Lie livre: Demain l'age d'or de Jacques Heitz (suite)


Libé
Dimanche 25 Avril 2021

Mais j’en ai soupé de la soupière, je suis décidé à m’en débarrasser. Le marchand me la reprend le lendemain au prix d’un kilo de betteraves à peu près. Je n’allais quand même pas la proposer aux chiffonniers d’Emmaüs en quête d’objets de première nécessité.

Factures non payées, mises en demeure, menaces de commandements d’huissiers, pendant 17 jours de cauchemar, je ne dors que quatre heures par nuit, je cours partout, de banques en tribunal, d’assurances en mutuelle, de commissariat de police en association de défense des consommateurs, d’assistante sociale en médecin (il faut qu’il me certifie que mes parents sont séniles et donc qu’il y a abus de faiblesse de la part de filous qui en ont profité pour leur vendre des tas de choses inutiles à des prix exorbitants).

air indifférent du prix auquel je consentirais à les vendre. Après l’arrosage du jardin, assis dans le fauteuil d’osier sur la terrasse, face au clérodendron avec lequel j’ai noué d’étroites relations, je m’accorde quelques instants de repos. Le soleil vient de se coucher, les plantes humides embaument, je pourrais être bien si je ne pensais pas que je vis les derniers moments ici.

Des voisins m’ont invité ce soir, il faut que je m’habille un peu. Je laisse mon vieux short, enfile un pantalon, une chemise. Le couple de retraités qui me reçoit (20 ans de moins que mes parents) prend une part active à la vie du quartier. Lui conseiller municipal, toujours dehors, intervient, écrit des lettres aux autorités, prêt à bavarder, à aider les uns et les autres. Le contraire de mon père. Elle toujours à l’intérieur à briquer la maison bien qu’elle boite fortement. Ils s’ennuient sans doute un peu dans le tête-à-tête, je le perçois à certains signes pendant que nous prenons l’apéritif.

 Moi je suis toujours dehors à bricoler, parler aux gens. Ma femme me le reproche assez. Mais le climat est si agréable ici. C’est que nous venons de Normandie. Votre père... Ah ! votre père, lui, c’était le jardin. Toujours à bichonner ses plantes. Très poli mais pas très causant, hein ?
- Ce n’était pas un grand bavard, non.
- On les invitait parfois à prendre le thé, jouer aux cartes. Mais ils étaient si cérémonieux. Pas très à l’aise, hein ? Je ne leur dis pas que mes parents n’aiment ni le thé ni jouer aux cartes.
- Je me suis permis de prendre une initiative, dit-il tandis que sa femme se lève et boitille vers la maison sans doute pour mettre la table. Ces derniers mois, quand j’ai vu qu’ils se mettaient parfois en danger, que le four avait pris feu, qu’ils ne pouvaient plus sortir de la maison parce qu’ils avaient égaré les clés et qu’il a fallu appeler un serrurier, votre mère accusant votre père qui n’y était pour rien, déjà ailleurs le pauvre, je passais des heures avec elle à la recherche des objets perdus, alors j’ai fait faire un double de leurs clés, que je vais vous remettre, j’espère que vous ne m’en voudrez pas.

- Non seulement je ne vous en veux pas mais je vous remercie. Ma mère me disait qu’elle avait des voisins très gentils. Je vois qu’elle ne s’était pas trompée.

- C’est que ça fait mal au cœur de les voir ainsi, vous savez. Dans une telle confusion d’esprit. J’essayais de les mettre en garde contre les vautours. Mais rien à faire, les vautours sont venus.
- Les vautours ?
- Des marchands indélicats si vous préférez. Dès que des personnes âgées laissées seules perdent un peu la boule, ils accourent, ils doivent se refiler les adresses entre eux, ce n’est pas possible autrement, et ils leur vendent n’importe quoi à des prix effarants. Les vieillards confondent souvent les anciens francs, les nouveaux et les euros. Un camion de marchands de patates est passé chez vos parents il y a deux mois environ. Votre mère leur a acheté cinquante kilos que le marchand leur a laissés dans le garage. Les pommes de terre ont germé, il s’échappait du sac des tas de chenilles d’asticots, de papillons. Et ça puait ! Insupportable. J’ai dit à ma femme : je vais les porter à la déchetterie, aérer le garage. Après, c’est ma voiture qui puait. Pendant des jours, malgré les vitres baissées et les lavages. Il est venu aussi un marchand de vins. Un installateur d’alarmes. Enfin vous verrez ça dans leurs papiers.

- Passons à table, dit sa femme. Mon mari vous parlait de l’histoire des pommes de terre ? Ah ! ça a été terrible. J’en ai encore l’odeur dans le nez.
- Je ne vous remercierai jamais assez de ce que vous avez fait pour eux. Et de cet excellent repas. Pour ne rien dire du vin. C’est un... ?
- Oh ! un meursault. Il s’accorde bien avec les fruits de mer, vous ne trouvez pas? Prenez des forces, vous allez en avoir besoin.. Vous allez être seul pour vider toute la maison ? Votre sœur n’a pas pu rester ? Et cette autre dame, votre compagne peut-être, qu’on voyait si tôt le matin avec son appareil photo ?
- Elle a dû partir elle aussi. L’esprit occupé de tout autre chose, je réponds courtoisement à ces bons Samaritains. Odile à la plage avec Iris. Liliane préparant tranquillement la rentrée dans son appartement confortable. Les odeurs et les horreurs de l’hôpital gériatrique.

Après le repas, nous sommes retournés sur la terrasse. Un bruit métallique. Le tourniquet de l’arrosage se déclenche. «Votre père préférait tout faire à la main. Mais il passait sa vie dans son jardin. Des pelouses en Provence, ça peut paraître idiot, non ? Toute l’eau que ça demande... Mais que voulez-vous, nous sommes Normands. J’aime contempler ma pelouse».

J’ai quitté ces braves gens dès que j’ai pu. Un peu brusquement peut-être mais j’ai tant à faire. Et je veux me retrouver seul sur la terrasse de mes parents. Devant moi le jardin obscur. Le silence est presque absolu. Le tourniquet de l’arrosage, quelques bruits de moteur vers la Durance. Je tombe de sommeil, je devrais dormir. Je vais d’abord jeter un coup d’œil à la bibliothèque en acajou, je n’ai jamais exploré les rayons du bas. Classeurs non classés, des chemises, des dossiers, des talons de chéquiers. Je verrai demain toutes les catastrophes qui m’attendent. Ce soir, je cherche autre chose. Des lettres, des photos. De mon père, ma mère, ma sœur. Jamais vraiment unis, jamais sans problème, jamais sans conflit. Mais des trêves de temps en temps. (A suivre)


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