«Fissures» de Hicham Ayouch : La contrainte libératoire face à l’expérimentation excessive


Par Said El Mazouari
Vendredi 24 Septembre 2010

Le film dépeint des tranches de vie de trois personnages insolites en suivant leurs errances dans l’espace mystérieux et poétique de Tanger. En ouverture, on découvre la remise en liberté d’Abdesslam après un séjour en prison (dont on ne saura jamais ni la durée, ni le motif). Il est attendu par son ami Noureddine, un architecte alcoolique. Après une corrosive soirée fêtant cette liberté, Abdesslam se range en cuisinier dans un modeste snack, mais pas pour longtemps…l’élément perturbateur arrive en la personne de Marcella, une peintre brésilienne névrosée dont Abdesslam tombe amoureux en premier avant que Noureddine ne succombe à son tour à son charme: Un triangle amoureux qui
augure d’un développement riche en péripéties dramatiques…mais
malheureusement, le temps coule et l’on se contente de suivre des parcelles disparates du quotidien des trois personnages.
Un récit extrêmement économe (dont le caractère incohérent empêche de parler d’épurement), servi par une intrigue en dents-de-scie qui n’obéit
pas à un phrasé général, H.Ayouch subordonne tout à la forme ! De
l’expérimentation dira-t-on ? Mais est-ce le propre de l’expérimental de
s’enfermer dans un extrémisme stylistique matérialisé ici par sobriété
formelle et manque d’attention à l’égard de la narration ? A l’arrivée, on se retrouve avec un fond et une forme disloqués qui font qu’on peine à
rentrer dans le film.
 - Personnages contrastés, mise en dérision et jeu physique :
 Un architecte sentimentaliste et docile jusqu’au clownesque, un cuisinier
sans finesse à la compagnie ardue et une peintre déroutée au comportement imprévisible…le caractère atypique des personnages est souligné, avec une tendance claire à la mise en dérision du métier de chacun (Marcella qui manipule maladroitement un plan d’architecture de Noureddine, un tableau de l’œuvre de Marcella faisant l’objet d’une remarque rabaissante par Abdesslam …). Le trio d’acteurs (qui porte les mêmes prénoms que les personnages) se livre à un jeu très physique où le contact corporel est dominant. Ils se battent, se débattent, les uns menacent les autres, hurlent…avec alcool, sexe et langage cru en toile de fond. Un jeu où l’actrice Marcella Mora s’est particulièrement illustrée, avec en contrepoids de sa prestation : le côté désinvolte qu’elle tient de ses racines latines et qui se reflète délicieusement sur son accent.
 - Le rouge, embrayeur de la fureur:
 La thématique du rouge est employée à plusieurs reprises, sans doute pour sa fonction de couleur chaude et animatrice des sentiments passionnels contradictoires, on cite : Le ketchup, les babouches, l’écharpe de Marcella, la sucette, le sang de la chèvre égorgée…
 L’inspiration de l’instant, la vérité du lieu et l’acteur au centre du
dispositif :
 Pas de scénario pour « Fissures », le réalisateur ne s’en cache pas. Le
film est né d’une idée sommaire et s’est construit peu à peu à partir
d’un travail de réflexion commune entre H. Ayouch et ses comédiens
(réunions, avis de chacun sur l’évolution de son propre personnage…) et
aussi au gré des événements de la vraie vie rencontrée pendant le tournage (fête de mariage, groupement de marginaux…). Vue sous cet angle, Tanger est le quatrième acteur principal du film, son choix fut un acte délibéré témoignant de l’amour que le réalisateur déclare lui porter.
 Les scènes et dialogues sont fruits de l’improvisation, d’où le
caractère curieux de la plupart des répliques (exemple : « Tu m’aimes ou tu as peur ? »).
Il est à signaler que l’influence de l’école John Cassavetes est
manifeste à ces niveaux, notamment par rapport à plusieurs de ses principes de base, dont on citera :
 •      L’interprétation comme l’axe principal du processus créatif.
 •      Liberté de mouvement des comédiens vis-à-vis des astreintes du cadre.
 •      Le corps comme mode de figuration et comme présence existentielle.
 •      Recherche constante de spontanéité (tout dans un film doit trouver son
inspiration dans l’instant)…
 - Vœu de chasteté à la marocaine :
 Une caméra HDV-Z1 empruntée et une perche. A en croire le
réalisateur, c’est ce qu’a nécessité le tournage comme moyen technique! Pas de décors, pas de costumes, pas de maquillage…
 Des contraintes qui nous ramènent au corollaire évident avec un courant
cinématographique dont l’inspiration est perceptible dès le premier plan de
« Fissures », à savoir : le Dogme 95, dont les principaux préceptes sont:
 •      Le tournage doit être fait sur place (les accessoires et décors ne
doivent pas être ramenés).
 •      Le son ne doit pas être réalisé à part des images et inversement.
 •      La caméra doit être portée à la main.
 •      Un éclairage spécial n’est pas acceptable…
 A l’instar des films découlant du Dogme 95, « Fissures » traduit un style
vif, vigoureux et réaliste découlant d’une approche qui considère que la
contrainte peut être libératoire et fertile, car elle favorise la créativité
et l’émergence d’œuvres plus personnelles.
 En somme, il s’agit d’une œuvre (trop?) personnelle qui peut toucher le
spectateur en le ramenant à un questionnement sur les rapports humains dans toute leur acuité physique et morale. Le jeune cinéaste a fait des choix artistiques risqués, le film en pâtit, certes, mais mérite quand même le détour aussi bien pour l’originalité de son style -du point de vue de la cinématographie marocaine- que pour les intermittents moments d’enchantement qu’offrent des scènes intéressantes qui le jalonnent et qui font que l’on s’ennuie peu pendant la projection.
 On ne le dira jamais assez, pour un jeune cinéaste, prendre le risque
d’expérimenter est nettement plus encourageant que de s’engager d’emblée dans la voie (tristement sûre) de films «qualité Sud» (qu’on estampille des fois sans discernement : cinéma d’auteur) qui a peu apporté à la pratique du cinéma dans notre pays, accouchant la plupart des cas de produits aussi impersonnels que peu profonds. H.Ayouch déclare dans une interview (*) à propos de «Fissures» : «Quand on fait un film, il y a un rapport de complaisance entre Occident et Orient. Les Occidentaux attendent toujours de nous de leur donner un certain cinéma avec des cadres posés…et quand on ne leur donne pas un film dans cette vision, généralement ils n’aiment pas trop ; personnellement je m’en fous, ce qui m’intéresse c’est la réaction des Marocains au film».
 (*) Extrait de l’interview par Patrick Simonin, émission «L’invité»,
en marge de la couverture du FIFM 2009, TV5.


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