La femme dans Nedjma de Kateb Yacine


Par Tijani Saadani (*)
Samedi 23 Novembre 2013

La femme dans Nedjma de Kateb Yacine
La littérature maghrébine de langue française est l'une des expressions fulgurantes de la réalité nord-africaine, de ses crises, de ses angoisses, de ses déceptions et de ses rêves. Dans cette perspective, le roman, le genre qui a un attrait de prédilection, a émergé sur un fond colonial et a revendiqué  une place dans son giron. Le roman maghrébin est l’héritier d’une longue tradition littéraire occidentale. Il se veut non seulement une représentation de la réalité maghrébine traversée par diverses crises mais également une réflexion sur l’évolution de son histoire et sur les aspects cachés de la vie quotidienne. Les écrivains maghrébins et dans notre cas, Kateb Yacine, abordent non sans audace des zones d’ombre de la société algérienne à laquelle il appartient. Celle-ci est figée dans des structures archaïques par des tabous ancestraux dont celui de la femme n’est pas sans importance. L'entreprise romanesque de Kateb Yacine n'a pas frappé d’ostracisme  la réalité féminine. Au contraire, elle y est  investie et ce, sous différents aspects.  La figure féminine est le pivot central de son œuvre romanesque et plus particulièrement “Nedjma”.
L'investissement fictionnel du thème de la femme dans l'entreprise romanesque de Kateb Yacine se fait de façon particulière. En effet, Kateb Yacine déploie  une figure féminine insaisissable, hybride et mystérieuse. Cette figure, Nedjma, n'est pas seulement un personnage ordinaire qui a un rôle et des rapports avec les autres personnages sur lesquels elle exerce une forte attraction à travers un espace temporel éclaté, mais aussi une figure  qui s'érige en mythe; incarnation d'une Algérie asservie sous  le joug du colonialisme et de l'effondrement des références culturelles et historiques d’un peuple.
                               
Nedjma : destinée d’une figure insaisissable
Nedjma est le personnage principal de l’œuvre de Kateb Yacine. Cependant,   Nedjma n’intervient qu’au chapitre IX de la partie II. La narration de son émergence et de son évolution dans un contexte marqué par le drame colonial sont prises en charge par les récits, les confidences et les journaux intimes de ceux qu’elle croise dans son passage et qu’elle envoûte par son charme. Il s’agit notamment de Mustapha, Rachid, Mourad et Lakhdar qui se disputent son amour. L’image que nous allons essayer de dégager se base sur les fragments éparpillés sur leurs souvenirs et leurs impressions. Chacun de ces amants nous livre une version des faits ou un aspect de Nedjma qui n’intervient qu’une seule fois directement en un monologue intérieur. La reconstruction de l’image de Nedjma passe donc par le décryptage des significations des récits  de ces jeunes gens qui se sont engagés dans la quête de l’amour de cette femme. Ces récits sur lesquels nous nous basons ne sauraient être que lacunaires parce qu’ils ont été produits sous l’effet de la douleur passionnelle, dans le délire causé par la fièvre ou dans des circonstances similaires.               
Ce qui est frappant dans Nedjma, c’est l'inextricable enchevêtrement des événements et l'évolution simultanée des aventures de plusieurs personnages. Kateb Yacine a engagé quatre personnages dans la même voie: celle de la quête de l'amour de Nedjma. Leurs aventures correspondent à des destinées évoluant en parallèle mais de façon divergente.
 Il est indéniable que Nedjma est le point d'attraction de ces quatre personnages. C'est elle qui insuffle la dynamique à ce groupe, génère la signification de l'univers où ils se meuvent et détermine, le plus souvent, la nature des rapports qu'ils entretiennent entre eux. Mourad et Lakhdar  sont des frères et des cousins de Rachid et Mustapha. Ils sont tous descendants de l’ancêtre Keblout. Ces liens parentaux et tribaux sont introduits pour donner à leur amitié qui vient renforcer ces liens, une dimension insolite.
L'ambiguïté qui frappe les origines de Nedjma et par extrapolation sa destinée demeure impénétrable vu les vicissitudes qui ont accompagné sa naissance. Sa mère, une Française d'origine juive, a séduit trois hommes entre lesquels elle a établi une rivalité meurtrière. La naissance problématique et  énigmatique de Nedjma donne lieu à des incertitudes et des soupçons qui vont affecter le devenir de ce personnage et son comportement. La bâtardise de Nedjma est soulignée à maintes reprises.
Quoique son monologue intérieur qui s’ordonne à l’ensemble polyphonique et où pouvait déjà se lire une volonté d’agir, soit bref en comparaison  avec l’enjeu de Nedjma, il assume une fonction révélatrice de l’orientation des événements de cette histoire. On peut retenir un passage qui fait état du marasme qui ronge sa vie intime : «Ils m’ont isolée pour mieux me vaincre, isolée en me mariant». C’est d’abord contre le mariage que Nedjma va s’insurger car il matérialise une institution traditionnelle contraignante  dans le sens où sa mère putative l’a exigé et imposé.
Le combat que Nedjma engage s’inscrit dans une perspective insurrectionnelle visant à remettre en cause l’ordre établi des choses, en l’occurrence, le rapport de domination qui lui est défavorable. Le mariage est, pour Nedjma, synonyme d’emprisonnement et de privation de liberté. Etant donné que la décision de mariage ne dépend pas de sa propre volonté, Nedjma envisage de briser le joug  de l’oppression et d’inverser l’équation de la domination. «A la longue, [précise Nedjma ] c’est la prisonnière qui décide».                                                           
L’ambition amoureuse conduit inexorablement  à la discorde et à l’éclatement du groupe. Dans ce climat intense et convulsif, on mesure l’ampleur de la menace qui pèse sur la cohésion du groupe, et on mesure du même coup à quel point Nedjma est problématique aux yeux des quatre cousins; Nedjma dont le sort est scellé par la fatalité de ses origines est maintenue dans un état de dissidence.
En parcourant le roman, on ne peut nous empêcher de constater qu’après les images qui célèbrent la beauté de Nedjma, des propos dépréciatifs interviennent pour véhiculer la stigmatisation dont elle fait l’objet. En effet, Nedjma est une figure réprouvée parce qu’elle est « ogresse au sang obscur », « grenouille au bord de l’équation » et « batracienne pleine de cris nocturnes ». Il s’agit ici de dévoiler les aspects répugnants de Nedjma en tant que femme capricieuse et provocante.
 Malgré les contradictions qu’elle matérialise, Nedjma reste une image envoûtante fixée dans les rêves des jeunes hommes qui aspirent au monopole de son amour. En se trouvant « hors de l’air et du temps » et en étant soustraite à la dégradation, Nedjma est vouée à l’éternité. Après son enlèvement par Si Mokhtar et Rachid pour la conduire au Nadhor, elle retrouve sa pureté. Dans l’épisode  où elle prend un bain, Nedjma bénéficie d’une sorte de rédemption après s’être purifiée dans l’eau du chaudron.

Le mythe de la
femme-patrie

Le projet d’exploration du passé tribal est motivé par un sentiment de culpabilité ressenti par Si Mokhtar à l’égard des ancêtres, un sentiment partagé par Rachid qui se trouve impliqué dans le combat patriotique. En effet, l’image de Keblout, le premier ancêtre, hante l’imaginaire du jeune homme même en prison. Par un travail de mémoire, Rachid pénètre l’âme de la génération des pères représentée par Si Mokhtar. Il découvre la déchéance et la défection de leur modèle. L’avilissement du modèle paternel est justifié: ils n’ont pas défendu la terre tribale, pire, ils l’ont désertée. Accablé par ce constat d’échec des combats des générations précédentes ainsi que par son propre échec, Rachid est amené à prendre conscience de la faiblesse de sa génération. En s’entretenant avec Mourad, il révèle explicitement ses craintes : «Des hommes dont le sang déborde et menace de nous emporter dans leur existence révolue, ainsi que des esquifs désemparés, tout juste capable de flotter sur les lieux de la noyade». Les images métaphoriques de ce passage sont saisissantes dans le sens où elles traduisent l’influence négative que la génération des pères risque d’exercer sur la génération des jeunes hommes qui sont sur le point de  céder à la résignation, à la défaite et à la déchéance.
A l’aide de Si Mokhtar qui détient les secrets du passé tribal et les arcanes de l’histoire algérienne, Rachid, en poursuivant Nedjma, découvre le modèle des ancêtres, leur héroïsme et leur gloire. Malgré son état de délire, il exprime avec lucidité son attachement à ces ancêtres. Cette sympathie exprimée à l’égard des ancêtres trouve sa justification dans la nécessité de faire de l’héritage ancestral des repères et références pour la lutte actuelle. Dans cette optique, l’image de Nedjma est associée à cet idéal et à ce modèle ancestral glorieux. Pour Rachid, la conquête de Nedjma correspond  à la découverte et à la  réconciliation avec le passé.  Dans l’épisode du Nadhor qui exprime la quête des origines, la présence de Nedjma est d’une importance remarquable.
On comprend donc l’importance du thème de l’amour qui, quoique impossible, constitue une source d’inspiration pour Rachid dans le sens où celui-ci se trouve dans l’obligation de méditer sur ses origines et sur l’histoire de son pays pour pouvoir donner une réponse à l’impasse historique qu’il traverse. Le souci sentimental  se transforme en souci politique et patriotique. Dans ce sens, la figure féminine médiatise la quête de l’identité et de la libération du pays.  Elle est à l’origine de la production du sens historique et politique dans le roman.
L’intervention du Nègre va introduire des perturbations dans le programme narratif de ce voyage. En tuant Si Mokhtar, le Nègre met un terme à une pensée  mais également à une époque, à une génération, celle des pères déserteurs de la tribu, déchus et corrompus. Rachid, à son tour, ne peut pas accomplir sa mission qui consiste à explorer le passé tribal et se réconcilier avec les ancêtres, ni  garder Nedjma séquestrée et ramenée au campement de la tribu réservé aux femmes. Il est chassé du territoire du Nadhor. C’est la réplique de l’ancêtre Keblout dont le Nègre est le porte-parole : «Keblout a dit de ne protéger que ses filles. Quant aux mâles vagabonds, dit l’ancêtre Keblout, qu’ils vivent en sauvages, par monts et par vaux, eux qui n’ont pas défendu leur terre…». En se basant sur les principes de l’ancêtre, le Nègre dresse un réquisitoire cinglant à l’encontre des hommes responsables de l’effondrement tribal.    
Ces vicissitudes se subordonnent à celles du pays enchaîné et déchiré.  En suscitant le zèle et la ferveur des jeunes hommes, Nedjma devient le symbole de la patrie, mais une patrie harcelée et traquée. C’est dans les méandres de cette histoire singulière qu’il faut chercher la signification du silence affiché par Nedjma. Elle incarne une patrie qui ne parle pas d’elle-même, mais qui se dissout  et se transforme sans toutefois perdre son essence.                
Le passage à une société moderne passe par l’ouverture de la tribu  en tant que mode d’organisation traditionnelle basée sur « l’inceste », à une nouvelle forme qui s’inspire des modèles modernes. L’inceste, thème majeur du roman, joue un rôle important dans la cohésion de la société. Le modèle traditionnel désigné par la métaphore funéraire (la sépulture) est tombé en désuétude et doit céder à une nouvelle conception: celle désignée par «l’arbre de la nation». «Kateb, dans Nedjma, revient à la réalité tribale pour mieux comprendre les exigences du passage à une nation qu’il n’a cessé d’appeler de ses vœux».  Nedjma n’est pas uniquement le symbole de la patrie mais également le retour aux valeurs ancestrales et de l’appartenance au continent africain.
Nedjma incarne le monde nouveau à naître  d’une «gestation» difficile. Elle est la métaphore d’un monde qui  se dépouille de la tradition rigidifiée et de la force des liens de sang et du temps généalogique pour leur substituer la force d’une structure issue  du «sang mêlé» et régi par la coordonnée du temps chronologique de l’avenir de l’Algérie. «[…] mais la quête était  un mal nécessaire, une greffe douloureuse apportant une promesse de progrès à l’arbre de la nation entamé par la hache». Il est question de mettre en scène  la formation de  la nation, conséquente de l’entreprise coloniale et d’un processus de métissage du sang et du brassage culturel qu’incarnent les origines mêlées de Nedjma.

 (*)Docteur en littérature comparée


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