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Si Jemaa El Fna m'était conté : Hommage aux conteurs


Par Maria Makhfi-Jaouad *
Mardi 14 Décembre 2010

Si Jemaa El Fna m'était conté :  Hommage aux conteurs
A l'opposé du discours ronflant et ampoulé des origines : "Jemaa El Fna : patrimoine universel", c'est désormais en termes de signes ou de questions "pathologiques" que l'on décrit ces derniers temps la place : "agonie…glas…blettissement…". Les artistes de Jemaa El Fna -notamment les conteurs - font de plus en plus l'objet d'un examen attentif : de la solennité de l'authenticité aux railleries plaisantes ou piquantes ; zoom sur une place "malade", un syndrome méconnu fort handicapant.
Dans ce petit monde de censeurs corvéables à merci, les défenseurs des artistes de Jemaa El Fna (nouvellement baptisés "les réfugiés de l'environnement") se harpent et se ravigotent de congratulations.
Vaines occupations, mais ils ont droit de préséance ; et comme une matoiserie en appelle une autre, certains, plus optimistes, leur objectent qu'il n'y a pas péril en la demeure et appellent à "ressourcer……doper…lifter… la place". Quant à la tendance du jour, encore gestative, elle va du "marketing de la place" au "consulting", pour dire ou faire probablement la même chose que leurs prédécesseurs…c'est-à-dire pas grand-chose.
Toutes les tentatives de "domestication" de la place ont été vouées à l'échec. Elle semble échapper à toute normalisation ; alors on appelle à la mobilisation de tous contre des "choses non encore identifiables" qui nuiraient à Jemaa El Fna. Imagerie apocalyptique incluse dans le nom même de la place "El Fna". C'est le règne des contraires : tout changement lui serait fatal, car son authenticité serait en péril et d'un autre côté, on parle de "remaniements périphériques". Jemaa El Fna ne semble guère s'accommoder de ce dilemme.
Sur la place, les "arts de la rue" ne se limitent plus qu'à des musicastres que l'on gagnerait à assourdir, des lazzis burlesques et l'éternel "travelo", le tristement célèbre singe pickpocket et quelques autres petites prestations çà et là. Seuls règnent en maîtres les incontournables conteurs.
Il y a deux types de conteurs à Jemaa El Fna, ceux qui excellent dans leur art et qui ont contribué à la sauvegarde du patrimoine immatériel, ces poètes que l'auteur du Spleen de Paris décrit "comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui êtres fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées"…et il y a les autres, de piètres conteurs "marrakchisés" qui dégoisent des récits d'une fadeur confondante.
Certains grands conteurs, s'estimant "diminués" sur la place, se sont convertis en critiques acerbes; sauf que ces nouveaux conférenciers se sont soustraits à une tâche essentielle, la codification de tout ce patrimoine immatériel que défendit tant Juan Goytisolo. La mythologie de Jemaa El Fna est en quête de son Homère.  
Les rares conteurs notables, excédés par un "bénévolat culturel" qui dure, affichent ouvertement leur hargne d'artistes flibustés par un ennemi aux cent visages (chercheurs, médiateurs culturels, responsables communaux …). Historie! Ils se refusent à devenir le luron de la gent intellectuelle. Ni leur gugusse, ni leur souffre-douleur ! Hagards, rompus par les bonimenteurs, ils arpentent une place dangereusement rétrécie. Quelque part dans le conte, une chronique s'est perdue. Nous pensons alors à cette citation de Villemain : "J'y verrais une espèce de spleen littéraire qui pourrait finir par le suicide du talent".  Conte le barde! Conte!  Jemaa El Fna au masculin, par la présence exclusive d'artistes hommes … Jemaa El Fna au féminin, où la femme fatale ou bafouée est omniprésente dans la bouche de "racontars" en mal d'empoignade. Hérésie de ces nouveaux conteurs qui beuglent indéfiniment des propos scatologiques, à quelques mètres de la somptueuse mosquée Koutoubia. Faux bardes dont la parlure cacophonique navre l'ouïe. Pitreries de mages sans légendes.
Kyrielle de diserts babillards à la tiare de glui, regorgeant des odyssées faubouriennes. Brochettes d'historiettes en mal de lecteurs. L'art est en berne. Quelle attrition !
D'autres rétorqueront que le sacrilège n'est qu'une question de style.
"T'inquiète !" comme dit l'autre, Jemaa El Fna accommode bien ses visiteurs, certes d'impertinence et de rouerie, car tout est hors de portée, l'or et le tombac. Il reste que "jouir de la foule est un art" : "Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque", dira Baudelaire.
Peu importe qui conte quoi?  L'endroit est magique en ce qu'il permet "de prendre un bain de la multitude"; illuminisme où chacun peut comme dans une songerie, prétendre à des vies possibles où l'on tolère les incartades les plus folles.  Alors, libérés de ce que nous ne sommes pas, ligotés à ce que nous ne serons jamais, nous courons à la prétentaine, à Jemaa El Fna, à rames et à voiles, bredi-breda, vers un delà tomé par des soliveaux.  Dans cette place où chacun se plaît à faire le prône, c'est un tout collectif, à demi sauvage qui tous les jours étrenne l'art oratoire et musical dans une communion affective, "un moyen terme entre l'éternelle damnation et l'éternelle béatitude" comme dirait Sand.
Attends, l'ami, beau diseur, rêve dans le rêve, encore un conte!
Il ne te sera jamais demandé de faire ton "mea culpa" Jemaa El Fna! Pour l'heure, nous repartons en fredonnant avec Joe Dassin :  "Et si tu n'existais pas, Je crois que je l'aurais trouvé, Le secret de la vie, le pourquoi, Simplement pour te créer Et pour te regarder".

* Professeur à l'Université Kadi Ayyad 


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