Le problème, c'est le greffage des modèles et l'absence d'innovations : Partenariats de recherche pour un essor agricole durable au Maroc


Par Mohamed Taher Sraïri *
Vendredi 19 Février 2010

Le problème, c'est le greffage des modèles et l'absence d'innovations  : Partenariats de recherche pour un essor agricole durable au Maroc
Paul Pascon, Lamalif, 94 : 16-25.
L'adoption par les pouvoirs publics d'une ambitieuse stratégie de développement de l'agriculture figure parmi les évolutions notables du Maroc, ces dernières années. Il est ainsi attendu que ce secteur s'inscrive comme véritable locomotive de l'économie nationale, en triplant à l'horizon 2020 les volumes produits actuellement, en créant des emplois stables et en favorisant les exportations. Or, cette stratégie a été dévoilée en coïncidence avec une crise alimentaire inédite à l'échelle mondiale. Depuis, les ingrédients annonciateurs de difficultés majeures à satisfaire la demande en hausse des biens vivriers sont réunis et risquent de perdurer : croissance démographique et évolutions qualitatives dans les pays émergents. Par ailleurs, les changements climatiques, le renchérissement des intrants et les atteintes à l'environnement physique (tarissement des nappes, déforestation, désertification, …) constituent autant de tendances lourdes dont devront s'accommoder les stratégies futures : il va falloir conceptualiser une « Révolution doublement verte » qui ne se contente pas seulement d'augmenter les rendements mais qui promeut aussi des modes de production respectueux de la Nature. De plus, même les habitudes et modèles de consommation devront être repensés pour garantir une alimentation saine et suffisante pour tous, sans carences ni excès. Autant dire que l'avenir est à l'éducation, ainsi qu'à la science et à l'innovation pour relever le défi de l'augmentation durable de biens alimentaires, alors que le spectre de la faim menace : plus d'un milliard d'humains en souffrent déjà ...
Ces considérations vont sûrement influer sur la stratégie de développement visée par les pouvoirs publics au Maroc. Il s'agit donc d'impulser un débat serein pour analyser comment le pays peut réussir le pari d'un essor agricole durable et autonome, grâce à des partenariats de recherche novateurs.

Evolutions récentes
de la recherche
agronomique au Maroc

La recherche agronomique a été directement affectée par la logique de libéralisation de pans entiers de l'économie nationale, ce qui l'a progressivement privé de nombreux moyens matériels et humains. Certes, les institutions de recherche ont pu profiter de dynamiques antérieures de formation de ressources humaines compétentes, mais cela n'est malheureusement plus suffisant. Ainsi, des investigations qui étaient pratiquées dans des fermes expérimentales ont carrément dû cesser. Car certains de ces domaines ont fini par être rétrocédés à l'Administration qui les a ensuite loués au secteur privé. Aussi, de nombreux chercheurs en sont-ils réduits à ne plus disposer de terrain expérimental. Cela a sûrement été un facteur significatif dans la volonté de départ ou de reconversion de la plupart d'entre eux, quand il ne s'agit pas pour d'autres de se recroqueviller dans une frileuse attitude de fonctionnaires jouissant de la garantie de leurs revenus ...
Plus significatives ont aussi été les évolutions des thématiques de la recherche agronomique nationale. En effet, pendant de très nombreuses années, celle-ci a été menée conformément aux mots d'ordre établis par les autorités tutélaires du secteur : le ministère de l'Agriculture et ses relais locaux. Avec le désengagement de l'État et au nom de la rationalisation des dépenses, l'implication de ces structures s'est considérablement amoindrie. Ces changements brusques et radicaux des acteurs locaux supposés s'intéresser aux thématiques de recherche agronomique et à leurs résultats font surgir aujourd'hui de multiples questions. La première serait liée à la justification même de son existence. En a-t-on vraiment besoin ? Il ne fait aucun doute que la réponse à cette question est positive, tant les caractéristiques de la production agricole au Maroc sont différentes de celles d'autres contextes, ce qui intime d'aboutir à concevoir sur place des solutions pertinentes. La deuxième question porte sur les moyens qui sont encore investis dans ce créneau. Ceux-ci peuvent-ils encore être récupérés par les résultats trouvés ? Il est légitime d'en douter. Tout simplement, car un décalage croissant s'est instauré, entre des chercheurs désemparés d'avoir vu les commanditaires traditionnels de leurs travaux se désengager et une réalité du terrain incarnée par une multitude d'acteurs privés.
Suite à ces constats de base, s'impose la suite à réserver au développement d'une recherche agronomique en phase avec la conjoncture actuelle. Cela revient d'abord à identifier des thématiques prioritaires de recherches et des opérateurs privés demandeurs de leurs résultats. Puis, il faut ensuite s'assurer que ces recherches soient aptes à offrir des prestations satisfaisant les aspirations de ces professionnels. Finalement, il convient de redéfinir les rôles des pouvoirs publics en charge du développement agricole dans la mise en marche de ces nouveaux partenariats et dans l'identification et le financement de thèmes d'investigations prioritaires, pour valoriser au mieux le peu de moyens encore disponibles.

Les rôles d'une recherche
agronomique efficiente

La rapidité des changements qu'a induits le désengagement de l'État de la sphère agricole ne saurait juste se suffire de l'émergence d'un secteur privé, en tâtonnements.
À l'échelle mondiale, il est maintenant avéré que les nouvelles priorités de l'agriculture (bonne gouvernance, durabilité et sécurité alimentaire) vont nécessiter des innovations courageuses, construites autour des avancées de la recherche scientifique, ainsi que des partenariats gagnants entre de très nombreuses parties : les agriculteurs et leurs représentants, les opérateurs valorisant leurs produits, les pouvoirs publics, la recherche, etc. Tout simplement, car les recettes du passé, basées sur une exploitation de rente des ressources (l'eau, les sols, l'énergie fossile, les phosphates, …) devenues rares, sont dépassées. Une autre certitude consiste en l'importance majeure à accorder à l'agriculture paysanne dans des exploitations de petite taille, qui domine de manière intense le tissu de production.
Appliquées au cas marocain, ces considérations intiment de se pencher dans l'urgence à la question de l'encadrement rationnel de l'agriculture, en vue de transferts de technologies réussis. Cela demande d'encourager une recherche agronomique locale efficiente. Car il est illusoire de penser qu'il suffit de greffer des solutions ayant été élaborées ailleurs. Pour s'en convaincre, il convient de noter que parmi les défis majeurs qu'aura à affronter le Maroc figurent la valorisation d'une eau rare, la gestion de ressources génétiques végétales et animales adaptées à la diversité des milieux et aussi la complexité induite par un outil de production incarnée par une multitude d'exploitations agricoles de petite taille. Ces thématiques renvoient à de nombreuses considérations essentielles dans la réflexion en cours : comment produire plus avec peu d'eau, tout en préservant les ressources hydriques ? Quelles variétés végétales et races animales pour promouvoir les revenus des agriculteurs sans remettre en cause les équilibres écologiques et culturels locaux ? Comment rémunérer de manière équitable des milliers d'agriculteurs selon la qualité de leurs produits ? Comment s'assurer que les surplus de produits visés seront écoulés à des prix valables, aussi bien sur des marchés internationaux de plus en plus exigeants et volatils que vers des consommateurs locaux avec un pouvoir d'achat étriqué ?
Or, pareils sujets n'ont quasiment pas été traités par les recherches en sciences agronomiques des pays développés, car ils sont spécifiques à des situations dominées par le stress hydrique et caractérisées par un outil de production atomisé. Il serait donc erroné de penser que des solutions « clé en main » importées peuvent être greffées au Maroc, car elles n'existent pas … Ce qui doit être entrepris est de s'inspirer des expériences d'autres contextes, mais en conservant un esprit critique et innovant pour aboutir à des solutions adaptées au Maroc.

Stratégie de développement agricole en adéquation avec
les réalités du terrain

La nouvelle stratégie agricole du Maroc s'est principalement articulée autour du développement de filières de production (céréales, sucre, agrumes, olives, maraîchage, produits de l'élevage, etc.) dont les objectifs ont déjà été déclinés par région. Or, l'essor de l'agriculture constitue un sujet sensible qui ne se satisfait pas d'effets d'annonce, surtout avec les impératifs actuels d'équité et de sécurité alimentaire. Ainsi, quantifier précisément des augmentations des productions agricoles, doit aussi s'accompagner d'un énoncé exhaustif et rationnel des ressources qui leur seront nécessaires, pas seulement en termes d'investissements monétaires, mais d'abord en intrants concrets : surfaces arables, volumes d'eau, engrais, aliments de bétail, techniciens pour suivre les agriculteurs, etc.
Toutefois, tout observateur attentif ne peut que constater objectivement que la place de la recherche et de l'encadrement scientifiques de l'agriculture dans la dynamique souhaitée n'a été à aucun moment soulignée. De même, les nécessaires croisements entre les objectifs quantitatifs assignés aux filières et les dynamiques à instaurer au niveau de base de la production, en l'occurrence l'exploitation agricole, demeurent flous. Or, c'est la clé de l'augmentation de la productivité de l'agriculture nationale : il faudra prioritairement promouvoir les performances des exploitations paysannes qui représentent plus de 80 % du tissu de production. Cela devrait ainsi renvoyer à des méthodes de recherche qui leur sont adaptées. Car les exploitations familiales sont des objets très complexes à étudier, de par la multitude des activités agricoles (cultures annuelles, arboriculture, élevage, …) et même extra agricoles (travail des membres de la famille dans d'autres secteurs) qu'on y retrouve, reflet de stratégies classiques de diminution des risques. Pour réaliser des augmentations significatives de productivité dans ces exploitations, une recherche agronomique prête à franchir le pas des laboratoires et à travailler de concert avec les agriculteurs, même les plus modestes, est à encourager. Mais il faut au préalable, de la part de tous les opérateurs, une attitude qui ne se contente pas de penser que l'essor de l'agriculture repose sur une infime minorité d'exploitations de très grande taille favorisées par de coûteuses subventions sur des équipements (tracteurs, matériel d'irrigation, bâtiments, etc.), le plus souvent importés. Il faudrait plutôt encourager les idées innovantes pour comprendre le fonctionnement de l'agriculture locale et l'accompagner vers davantage de productivité.
Cela impose d'identifier et de financer des projets de recherche en prise directe sur la réalité et accomplis en partenariat avec des opérateurs représentatifs (groupements professionnels, associations ou coopératives), posant au passage la question de la gouvernance de ces investigations. Ce genre de démarches mènera inexorablement à favoriser la constitution d'équipes pluridisciplinaires aptes à saisir les différentes facettes des exploitations paysannes, et à conclure des conventions bâties sur la confiance avec des agriculteurs et leurs représentants.
Et pour couronner ce genre de recherches, des résultats tangibles doivent en émaner. Cela doit se traduire par des publications validées par la communication scientifique internationale, qui démontrent l'originalité des travaux menés et leurs indéniables apports pour la résolution des problèmes. A un plan plus appliqué, il incombe aux autorités agricoles, en dépit des mots d'ordre du désengagement en cours, de s'assurer de la transmission ultérieure de ces résultats vers le domaine de la production agricole, moyennant des relais actifs dans le monde rural.

En guise
de conclusion

Les rôles d'une recherche agronomique performante dans la mise à niveau de l'agriculture nationale selon des standards internationaux ne sont plus à démontrer. Ces investigations devraient élaborer des méthodes et des résultats adaptés aux divers contextes agraires du Maroc et prêts à être transférés aux opérateurs. Les organismes de recherche ont donc intérêt à travailler avec la profession incarnée principalement par une majorité d'exploitations paysannes de petite taille. Les augmentations de rendements et de qualité des produits devraient prioritairement cibler ces unités, dont les niveaux actuels de performances sont généralement limités. Pour concrétiser cette évolution, des équipes de recherche près géographiquement et conceptuellement de leur objet d'étude sont à encourager. Il s'agit de travailler avec les agriculteurs pour trouver des solutions.
Ces méthodes de recherche agronomique nécessitent aussi une organisation préalable des chercheurs en communautés actives prêtes à générer des synergies qui sachent capter l'intérêt de la profession agricole et des bailleurs de fonds. Il faudra ainsi viser à identifier des pionniers prêts à adhérer aux principes généraux de ces approches d'investigation en milieu rural. Celles-ci doivent aussi générer des résultats probants sur le long terme pour entraîner l'adhésion des agriculteurs sceptiques et surtout garantir un retour sur investissement positif par rapport aux moyens mobilisés. A cet égard, le rôle des pouvoirs publics dans l'accompagnement des agriculteurs à la maîtrise des bonnes pratiques de production sera crucial. Tout comme l'évaluation des réalisations des chercheurs, sous forme de production scientifique et aussi en termes de solutions prêtes à être transférées vers la profession, doit être réalisée. Au final, c'est à partir des productions d'une recherche agronomique innovante et qui rend des comptes que peuvent découler les avancées dans la formation de ressources humaines compétentes, indispensables pour l'encadrement d'une agriculture marocaine compétitive. Des cadres qui devraient œuvrer à promouvoir des solutions courageuses et innovantes, et qui ne se contentent pas juste d'appliquer, par facilité, des recettes importées, le plus souvent inadaptées.

* Enseignant chercheur, Institut
 agronomique et vétérinaire
Hassan II.


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1.Posté par Abdelkader EL OTMANI le 21/02/2010 10:08
Nous perdons malheureusement beaucoup de temps dans la critique et moins dans l'auto critique. Les souhaits évoqués ne datent pas d'aujourd'hui et il faut bien avancer et rapidement dans un contexte ecomique trés complexe ou les plus faibles perdent du terrain et risquent de disparaitre de la compétition avec ce que cela produira comme impacts négatifs sur leur societés le Maroc Agricole vit l' avénement du Plan Maroc Vert, qu'il faut saluer, interioriser, appuyer et contribuer à sa perfectibilité.Autrement dit, il faut etre positiviste dans ce nouveau tournant de l'histoire de notre agriculture qu'il faut par ailleurs affronter avec courage, réalisme ,reconnaissance mesurée et sans afféctivité.
Le Maroc agricole avance , il est vrai, à plusieurs vitesses. la recherche agronomique a produit beaucoup de bons résultats,mais, des insuffisances demeurent encore , ce qui exige un nouveau repositionnement de la stratégie et des plans d'action régionaux en adéquation avec les visées du Plan Maroc Vert et, une parfaite collaboration avec les chambres professionnelles qui doivent jouer leur role d' acteur et non de spectateur.
Enfin, le Plan Maroc Vert, est un Chantier qui interpelle l' Innovation et par conséquent, tous les acteurs du secteur de l'agriculture et l'agro alimentaire, sont ils invités à changer de comportements et d'attitudes et travailler ensemble pour une agriculture diversifiée,productive,compétitive et durable .

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