Quand le besoin de faire miroiter les chiffres prime : la réussite proclamée face à la réalité des soins
Le gouvernement présente aujourd’hui la réforme du système de santé comme l’un des chantiers les plus aboutis de l’Etat social, en miroitant une série d’indicateurs chiffrés censés attester de son succès. La généralisation de la couverture sanitaire, l’augmentation du budget alloué au secteur et le lancement des Groupements sanitaires territoriaux sont ainsi érigés en preuves quasi certaines d’une transformation en profondeur.
Selon les données officielles, plus de 22 millions de citoyens ont été intégrés au système de couverture médicale, portant le taux de couverture nationale à près de 90%, contre moins de 60% auparavant. Ce progrès, indéniable sur le plan administratif, est présenté comme une rupture historique. Pourtant, une lecture plus exigeante s’impose : la couverture sur le papier garantit-elle un accès réel, rapide et digne aux soins ?
Dans les faits, les ménages continuent de supporter une part écrasante du financement de la santé. Les dépenses directes des citoyens représentent encore plus de 45% du financement global du système, un niveau largement supérieur aux standards recommandés par l’Organisation mondiale de la santé, qui préconise un seuil inférieur à 20%. Autrement dit, malgré la généralisation de la couverture, la maladie reste pour beaucoup une charge financière lourde, parfois synonyme de renoncement aux soins ou d’endettement.
Sur le plan budgétaire, le discours gouvernemental met en avant une hausse significative, avec un budget de la santé passé d’environ 19 milliards de dirhams à plus de 40 milliards. Mais rapportée au produit intérieur brut, la dépense publique de santé ne dépasse toujours pas 2% du PIB, loin des 5 à 6% observés dans les pays à revenu intermédiaire et encore plus éloignée des standards européens. Cette faiblesse structurelle révèle un déséquilibre majeur : l’extension massive de la demande n’a pas été accompagnée d’un investissement public à la hauteur dans l’offre de soins. Le chiffre, ici, sert davantage à légitimer un discours politique qu’à évaluer la qualité réelle de la réforme.
Groupements sanitaires territoriaux : gouverner la pénurie ou garantir l’équité?
Présentés comme le cœur organisationnel de la réforme, les Groupements sanitaires territoriaux ambitionnent de rationaliser l’offre de soins, d’améliorer la coordination entre les différents niveaux du système et de rapprocher la décision sanitaire des réalités locales. Sur le plan théorique, l’approche peut paraître pertinente. Mais elle se heurte à une réalité structurelle préoccupante.
Le Maroc ne dispose aujourd’hui que d’environ 7,9 médecins pour 10.000 habitants, contre plus de 30 dans les pays de l’OCDE, et de moins d’un infirmier pour 1.000 habitants, avec un déficit global estimé à plus de 30.000 professionnels de santé. Le nombre de lits hospitaliers plafonne à 1,1 lit pour 1.000 habitants, bien en deçà de la moyenne mondiale qui dépasse les 3 lits. Dans ces conditions, la création de nouvelles structures de gouvernance ne crée pas mécaniquement de nouvelles capacités de soins. Elle organise l’existant, sans corriger le cœur du problème : la pénurie chronique de ressources humaines, de moyens matériels et de capacités hospitalières.
Avec la généralisation de la couverture sanitaire, la demande de soins a fortement augmenté, en particulier dans les hôpitaux publics. Faute d’un renforcement substantiel de l’offre, les Groupements sanitaires territoriaux risquent de devenir des instruments de gestion de la saturation plutôt que des leviers d’amélioration de la qualité et de l’équité territoriale.
La question devient alors profondément politique : qui décide réellement au sein de ces groupements ? Qui arbitre entre priorités budgétaires, pénuries humaines et besoins territoriaux? Et surtout, qui rend des comptes lorsque les délais pour consultation médicale ou hospitalisation s’allongent et que la qualité des soins se dégrade ? En l’absence de mécanismes clairs de reddition des comptes, le risque est grand de voir la responsabilité politique se diluer, tandis que la pression s’accroît sur les professionnels de santé sans qu’ils disposent d’une réelle autonomie décisionnelle.
Tanger–Tétouan–Al Hoceima : une expérimentation incomplète érigée en modèle national
La région Tanger–Tétouan–Al Hoceima constitue le premier terrain de déploiement des Groupements sanitaires territoriaux. Avec plus de 4 millions d’habitants, une forte dynamique démographique, une pression touristique saisonnière élevée et des disparités territoriales marquées, elle représente un véritable laboratoire pour tester la robustesse du modèle.
Si certains progrès administratifs ont été enregistrés, notamment en matière de coordination et de centralisation des circuits décisionnels, la réalité du terrain demeure préoccupante. Les centres hospitaliers universitaires et provinciaux restent sous forte tension, les délais d’attente pour les consultations spécialisées et les interventions chirurgicales s’allongent, et les difficultés de fidélisation du personnel médical et paramédical persistent.
Ces constats confirment une évidence trop souvent passée sous silence : la réforme organisationnelle ne peut produire d’effets durables sans une réforme sociale du travail sanitaire. Conditions de travail dégradées, surcharge professionnelle, manque d’incitations et instabilité statutaire fragilisent l’adhésion des soignants au projet de réforme. C’est dans ce contexte que les syndicats du secteur ont dénoncé une méthode gouvernementale jugée précipitée et unilatérale, marquée par l’absence d’un véritable dialogue social lors de l’adoption des textes encadrant les Groupements sanitaires territoriaux.
Le problème n’est donc pas le principe de la territorialisation, mais son rythme, sa méthodologie et son déficit de concertation. Une restructuration d’ampleur a été engagée avant même de corriger les dysfonctionnements structurels du système de santé.
Evaluer avant de généraliser : une exigence démocratique et constitutionnelle
Le droit à la santé n’est pas une option de politique publique, mais une obligation constitutionnelle consacrée par l’article 31 de la Constitution. La loi-cadre 06.22, qui encadre la réforme du système de santé, insiste explicitement sur la progressivité, l’évaluation continue et la participation des acteurs. Généraliser un modèle sans évaluation rigoureuse revient à s’éloigner de l’esprit même de cette loi.
Les expériences internationales sont éclairantes. Des pays à revenu intermédiaire comme le Portugal, l’Espagne, le Costa Rica ou la Turquie ont conditionné la montée en charge de leurs réformes sanitaires à des évaluations régulières fondées sur des indicateurs précis : délais d’attente, satisfaction des patients, stabilité des ressources humaines et soutenabilité budgétaire. Là où l’évaluation a précédé la généralisation, la réforme a renforcé la confiance. Là où elle a été contournée, la défiance s’est installée.
Réformer la santé, c’est choisir la responsabilité plutôt que la précipitation
Le choix du Groupement sanitaire territorial comme mode d'organisation administrative n'est pas une erreur en soi. Comme concept, il parait constituer une voie prometteuse. Il peut, à terme, constituer un outil pertinent de gouvernance sanitaire territorialisée. Mais dans sa mise en œuvre actuelle, il traduit une réforme trop rapide dans son calendrier, insuffisante dans son financement et fragile dans sa légitimité sociale.
Le gouvernement a privilégié l’amélioration d’indicateurs à court terme plutôt que la transformation profonde de l’expérience vécue par le citoyen et le soignant. Or, le droit à la santé, tel que consacré par la Constitution, ne se satisfait ni de communiqués optimistes ni de moyennes statistiques.
Une réforme crédible suppose aujourd’hui le gel de toute généralisation des Groupements sanitaires territoriaux avant une évaluation indépendante et transparente, la mise en œuvre d’un plan national d’urgence pour les ressources humaines, un relèvement progressif des dépenses publiques de santé vers 5% du PIB, et la reconnaissance des professionnels de santé comme co-architectes de la réforme, et non comme de simples exécutants. Car le droit à la santé ne se proclame pas. Il se construit, se finance et se protège.
Mohamed Assouali
Membre du Bureau politique de l’USFP











