Le Nord pollue, le Sud paie

Le rapport inégalités 2026 alerte sur l'externalisation climatique


Hassan Bentaleb
Mercredi 24 Décembre 2025

Le Nord pollue, le Sud paie
«Le changement climatique n’est pas seulement une crise environnementale, mais aussi une crise structurelle de la répartition du capital, des investissements et du pouvoir économique».  C’est ce qui ressort de la 3ème édition de « The World Inequality Report 2026 (WIR 2026)» qui montre que la crise climatique se déroule dans un monde marqué par une profonde inégalité économique et une forte concentration des richesses.

Ces deux dynamiques sont étroitement liées. Les individus les plus riches contribuent non seulement de manière disproportionnée aux émissions mondiales, mais ils sont également mieux protégés des dommages causés par les chocs climatiques. Ils détiennent un pouvoir financier, corporatif et politique permettant d’influencer le rythme et l’orientation de la transition climatique.

Le changement climatique est un phénomène économique avant d’être un phénomène écologique

S’appuyant sur le travail de plus de 200 chercheurs du monde entier, affiliés au World Inequality Lab et contribuant à la plus grande base de données sur l'évolution historique des inégalités mondiales, ledit document révèle un angle encore trop peu discuté, à savoir le fait que «le moteur principal de l’augmentation des émissions n’est pas la consommation des ménages, mais la dynamique du capital».

Cela contredit un discours dominant selon lequel le problème réside dans les «mauvais comportements individuels» ou les «habitudes des classes moyennes». Les données sur l’empreinte carbone liée à la propriété montrent que les entreprises les plus carbonées sont détenues de manière disproportionnée par une petite minorité très riche; que ces actifs génèrent des rendements supérieurs («pollution premium») et qu’il existe donc une incitation structurelle à continuer à polluer. Ce point est valide et solidement étayé dans la littérature sur l’«économie politique du carbone».

Affirmer que “la crise climatique est une crise du capital” est probablement la contribution la plus intéressante de cette 3ème édition puisqu’elle va plus loin que la plupart des rapports, même du GIEC, en affirmant que le capital ne subit pas seulement la crise climatique; il en est le moteur ; il en tirera aussi des profits (volatilité, spéculation, premiums, nouvelles rentes vertes) et la gouvernance du capital déterminera la trajectoire climatique.

Cette thèse est cohérente avec les débats sur l’«écologie politique du capitalisme fossile », les «carbone oligarchies», l’influence du lobbying industriel sur la politique énergétique et le rôle des fonds d’investissement dans les retards de transition.

La dimension internationale: une externalisation des émissions

Le rapport en question souligne également que les pays riches apparaissent comme des bénéficiaires nets de la pollution produite ailleurs. C’est correct et cohérent avec les données du Global Carbon Project qui affirment que «ces pays réduisent leur propre intensité carbone nationale, mais compensent par l’importation d’actifs polluants situés dans le Sud». C’est un angle essentiel pour comprendre les tensions Nord–Sud dans les négociations climatiques:
le Nord décarbonise chez lui, mais finance la pollution dans le Sud.

Chaque million de dollars investi dans des actifs industriels aux Etats-Unis correspond à environ 143 tonnes de CO₂ par an. Les entreprises fortement émettrices offrent aussi un «premium de pollution»: un rendement excédentaire annuel moyen de 4,4% supérieur à celui des entreprises bas carbone. Cela incite davantage les investisseurs les plus riches à conserver des actifs carbonés.

Pour les ménages modestes, la quasi-totalité des émissions provient de la consommation essentielle; pour les 1% les plus riches, 75 à 95% proviennent exclusivement de la propriété du capital.

Enfin, les pays riches apparaissent comme «importateurs nets» d’émissions via leurs investissements étrangers. Par exemple, pour la France, prendre en compte les investissements extérieurs augmente l’empreinte nationale de 36%.

L’inégalité face aux impacts : qui perd vraiment?

Un autre fait marquant révélé par ledit rapport indique que les pauvres subiront 74% des pertes relatives d’ici 2050, puisqu’ils ont moins de capacités d’adaptation (logement, assurance, mobilité); habitent dans des zones plus exposées et dépendent gravement de ressources sensibles au climat (agriculture, travail informel).
Ce constat est juste mais il faut le nuancer: certaines régions riches (Etats-Unis, Australie) subiront aussi des pertes massives d’actifs, notamment immobiliers. Cependant, la différence réside dans la capacité de rebond.

Le Maroc et les pays du Sud face à ces inégalités : freins à l’adaptation et à l’atténuation

Au Maroc et dans les pays du Sud global, ces inégalités exacerbées par la dynamique du capital nordiste – via investissements polluants externalisés – minent gravement les efforts d’adaptation et d’atténuation climatiques. Le Royaume, leader africain en énergies renouvelables (Noor Ouarzazate, 52% d’électricité verte visée d’ici 2030), voit ses stocks halieutiques (sardine) décliner de 30% sous l’effet climat et la surpêche financée par capitaux étrangers, forçant la précarité côtière et l’exode de la jeunesse.

Les classes populaires, dépendantes de l’agriculture informelle (40% du PIB rural), subissent 74% des pertes projetées, avec des capacités d’adaptation limitées (assurances rares, zones côtières exposées). L’atténuation patine: des projets verts profitent aux élites/étrangers (rentes «premium»), tandis que les taxes carbone régressives risquent de créer des révoltes sociales. Sans justice fiscale globale taxant «pollution premium» nord-sud, le Sud absorbe externalités, freinant COP-like ambitions et dopant migrations climatiques.

Une accélération du dérèglement climatique est désormais impossible à ignorer

L’un des points centraux dudit document est que «la fenêtre pour rester sous 1,5 °C est pratiquement fermée». Ce constat est largement partagé dans la littérature scientifique : même un arrêt brutal des émissions demain ne garantirait pas le respect de cette limite. Le texte a donc raison de souligner l’urgence et la difficulté de réorienter les dynamiques actuelles.

Cependant, il faut rappeler une nuance importante: «Budget carbone épuisé» signifie que les scénarios compatibles deviennent extrêmement improbables, pas absolument impossibles, car certains modèles incluent des absorptions négatives massives. Cela souligne aussi la dépendance dangereuse à des technologies qui n’existent pas encore à grande échelle.

Une contradiction centrale : transition verte et maintien des rentes fossiles

Le texte souligne aussi une contradiction que l’on observe dans les données concernant les investissements dans les énergies propres qui ont augmenté de 2,2 trillions $ en 2025 contre des investissements fossiles massifs qui se sont élevés à 1,1 trillion $.
Ce n’est pas incohérent puisque les deux secteurs avancent simultanément, car la demande mondiale d’énergie continue de croître et les acteurs financiers cherchent à diversifier les rentes.
Mais cela montre clairement que la transition n’est pas une substitution, mais une addition, du moins pour l’instant.

Les politiques proposées: taxer la propriété plutôt que la consommation

Les rédacteurs de la 3ème édition de «The World Inequality Report 2026 (WIR 2026)»  avancent une idée structurellement convaincante: Une taxe carbone basée sur les émissions associées aux actifs détenus serait beaucoup plus progressive qu’une taxe sur la consommation. En effet, les taxes carbones sur les carburants et l’énergie frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, comme l’ont montré les mouvements sociaux (ex. Gilets jaunes). En revanche, taxer les portefeuilles d’investissement, réguler les actifs polluants et limiter les investissements dans les énergies fossiles, permettrait de cibler directement les véritables moteurs des émissions.

Toutefois, la mise en place de ce type de mesures nécessite une transparence financière et un contrôle international des flux de capitaux, deux conditions politiquement difficiles.
Pour certains experts,   l’argument central dudit rapport— l’attribution des émissions par propriété — est très solide et permet de dépasser les narratifs simplistes centrés sur les comportements individuels. Cependant, ils estiment que certaines nuances méritent d’être discutées. Telle l’idée que la limite 1,5 °C dite définitivement hors d’atteinte est scientifiquement plausible mais pas absolument certaine ; que le rôle des classes moyennes supérieures dans les pays riches est sous-estimé (elles possèdent aussi des actifs) et que la taxation du capital carbone est politiquement réaliste uniquement dans un cadre de coopération internationale.

Hassan Bentaleb


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