Le Sahara revisité : tourisme saharien et politique


Par Dr. Hassan FAOUZI *
Jeudi 25 Mars 2010

Le Sahara revisité : tourisme saharien et politique
Cet article entend mettre en lumière les différentes interactions qui existent entre le tourisme et la politique, à travers l’exemple de la Mauritanie. Pays encore peu connu des touristes il y a dix ans, il apparaît aujourd’hui comme l’une des destinations phare de certains tour-opérateurs. Comment expliquer un tel engouement? La question se pose avec acuité dans la mesure où les touristes ne circulent que dans une infime partie du désert mauritanien : l’Adrar. Hier en proie à la désertification, cette région est en passe de devenir un pôle touristique saharien de première importance. Or, le choix de l’Adrar n’est pas innocent. Région dont sont originaires les plus grands dirigeants et les tribus les plus puissantes de Mauritanie, c’est encore la région d’origine de l’ex-président, renversé en 2005 par un coup d’État. Il s’agit donc de voir quels sont les liens entre le pouvoir central et cette nouvelle activité économique. De même, au niveau local, il convient de s’interroger sur les retombées de cette manne touristique. Les changements sont nombreux : l’espace s’urbanise, les anciens terrains de parcours sont « recyclés » en circuits touristiques et des renversements hiérarchiques s’opèrent (A. Choplin, L. Roullier, 2006). Au final, la région, à travers sa capitale Atar et les vieilles villes de Chinguetti et Ouadane, tend à renforcer son rôle prépondérant à l’échelle nationale.
Après avoir été «Sahara des nomades», puis «Sahara des scientifiques et des industriels», l’heure est aujourd’hui au «Sahara des touristes».  L’ancienne terra incognita peuplée «d’irréductibles hommes bleus» et ex-terre des indigents, est devenue le paradis des «trekkeurs» et objet de convoitise et d’enjeux. Elle redevient attractive à travers le secteur touristique qui se greffe sur des activités préexistantes (élevage camelin, production de dattes, commerce caravanier…).
La zone touristique se limite à l’une des régions sahariennes : l’Adrar. Les circuits se concentrent dans un périmètre restreint, depuis Atar, la capitale régionale, jusqu’à Ouadane, en passant par Chinguetti, anciens relais sur la route des caravanes (A. Choplin, L. Roullier, 2006).
Comment expliquer qu’en quelques années, cette région qui se dépeuplait soit devenue le premier pôle touristique du pays? Pour Choplin A. et Roullier L. (2006), qui ont traité le sujet, les explications semblent se trouver, entre autres, du côté politique.
La Mauritanie est une destination touristique très récente. En 1996, 135 personnes inaugurent le premier avion charter Paris-Atar. En 2003-2004, ce sont 25.000 touristes qui foulent le sol adrarois. Deux facteurs expliqueraient pareil envol du nombre de touristes en si peu de temps.
Il nous faut en premier lieu replacer la Mauritanie dans le contexte géopolitique saharien caractérisé par les problèmes connus par l’Algérie ces dernières années qui ont joué en sa défaveur et l’enlèvement en 2003 de touristes allemands a aggravé la situation, et aussi par la fermeture des frontières des pays sahariens (Niger et au Mali touchés par la « question touareg »), et des réticences qu’affichent parfois les autorités libyennes, bien moins souples que celles de Mauritanie.
Profitant largement des déconvenues de ses voisins, la Mauritanie est devenue une destination «tendance». Pour les voyagistes, vendeurs du rêve, la Mauritanie rime avec immenses étendues de dunes. Le réseau touristique est calqué sur les pôles ancestraux. Il emprunte les mêmes référents spatiaux que les nomades : puits, palmeraies, vieilles villes, tente et chameau.
Le développement touristique a permis de renouveler les activités de la région. Un glissement du marché de l’emploi s’observe. A partir de l’exploitation d’un même milieu, les activités primaires de production ont été supplantées par le secteur tertiaire. Une foule d’individus gravite autour de cette «néo-activité» en passe de devenir une mono-activité (A. Choplin, L. Roullier, 2006). Toutefois, les activités traditionnelles ne sont pas totalement évincées car les individus demeurent avant tout polyvalents. Si tous sont peu ou prou liés au tourisme, rares sont ceux qui en dépendent totalement.
Le tourisme est donc un outil de désenclavement et de développement économique, générateur d’emplois. Pour les autorités, le discours est semblable : il faut «démocratiser» cette destination, pour le moins électif dans les premiers temps, sans pour autant sombrer dans le tourisme de masse.
Leur programme consiste à mettre en valeur les vieilles villes anciennes, à protéger l’environnement pour que le désert demeure propre, à préserver la salubrité de la société, les valeurs d’hospitalité, de générosité et de paix. La volonté étatique de contrôler le tourisme s’est affirmée clairement en 1994, date de la « déclaration de politique générale du tourisme ». Les principales conditions au développement sont posées : le tourisme doit respecter les valeurs islamiques, culturelles et l’équilibre du pays. Mais plus encore, l’Etat décide de s’investir dans cette activité par le biais de la SOMASERT (Société mauritanienne de services et de tourisme), bras articulé du pouvoir central chargé de réaliser cet «Autre tourisme» à l’échelle locale (A. Choplin, L. Roullier, 2006). L’activité touristique est de cette manière plus structurée et permet aux hautes sphères de conserver un droit de regard.
Encadré par l’Etat, ce tourisme ne profite qu’aux tour-opérateurs étrangers qui réalisent les plus gros bénéfices et à une minorité d’acteurs locaux. Derrière les beaux discours, il est avant tout question d’argent et de mainmise.
Entreprise d’Etat, la SOMASERT détient un quasi-monopole de la sous-traitance touristique en Mauritanie et fait donc office de relais entre les agences de voyages étrangères et l’activité touristique locale. Le tourisme est désormais un secteur digne d’intérêt pour l’Etat mauritanien.
Aujourd’hui, le «coin de nature sauvage, vierge» est envahi par les «jours de charters» qui rythment la semaine au même titre que le «jour de la prière». Les temps ont bien changé en Adrar et la création d’une aire touristique dans un milieu aussi fragile que celui des oasis sahariennes introduit inévitablement des transformations. C’est non seulement une économie qui s’est tournée vers cette activité fructueuse mais encore une société déchirée entre trois mondes- le monde arabe, l’Occident et l’Afrique noire - jouant la carte de la «tradition» pour attirer le client.
Le choix de l’Adrar n’est pas innocent. L’Adrar n’est pas une simple destination touristique. Elle est avant tout un symbole pour un tout jeune Etat-nation qui se cherche. Sa capitale Nouakchott est dépourvue de monuments : elle n’est aucunement un lieu de mémoire. Ne pouvant compter sur cette ville, la stratégie du gouvernement est de mettre en valeur les anciens sites historiques. Les symboles nationaux sont réinventés : la vieille ville de Chinguetti est instrumentalisée d’un point de vue politique, économique et culturel. Sa mosquée est ainsi devenue l’emblème de l’arabité, dont se réclament les dirigeants actuels, en même temps que le premier pôle touristique du pays.
En réaction à l’africanisation du Sahara et à l’augmentation démographique de la population noire, il apparaît que le gouvernement se tourne plus encore vers le Nord et le Monde arabe. Le recours à la sacralisation de la vieille cité musulmane (envahie par les billets de banque et les encarts publicitaires), traduit ces velléités de recentrage géopolitique.
Ces vieilles villes sont instrumentalisées tout comme la vie nomade. Loin d’avoir fait abstraction de leur ancien mode de vie, les représentations spontanées de la brousse habitent les esprits : les anciens nomades ne se contentent pas d’évoquer le passé, mais bien de le porter dans les hautes sphères de l’imaginaire (A. Choplin, L. Roullier, 2006). La vie d’antan est idéalisée : les discours valorisent la vie dans la plus stricte pauvreté. Retourner dans l’hinterland (arrière-pays) constitue une échappatoire : ils vivent en sursis à Nouakchott en attendant d’aller se griser de désert lors de la guetna (période de la cueillette des dattes).
Les cités historiques sont donc revisitées et plus encore mythifiées. Les colloques et autres réunions s’enchaînent, permettant de les médiatiser. Les Mauritaniens eux-mêmes (re) découvrent la notion de patrimoine, avec la création de la FNSVA (Fondation nationale pour la sauvegarde des villes anciennes).
Hier abandonnée, Chinguetti bénéficie actuellement d’une forte exposition médiatique. Des programmes d’action récemment menés par la FNAC ou encore Rhône-Poulenc en vue de préserver les manuscrits, font connaître la vieille ville. L’Unesco désensable ses ruelles et la classe au patrimoine de l’humanité, la coopération espagnole y achève un hôpital et pour finir, les Français d’Energie sans frontière viennent d’y installer l’électricité. Cette affluence de dons extérieurs se ferait aux dépens des autres régions mauritaniennes. Les dérives sont inévitables : on trouve plus d’euros à Chinguetti que d’ouguiyas (devise nationale).
Pour comprendre l’intérêt que porte le gouvernement à cette région, il va falloir faire un détour par la capitale Nouakchott, autour de la présidence. L’Adrar existe avant tout par l’influence de l’un des siens, l’ex-président déchu, Maouyyia Ould  Taya. Avec l’aide des riches et puissantes tribus de la région (notamment la sienne, les Smassids), il a gouverné pendant 21 ans durant lesquels il a largement fait la promotion de cet espace. L’Adrar est avant tout la région de l’ancien président, originaire d’Aïn El Taya, et Atar, la ville de référence. La capitale régionale serait une scène pour mettre en lumière les nobles familles issues de la wilaya, lesquelles dominent très largement les vies politique et économique du pays (A. Choplin, L. Roullier, 2006).
Les relations entre tourisme, argent, pouvoir et politique sont telles que les hiérarchies ancestrales sont bouleversées. La notabilité ancienne, établie sur les économies traditionnelles, se trouve mise à mal par l’émergence d’une nouvelle classe sociale qui s’est enrichie grâce au tourisme.
Les notables locaux sont obligés de faire preuve d’une véritable stratégie entrepreneuriale pour ne pas se laisser supplanter. Ils se tournent vers l’extérieur, et se placent en position de médiateur entre le local et le central (A. Choplin, L. Roullier, 2006). Il faut briguer les mandats et jouer la carte du mécénat : un des notables de Chinguetti, qui voulait faire de cette dernière une « ville-musée », a même financé la réhabilitation de la passe Nouatil située entre son village et Atar.
Mais derrière cette bataille du foncier se cachent des luttes de pouvoir et d’influence. Il existerait une corrélation entre la région d’origine et les hautes fonctions étatiques : toute personne issue d’une grande famille adraroise peut espérer solliciter un poste stratégique à Nouakchott. Cette surreprésentation ne semble pas choquer outre mesure les ressortissants des autres régions. «Le jour où le président sera du Hodh (région mauritanienne), on développera le tourisme à Oualata. Ce n’est qu’une question de temps. La chance va tourner», commentait un citoyen mauritanien, originaire de Néma.
L’Adrar n’est pas si éloigné de Nouakchott;  les villes adraroises semblent n’être que des satellites de la capitale. La route Atar-Nouakchott est d’ailleurs particulièrement fréquentée. Dans l’optique de renforcer les liens entre la capitale et l’intérieur, l’ex-président a trouvé un moyen sans faille, le jour de congé : « C’est pour encourager cette symbiose et cette interpénétration entre l’élite et la base, entre les cadres et les populations du terroir qu’il a été décidé de prolonger le congé hebdomadaire. Cette mesure est de nature à offrir une plus grande opportunité de déplacement des fonctionnaires et des travailleurs vers l’intérieur du pays » (Discours du président de la République, 23 avril 2001).
Dès lors, les couches sociales aisées n’hésitent pas à aller passer le week-end à Atar pour se revivifier ou… se montrer au siège du parti-État. Les dernières élections présidentielles en novembre 2003 ont montré combien l’Adrar pesait lourd dans les votes et soutenait l’ex-président et sa tribu (A. Choplin, L. Roullier, 2006). Au lendemain du coup d’État, peu de changements sont à prévoir puisque la plupart des ministres sont restés en poste.
Le tourisme saharien est en plein essor et les destinations se diversifient. La Mauritanie profite de cette vague sur laquelle surfent les tour-opérateurs. On vend des paysages et du mythe, et cela fonctionne. Pour les touristes, le pays se résume généralement à l’Adrar : les vieilles villes de pierre et de sable sont largement médiatisées. Ils sont de plus en plus nombreux à venir y marcher, transformant profondément l’espace et la société. Le tourisme mauritanien est en cela un véritable exemple des mutations brusques que connaît la lisière saharienne.
Parallèlement, les Mauritaniens eux-mêmes (re) découvrent cette région. Visitée par les touristes, elle est (re) visitée par les autorités, car quitter la capitale et se rendre en Adrar, ce n’est pas s’éclipser ou s’éloigner du pouvoir, mais bien s’en rapprocher. Sous prétexte de développer le tourisme, le gouvernement a développé une région, et pas n’importe laquelle, la sienne, celle des puissantes tribus qui lui ont affirmé un appui infaillible pendant plus de 20 ans, et qui maintiennent leur large emprise sur le pays.

* Docteur en géographie,
environnement, aménagement de l’espace et paysages
Université Nancy 2
faouzi@esmamag.com



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