La Russie entre ordinateurs et pyramides


Par Pol Mathil *
Samedi 29 Mai 2010

La Russie entre ordinateurs et pyramides
Dans un autre pays, l’information paraîtrait banale, communication de routine entre le pouvoir et les citoyens. Mais ici… ce n’est pas la routine. C’est le clic d’une souris qui devient un symbole, voire un événement. Le Président de la Russie, Dmitri Medvedev, a décidé de mettre en ligne un bon nombre de documents sur le massacre perpétré par les sbires de Staline d’environ 22.000 officiers polonais, prisonniers de l’Armée rouge, dans la forêt de Katyn.
A priori, la décision de M. Medvedev n’annonçait aucune révélation. Cependant, il pourrait s’agir d’un véritable tournant. Car parmi ces documents, certains, sans doute déjà connus par les historiens, pourraient, par leur diffusion sur internet, peser fortement sur l’avenir de la Russie, de la Pologne et de l’Europe en général.
Le document le plus marquant est une note du mois de mars 1940 adressée par le chef de la police politique (NKVD), Lavrenti Beria, au Bureau politique du parti communiste. Elle suggère que des officiers polonais soient exécutés par balles et sans aucune procédure juridique.
Le Bureau a accepté cette proposition, à l’unanimité. La première signature est celle de Staline. C’est un aveu. Et une damnation… dont il est difficile de mesurer les conséquences.
D’abord, cette vérité est déterminante pour l’apaisement des relations entre la Russie et la Pologne et partant, avec l’Union européenne, dont elle marque la frontière orientale.
Cette embellie, déjà perceptible depuis un certain temps, s’est notamment traduite par la présence à Cracovie de M. Medvedev, bravant le nuage islandais pour assister aux funérailles du Président Kaczynski, geste qui en l’absence du Président Obama et d’autres dirigeants, a fait forte impression.
Mais les retombées de cette simple mise en ligne concernent surtout la Russie elle-même.
Le Président Medvedev est arrivé à mi-mandat. Plutôt timide au départ, toujours dans l’ombre de son puissant mentor Vladimir Poutine, il a commencé à un certain stade de son parcours présidentiel à imposer sa marque personnelle et surtout à lancer son idée de modernisation de la Russie. Medvedev, de treize ans plus jeune que M. Poutine, n’a pas servi au KGB et soigne son image d’homme du 21e siècle. Comme Obama, il se sert d’internet qu’il maîtrise parfaitement, comprend les possibilités du web : il semble non seulement reconnaître l’énorme retard technologique et social de la Russie, mais être décidé à en parler ouvertement à ses citoyens.
Sensationnel. Intrigant.
Alors que le pouvoir contrôle toujours le Parlement, opprime l’opposition, limite la libre expression, le Président du pays, reprenant les slogans de l’opposition, décrit la Russie comme un pays « arriéré et corrompu » à « l’économie primitive », une « démocratie faible » usant d’une « justice abusive » ; il constate l’échec de la lutte contre la corruption et appelle à une modernisation tous azimuts dans le respect des règles de la démocratie, sans quoi, affirme-t-il, son pays restera condamné à ne jamais reprendre son rôle dans le monde. Il proclame haut et fort qu’il « vaut mieux la liberté que l’absence de liberté », phrase inédite dans la bouche d’un dirigeant russe.
Certes, un système aux rouages si lourds et si anachroniques ne saurait changer rapidement. Mais si M. Medvedev ne peut naturellement pas agir en toute autonomie face à Poutine, il reste qu’on assiste, venant du Kremlin, à des initiatives sans précédent.
Deux questions fondamentales sont désormais sur la table.
La première : y aura-t-il des suites à l’aveu sur Katyn, verra-t-on les autorités russes prendre d’autres initiatives pour dévoiler la vérité sur les très nombreuses pages blanches (ou plutôt noires) de l’histoire soviétique et du régime stalinien : l’enfer du goulag, le désastre de la collectivisation, les exécutions massives, les fautes de Staline avant et pendant la guerre, dont la collaboration particulièrement honteuse entre la Gestapo et le KGB. Bref, peut-on espérer un véritable et profond examen du régime qui, par la mystification et la terreur, a freiné sinon stoppé le progrès du pays ? Un examen de conscience est-il déjà possible en Russie ? Les Russes sont-ils mûrs assez pour se regarder dans le miroir de leur passé?
Deuxième question : pourra-t-on finalement procéder à la rectification vraiment réelle de l’image de Staline? Opération délicate, s’il en est. La mythologie de Staline est profondément ancrée dans la mentalité russe. M. Medvedev et M. Poutine disposent-ils du courage suffisant (mais nécessaire) pour affronter cette mythologie, la désacraliser et mener ce processus historique aussi loin que possible ?
Car il s’agit aussi de la responsabilité des hommes d’Etat. Les deux dirigeants sont probablement conscients, à différents degrés peut-être, que cet affranchissement est la condition nécessaire pour moderniser la Russie. La situation de MM. Poutine et Medvedev rappelle celle de M. Gorbatchev, lançant en 1986 sa « perestroïka », sa version de la modernisation du pays. Il s’est très vite rendu compte que sans rendre sa liberté à Andrei Sakharov, opposant à la dictature, apôtre de la défense des droits de l’homme, il ne gagnerait jamais l’adhésion de l’intelligentsia sans laquelle aucune perestroïka ne serait réalisable. C’est ainsi que naquit la glasnost, la transparence.
Aujourd’hui, l’élite russe, même la plus ouverte, hésite à se risquer à des initiatives trop courageuses. Elle sait que le slogan de « modernisation démocratique » de la Russie restera vide sans élections libres, sans liberté d’expression et de critique, sans une véritable opposition à la Douma et sans une vraie ouverture vers l’étranger.  Elle a donc peur de déclencher une avalanche de changements incontrôlables. Elle n’a pas oublié que la perestroïka de Gorbatchev s’est soldée par la chute de l’URSS.
Et pourtant, il n’y a pas d’alternative. Rappelons, en toute modestie, l’aphorisme par lequel se terminait, à l’époque, l’édito du Soir sur la « glasnost » : « M. Gorbatchev a compris, avons-nous dit, qu’avec des esclaves on peut construire des pyramides, mais pas des ordinateurs. » Les ordinateurs sont déjà produits en Russie. Mais les pyramides aussi.

* Journaliste polonais résidant à Bruxelles


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