Mahbouba Seraj, la militante afghane aux prises avec les talibans et ses propres doutes


Libé
Lundi 6 Mars 2023

Rare voix discordante en Afghanistan, la militante Mahbouba Seraj commence à perdre la foi, persuadée que ses plaidoyers sur l'agonie des femmes dans son pays tombent dans l'oreille de sourds sur la scène internationale.

Depuis 18 mois que les talibans ont repris le pouvoir, cette figure singulière, âgée de 74 ans, n'a cessé de dénoncer leurs innombrables restrictions à la liberté des femmes. Mais elle a l'impression de prêcher dans le vide, devant l'apparente apathie du monde.
Combien de fois suis-je censée crier et hurler et dire au monde: +Faites attention à nous, nous sommes en train de mourir? 
"J'essaie encore de me battre et je veux trouver une réponse à tout cela", déclare-t-elle à l'AFP dans son bureau de Kaboul, en contemplant par la fenêtre les montagnes qui enserrent sa ville natale.

"Mais ce n'est pas que ça devient plus difficile, ça devient inutile. C'est le petit combat que je mène (avec moi-même)", ajoute-t-elle, en triturant la bague en lapis-lazuli qu'elle porte au doigt.

La militante a une place à part mais qui ne lui évite pas les tourments en Afghanistan, un pays où elle est rentrée en 2003 après s'être exilée pendant près d'un quart de siècle pour fuir l'occupation soviétique, puis la guerre civile et le premier régime taliban.

Sa filiation - elle est la nièce du roi Amanullah Khan, qui régna au début du XXe siècle - et son statut de femme politique âgée connue des instances internationales semblent, depuis l'arrivée au pouvoir des talibans, lui avoir permis d'échapper à la répression contre les défenseurs des droits des femmes.

Elle part fréquemment à l'étranger, livre des discours passionnés à l'ONU et n'hésite pas à donner des interviews à visage découvert, sans être pour l'instant inquiétée. Un numéro d'équilibriste où la chute est à chaque instant imminente.

"Chaque jour, cette possibilité est présente", reconnaît Mahbouba Seraj, cheveux blancs négligemment couverts d'un voile. "Un jour, celui qui ne m'aime pas me tuera très probablement."

Depuis toujours, y compris sous les précédents gouvernements, ses journées sont occupées à promouvoir les droits humains dans son pays.
"La violence à l'égard des femmes en Afghanistan n'est pas quelque chose de spécifique aux talibans", relève-t-elle.

Sous le régime précédent, soutenu par les Etats-Unis, Mahbouba Seraj avait ainsi plaidé pour la participation des femmes à des initiatives visant à mettre fin au conflit.

Son choix de rester dans le pays au retour au pouvoir des talibans, bien qu'elle ait aussi la nationalité américaine, n'a pas pour autant fait d'elle la leader d'un mouvement unifié de défense des femmes.
Elle ne s'est jamais jointe à leurs manifestations, par exemple lorsque les écoles secondaires puis les universités ont été interdites aux filles.

Chaque décret des talibans restreignant les droits des femmes est un "moment éprouvant". Mais les virulents reproches qui lui sont adressés par d'autres femmes afghanes, pour son choix de maintenir le dialogue avec les talibans, le sont tout autant.
"C'est comme si quelque chose me rongeait de l'intérieur", confie-t-elle.

Ces derniers temps, la septuagénaire s'est concentrée sur son refuge pour femmes et enfants maltraités - il en accueille actuellement 63 -, et ses efforts pour verser de l'argent aux familles monoparentales à la charge de femmes. Son centre d'éducation pour femmes reste également actif et mène des projets humanitaires dans cinq provinces.

Cette activité lui impose de parler avec la nouvelle administration, de "se tenir devant les talibans et leur dire: voici ce que je fais et c'est comme ça que je vais le faire", justifie-t-elle.
Mahbouba Seraj défend avec acharnement la cause des femmes afghanes. Mais elle ne croit plus en l'envie de la communauté internationale de faire de même.

"C'est la dernière fois que je viens quelque part et que je parle de cela au monde, parce que j'en ai assez de le faire", déclarait-elle, défaitiste, au Conseil des droits de l'Homme des Nations unies en septembre.

"Combien de fois suis-je censée crier et hurler et dire au monde: +Faites attention à nous, nous sommes en train de mourir?+", s'insurgeait-elle.
"J'ai réalisé qu'on n'obtenait rien, alors je ne vais même plus me donner la peine", insiste-t-elle de retour à Kaboul.

Mais, symbole des contradictions qui la hantent, elle nuance dans le même élan: "La seule chose que j'ai, que j'ai utilisée pendant tout ce temps, c'est la force de mon langage".
"Il doit y avoir - comment dire? - une lueur (d'espoir)", hasarde-t-elle, son regard se perdant à nouveau dans les montagnes alentour.

"Une petite lumière tremblotante quelque part, quelque chose, quelque chose", dit-elle, en se frottant anxieusement les doigts. "Quelque chose auquel pouvoir tous nous raccrocher."


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