Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ (Juin – Août 1955) : la contre-offensive des partisans du maintien du statu quo


par Abderrahim Bouabid
Samedi 5 Septembre 2009

Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ  (Juin – Août 1955) : la contre-offensive des partisans du maintien du statu quo
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux
entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de
tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre. L’histoire de l’indépendance du Maroc,
est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe  d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


Notre confiance en Si Bekkaï était totale. Cependant, nous avions attiré son attention sur un point. L’effet escompté d’une déclaration de Mohammed V, alors qu’il demeurait en exil, risquait d’être nul. L’opinion marocaine l’accueillerait avec scepticisme, et pourrait la considérer comme nulle.
Je rejoignis Si Bekkaï au Maroc en passant par Madrid puis Tanger. J’ai relaté ailleurs, les raisons de mon passage par l’Espagne et ma détermination de rejoindre l’armée de libération qui était alors en formation. Ma conviction reste que les évènements au lendemain de l’indépendance auraient évolués tout autrement si ce projet avait été agréé.
J’ai toutefois fait le point avec Ahmed Balafrej, en le mettant au courant des entretiens officieux que nous avions eus à Paris. Balafrej, maintenait les termes de la déclaration12 qu’il avait faite un an auparavant. Mais j’ai regretté vivement qu’il restât isolé, sans relation avec les organisations de résistance ou les dirigeants de l’armée de libération.
Arrivé à Rabat, je fus reçu avec une chaleureuse cordialité par le résident général. Je n’ai pas manqué d’attirer son attention sur le fait qu’il s’adressait à trop « d’interlocuteurs », qui étaient loin d’avoir tous la confiance des Marocains.
« Pour mener à bien les négociations avec la Tunisie, le gouvernement français a réalisé, avec raison, qu’il fallait traiter directement avec le Néo-Destour et Bourguiba. »
« Pourquoi au Maroc, où le problème est plus grave, tenir à associer des « traditionalistes », c’est-à-dire des Arafistes de la première heure ? Cela risquait de provoquer la méfiance de l’opinion marocaine... ».
Le résident m’a demandé aussi, en souriant, ce que nous pensions de Fatmi Ben Slimane entre autres. Je lui répondis que c’était une personnalité cultivée, très habile, mais que certains ne lui pardonnaient pas d’avoir fait acte d’allégeance à Ben Arafa.
Enfin, l’ambassadeur a insisté sur la nécessité d’un retour au calme. En effet, Paris serait bientôt saisi de son rapport et d’un plan et qu’il avait l’intention de mettre en acte avant le 20 août.
Puis, Grandval me fit part de sa surprise et aussi de sa satisfaction en apprenant la déclaration très modérée de Si Allal El Fassi, faite au correspondant de France-Soir au Caire, le 20 Juillet13 .
Quelle explication donner à la prise de position du leader du parti ? Celui-ci, tout en maintenant la revendication d’indépendance, laissait espérer que si le nouveau résident parvenait à appliquer le traité de Fès, en supprimant l’administration directe, il tiendrait cette mesure pour le premier signe manifeste de la volonté d’entente de la France. J’avoue que j’étais fort embarrassé, et plusieurs militants nous harcelaient de questions à ce sujet.
J’ai dû donner une explication qui dût paraître peu convaincante : pour éviter toute équivoque, j’ai souligné que pour l’Istiqlal, le problème politique de fond, restait l’abrogation du traité de Fès et la proclamation de l’Indépendance nationale. Que notre parti ne pouvait accepter de négocier que sur ces bases. Quant à la déclaration de Si Allal El Fassi, je l’interprétais de la façon suivante : l’acte d’administration directe le plus grave, a été le coup de force du 20 août 1953 qui a évincé le souverain légitime, pour lui substituer un vieillard docile.
Si l’administration française s’abstenait d’intervenir directement dans les Affaires marocaines, Ben Arafa ne resterait plus sur le trône, un jour de plus.
« C’est ce que Allal El Fassi et le parti de l’Istiqlal attendent de vous, Monsieur l’ambassadeur... ».
Mais la contre offensive des partisans du maintien du statu quo n’allait pas tarder à être déclenchée avec une orchestration frappante. Le jeu était mené de Paris.
Précédemment, dès le 23 juillet, les républicains sociaux votèrent une motion excluant la restauration de Mohammed V, ou l’intronisation d’un membre de sa famille.
Brahim Glaoui, fils du Pacha était à cette date à Paris. Un « message » de Ben Arafa, daté du 28 juillet, avait été remis à l’ambassadeur Grandval par Abderrahman Hajoui. Il y déclarait qu’il entendait se maintenir sur le trône, et que, jusqu’à présent, il avait été empêché d’exercer ses fonctions. La nouvelle de cette lettre adressée au Président de la République, a été diffusée par la presse parisienne, avant l’arrivée à son destinataire.
Puis, le 2 août, une autre lettre, émanant cette fois-ci du Glaoui, fut transmise au Président du conseil, par Brahim Glaoui, de nouveau expédié à Paris. Il s’agissait d’une mise en garde du « seigneur de l’Atlas », où il était précisé que des pressions extérieures étaient exercées sur Ben Arafa pour le contraindre à s’effacer. Le texte intégral de cette lettre a été publié par Paris-Presse, au moment même ou Brahim Glaoui la remettait au président Edgar Faure.
La signification de ces manoeuvres, tramées à Paris, était claire : contrecarrer l’action du Président du conseil et du nouveau résident général en «dévoilant » à l’opinion publique que l’on cherchait à évincer Ben Arafa, par la contrainte !
Avec le recul, on peut se demander aujourd’hui, si le résident général n’a pas été pris de vitesse. Le « plan d’action » qu’il avait communiqué au gouvernement était en tous points ou presque, conforme aux instructions gouvernementales dont il avait été muni dès sa nomination. Quelles raisons l’avaient poussé à demander en  somme, la confirmation des instructions qu’il avait déjà en mains ?
Tout semble indiquer qu’il avait perdu un temps précieux. Ben Arafa ne pouvait pas se retirer « volontairement » pour la raison évidente qu’il était prisonnier de Hajoui, Glaoui, et de « Présence-française ». Trop d’importance a été également accordée à A. Hajoui, que tous les Marocains connaissent comme un intrigant de second ordre. Il recevait ses ordres de ses maîtres de Paris ou de Rabat. Il se savait irrémédiablement compromis. Comment pouvait-on espérer « convaincre » un homme aux abois ?
Il est apparu, trois mois plus tard, qu’il suffisait de le maintenir loin de Ben Arafa, quelques heures, pour que celui ci accepte de rejoindre sa retraite à Tanger.
Mais revenons à cette période riche en péripéties et en coups de théâtre. Ce fut vers le 26 Juillet. Je n’avais pas encore pu saluer le Fquih Mohammed Ben Larbi Alaoui, qui venait d’être libéré. Ce vénérable vieillard, fondateur du mouvement national dès les années 1925, gardait l’ardeur de la jeunesse. Il avait supporté son internement dans le sud avec un courage exemplaire. Il était l’un des rares, en 1953, parmi les oulémas à refuser d’apposer sa signature sur l’acte d’allégeance à
Ben Arafa. Au moment de son arrestation, il avait déclaré : « A partir du 20 août 1953, c’est le commencement de la fin du protectorat » .
Je l’ai trouvé en compagnie de Si Bekkaï et de quelques autres membres du parti. Je ne pus résister à lui faire part de l’idée développée plus haut, au sujet d’une restauration de Mohammed V par les Marocains eux –mêmes, au lieu de s’éterniser à l’exiger du gouvernement français.
- « Mais nous ne sommes pas libres de le faire ? » me répondit il.
- « Mais supposez, » dis-je, « que le Maroc obtienne en priorité l’abrogation du protectorat, bien entendu après l’éviction de Ben Arafa, que Mohammed V soit transféré libre à Paris, le gouvernement marocain libre et indépendant, n’aurait plus rien à exiger du gouvernement français. Mohammed V se réinstallerait sur son trône par la seule volonté de son peuple ».
Je le mis au courant des derniers développements de la situation. Ben Larbi Alaoui me considéra longuement en souriant.
- « J’ai pleinement confiance dans l’avenir. Nous aurons gain de cause. Mais attention, Bouabid, ne te laisse pas séduire par des propos qui pourraient s’avérer dangereux. Restons sur notre position, c’est la meilleure. »
Ben Larbi Alaoui avait peut-être raison à l’époque. De toutes les manières, il ne s’agissait que d’une hypothèse, dont les modalités d’application n’étaient pas encore précisées.
L’essentiel était de faire face aux manoeuvres des ultras, et c’était à Paris qu’il fallait agir.
Nous eûmes plusieurs entretiens, Bekkaï et moi avec J. Duhamel et P. July. L’un et l’autre nous laissaient peu d’espoir à propos d’une action immédiate sur la question du trône. La lettre de Ben Arafa au Président de la République, le message du Glaoui au président Faure avait permis à nos adversaires de reprendre l’offensive.
Le gouvernement français était menacé d’éclatement. Il fallait une nouvelle réunion du Comité interministériel de l’Afrique du Nord, de nouvelles délibérations.
Un nouveau « Plan Faure » fut adopté le 12 août par ce Comité puis par le conseil des ministres : sans révéler la teneur de ce plan, le président Faure fit une déclaration à la presse : le gouvernement s’était mis d’accord sur la politique à suivre au Maroc qui allait mettre fin à une phase critique dans le délai d’un mois ! Il n’était donc plus question d’agir avant le 20 août comme le peuple marocain l’attendait. Mais ce qui était encore plus grave, c’était lorsque la teneur de ce plan nous fut révélée à Rabat par G. Grandval. Nous apprîmes avec consternation qu’il ne s’agissait plus, ni d’évincer Ben Arafa ni du transfert du souverain exilé en France.
Le « régime Ben Arafa » demeurait, le résident général avait pour instructions de demander à ce dernier de constituer un gouvernement « représentatif », c’est-àdire comprenant des nationalistes, des modérés et des Arafistes.
La déception et l’amertume étaient générales. Nous apprîmes par la suite que la liste des « ministrables » avait été établie par le gouvernement français lui-même. Ben Arafa devait choisir, parmi les noms qui figuraient, une équipe
« représentative ».
Fatmi Ben Slimane fut le premier pressenti : il eut le courage de décliner l’offre.
Puis ce fut, de nouveau, le défilé à la Résidence de personnalités politiques, des « notables », etc.
A Paris, je reçus des assurances sur les intentions du président Faure. Celui-ci n’avait pas changé d’avis : il considérait toujours comme inéluctable et le départ de Ben Arafa et le retour en France du souverain exilé. Mais il ne pouvait mettre en application ce projet, qu’en y ralliant le président Pinay. Il ne pouvait heurter de front les adversaires de son plan. On nous demandait toujours très officieusement de patienter et surtout de faire patienter nos militants.
Nous leur avons expliqué que les « raisons » du gouvernement français étaient incompréhensibles pour les Marocains. A l’espoir suscité par la nomination du nouveau résident, succédait une amère déception. Les résistants, dans les villes comme dans les campagnes, ne pouvaient qu’intensifier leur action.
Au Maroc, « Présence-française » fut également reçue par le résident général, qui leur fit part du « nouveau plan » dont le démarrage serait la constitution d’un gouvernement marocain « représentatif », avant le 12 septembre. Encouragée par l’échec du premier plan, la délégation présidée par M. Le Coroller, exigeait la mise en application d’un régime de co-souveraineté, donc un Etat franco-marocain, « une participation française organique à l’exécutif et au législatif14 » .
Elle exigeait la constitution d’un gouvernement comprenant des Français et des Marocains !
Quant aux « Français libéraux du Maroc », ils adjuraient le gouvernement français de prendre des décisions claires et donnaient un appui total au résident général15.
Bien entendu, Ben Arafa ne put constituer l’équipe « représentative » exigée par les instructions de Paris. Après plusieurs démarches de MM. Grandval et Gillet, le souverain fantoche répondit, en proposant un « gouvernement » formé uniquement de traditionalistes. En effet, la participation de l’Istiqlal en particulier, lui a-t-on fait dire, signifierait que la France était disposée à accepter l’indépendance immédiate du Maroc.
Le lobby des ultras de Paris, Boussac, le général Lecomte renvoyaient ainsi la balle au président Faure. Ceux-ci voulaient alerter la droite et le centre de l’assemblée du danger à exiger de Ben Arafa la participation des nationalistes : l’intangibilité du traité de Fès ne pouvait être assurée que par le maintien de Ben Arafa.
Nous apprîmes, durant cette période, qu’une conférence franco-marocaine allait avoir lieu, quelque part en France, vers la fin août. Elle réunirait les membres du
Comité de coordination de l’Afrique du Nord et le « gouvernement Ben Arafa », pour discuter des réformes à entreprendre. Si l’on amenait le président Faure à accepter le « gouvernement traditionaliste », on arriverait ainsi à sauvegarder et Ben Arafa et le traité du protectorat. Il s’agissait de faire échec même au nouveau plan arrêté le 11 août.



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