont elle se souviendrait toute sa vie. Elle aimait Fès, admirait les Fassis et respectait leur culture : « Tout ce que le lecteur des Milles et Une Nuits y cherchera s’y trouve : les niches blanchies à la chaux où de pâles adolescents assis en tailleur tissent ces beaux tapis qui font la renommée de la ville ; les passages en tunnel où d’indolents marchands pieds nus sont accroupis dans les échoppes de selles et armes ouvragées, de pantoufles de cuir citron pâle et de babouches richement brodées ; les étals de fruits, d’olives, de bonbons au sirop, de chandelles pour les tombes de saints, de guirlandes de poivrons rouges et verts, de gâteaux et condiments variés que la dame du conte des Trois Calenders part acheter, en ce matin mémorable, au marché de Bagdad. »    
Sur cette grande étendue rouge parcourue  par d’innombrables files d’ânes qui ramènent de l’eau des sources et par de longues caravanes de mules et de chameaux ; et par les voitures de l’administration, Edith Wharton rejoignit  Meknès. Cette ville de ce début du siècle précédent émerveillait cette écrivaine en quête de connaissance. Tout était différent de la ville de Fès endormie dans son histoire. Meknès lui faisait perdre pied. C’était une ville qui évoluait dans la modernité. Ses repères historiques resteront uniques dans l’histoire de la culture marocaine : « Meknès fut construite par le sultan Moulay-Ismaël, autour d’une petite ville dont le site lui plut, au même moment où Louis XIV construisait Versailles. Que deux souverains fissent jaillir en même temps deux cités du néant ont amené ceux qui ont le goût de l’analogie à décrire Meknès comme le Versailles marocain : ce qui n’a guère plus de sens que d’appeler Phidias le Benvenuto Cellini de la Grèce. »
Même sans avoir démêlé les fils invisibles de l’histoire qui étaient en train de se dérouler sous ses yeux, Edith continuait d’errer à travers le Maroc. Son voyage se poursuivait vers Marrakech. C’était dans cette ville unique et passionnante, qu’allait se plonger Edith dans l’atmosphère de cette ville fascinante. Marrakech était dorénavant bien accueillante et la soif de découvrir ce monde tellement différent l’absorbait tout entière : « Si l’on veut comprendre Marrakech, il faut commencer par monter au soleil couchant sur le toit de Bahia. En contrebas s’étale la ville-oasis du Sud, plate et vaste comme un grand camp de nomades qu’elle est en réalité, avec ses toits bas qui s’étendent de tous côtés jusqu’à une ceinture de palmiers bleus, elle-même encerclée par le désert. Seuls deux ou trois minarets et quelques hautes demeures aristocratiques entourées de jardins brisent l’horizontalité générale ; mais c’est à peine si on les remarque, tant le regard  est attiré par ces deux masses dominantes que sont la muraille blanche de l’Atlas et la tour rouge de la Koutoubia. »
Il existe toujours quelque chose de commun entre les écrivains de toutes tendances ; de diverses couleurs et de différentes époques ; c’était l’amour qu’ils éprouvaient pour le pays qu’ils admiraient. Edith Wharton était amoureuse et humaine à la fois, elle était américaine et citoyenne du monde et en même temps artiste et écrivaine. Elle avait connu le tourment de vivre comme une tsigane et la passion d’être une vraie cosmopolite. 
Femme de caractère et de cœur, femme blessée et aimée par la vie, Edith Wharton demeurera l’un des auteurs les plus émouvants de la littérature universelle et l’un des grands témoins de son temps.


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