Real-politik ou honte-politik ?


Par Pol Mathil *
Mercredi 7 Juillet 2010

L'argent n'a pas d'odeur. C'est ainsi que l'empereur Vespasien a expliqué à son fils pourquoi il a fait payer l'usage de latrines publiques. Logique.
Plus difficile est de comprendre pourquoi, vingt siècles plus tard, l'Unesco obéit au même principe. La question s'est posée à l'occasion du débat sur le don de 3 millions de dollars afin de créer un prix scientifique par et au nom du Président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema.
Il ne s'agit pas d'argent ; c'est toujours bien d'avoir et de recevoir. Il s'agit du Président. Il règne en satrape sur un petit pays très riche (le troisième producteur de pétrole d'Afrique subsaharienne), habité par un million de gens extrêmement pauvres. Son pays figure à la 168ème place sur 180 pays en matière de corruption.
En d'autres termes, le " Prix Obiang ", officiellement destiné à aider la recherche scientifique, devait en fait servir à améliorer, sous les nobles insignes de l'Unesco, l'image du Président équato-guinéen.
De nombreux intellectuels, scientifiques, journalistes, et même des gouvernements démocratiques, ont protesté contre l'acceptation par l'Unesco de ce prix de la honte. Mais il y a quelques jours, le 15 juin, le Conseil exécutif de l'Unesco, au lieu de rejeter l'offre qui a l'odeur de la dictature, a décidé d'ajourner la décision jusqu'à octobre. Parmi ses membres siègent plusieurs pays africains, qui ont rappelé que ce prix à l'odeur de la corruption avait été accepté en 2008 par le même Conseil exécutif et qu'il fallait respecter les procédures démocratiques. Comme dans leurs pays…
Il y a pire. Récemment, la télévision nous a offert les images de l'inauguration du deuxième mandat du Président soudanais, Omar el-Béchir. Apparemment, rien d'extraordinaire. Que les élections soient faussées, ce n'est au Soudan qu'un détail. Mais, ce qui est moins anecdotique, c'est qu'Omar el-Béchir est le premier chef d'Etat en exercice qui, accusé de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, est sous le coup d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). Certes, on connaît des satrapes, chefs d'Etat, arrêtés et jugés (Milosevic en Serbie, Taylor au Liberia), mais ils étaient déjà écartés du pouvoir ou emprisonnés. el-Béchir, en revanche, responsable des massacres au Darfour, est toujours au pouvoir.
Des centaines d'organisations humanitaires internationales croyaient que le mandat d'arrêt d'el-Béchir serait un " signal important " et que le monde libre pouvait espérer voir le satrape soudanais livré, d'une façon ou d'une autre, à la justice internationale. Pauvres naïfs. el-Béchir a immédiatement trouvé des défenseurs.
Le Kremlin notamment a considéré que le mandat d'arrêt contre el-Béchir constituait " un dangereux précédent " et que cette démarche était " porteuse du risque de perturbations du système des rapports internationaux ". La Chine, l'Union Africaine, la Ligue Arabe et, bien sûr, l'Iran ont demandé, en toute simplicité, d'annuler toute procédure.
C'était à prévoir, le fiasco était annoncé. C'est pourquoi le choc est venu d'ailleurs. J'ai constaté qu'à la béatification d'el-Béchir assistaient non seulement ses six autres homologues africains, mais aussi des représentants occidentaux, notamment européens. Mais le plus choquant était la présence des délégués de l'ONU, institution qui n'aurait dû assister à la cérémonie que pour y envoyer la police (dont elle ne dispose pas) et arrêter el-Béchir. On ne dialogue pas avec les dictateurs, dit-on, on les renverse !
Fantasmes évidemment, illusions. Pas dans ce monde. La CPI est la première cour pénale internationale permanente destinée à mettre fin à l'impunité des auteurs des crimes les plus graves qui touchent la communauté internationale. Elle siège à La Haye. Dans les années 90, après la fin de la Guerre froide, des tribunaux tels que les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ont été créés pour juger exclusivement les crimes commis pendant une période et un conflit spécifiques. D'où la nécessité d'une cour pénale indépendante et permanente. C'est le 17 juillet 1998 que 120 États ont adopté le Statut de Rome, fondement juridique de la CPI.
Depuis son établissement, ses dix-huit juges n'ont prononcé aucune sentence. Seuls deux procès sont ouverts contre deux chefs de milices congolaises. Jusqu'à ce jour, la Cour a ouvert cinq enquêtes, a émis treize mandats d'arrêt, dont celui contre el-Béchir, mais seuls quatre ont été exécutés.
Actuellement, les 111 Etats parties à la CPI, réunie à Kampala, capitale de l'Ouganda, veulent ajouter à la liste d'accusations déjà prévues (génocide, crimes de guerre, crimes contre l'humanité) le crime d'" agression ". Comme si les autres problèmes étaient déjà épuisés...
Certes, des contacts complaisants entre les pays démocratiques avec les dictatures sont indispensables pour assurer le calme international - et le commerce international. On se souvient de Giscard d'Estaing, acteur dans la scandaleuse farce de l'" empereur " Bokassa (les célèbres diamants); de Présidents des Etats-Unis qui recevaient et choyaient tous les dictateurs sud-américains, sans même évoquer les " chers amis " pétro-cheiks ; Kadhafi qui se promenait sur le tapis rouge à Bruxelles et installait sa tente sacrée là ou il l'entendait.
Certes, la stratégie " soft " est parfois le prix d'une politique prudente et profitable à beaucoup de monde. Comme lors d'échanges (officiellement contestés) d'un assassin iranien détenu en France contre une jeune Française otage des ayatollahs, ou du terroriste libyen, responsable de la mort de 250 passagers d'un avion de la PanAm contre 17 infirmières bulgares, otages elles aussi du leader  libyen.
Mais la présence de l'ONU à la consécration d'el-Béchir, personnage qu'un Tribunal international qu'elle soutient poursuit afin de le juger pour crimes de guerre, c'est en deçà du " soft ", c'est de l'humiliation. C'est une insulte à l'égard des victimes du Darfour.
La Realpolitik est un outil incontournable de la diplomatie mondiale, c'est la " fragile résultante " de ses résultats matériels et de ses coûts moraux. Hélas, cela se passe toujours aux frais de la morale. Dans le cas d'el-Béchir et de Teodoro Obiang, ces frais sont beaucoup trop élevés.

* (Journaliste d'origine polonaise établi à Bruxelles)
Article paru dans " Le Soir " de Belgique



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