En Espagne, un tribunal millénaire résout les conflits d'irrigation


Mercredi 2 Août 2017

En Espagne, un tribunal millénaire  résout les conflits d'irrigation
Huit hommes en chasuble noire, installés en pleine rue au pied d'une cathédrale, observent avec gravité l'huissier qui convoque les accusés. Ils forment le Tribunal des eaux de Valence, une institution millénaire en Espagne.
En quelques minutes et sans paperasse, ce tribunal coutumier tranche les conflits d'irrigation dans la plaine fertile située dans l'arrière-pays de la troisième ville d'Espagne, une région d'orangers et de vergers.
Inscrit au patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, ce tribunal se présente comme "la plus ancienne institution de justice existante en Europe". Son existence remonte au moins au Xe siècle, quand cette région méditerranéenne faisait partie du califat de Cordoue et l'actuelle cathédrale gothique - à l'ombre de laquelle siège le tribunal - était une mosquée.
Les affaires qui l'occupent sont d'une réalité tangible et toujours aquatique, depuis les coupures d'eau abusives jusqu'aux erreurs dans la gestion des prélèvements d'eau...
Des litiges qui peuvent survenir à tout moment de l'année, et tout spécialement en période de sécheresse, même si dans ce cas, "des conditions (d'irrigation) particulières sont imposées et la vigilance est renforcée pour contrôler la disponibilité de l'eau", explique l'historien Daniel Sala, grand connaisseur de l'institution.
Une des affaires récemment tranchées implique Vicent Marti, qui depuis plus de trente ans dirige une exploitation agricole écologique. Un jour, il s'est aperçu que l'eau arrivant chez lui était polluée par des résidus de ciment et de peinture, rejetés par les employés d'un voisin rénovant sa maison. Moins d'un mois plus tard, le litige arrivait devant le Tribunal des eaux.
Après avoir écouté les arguments des uns et des autres et au terme d'un bref débat, le président prononce la formule consacrée condamnant le voisin pollueur. Ce dernier accepte le jugement d'un laconique "correct" et doit ensuite payer quelque 2.000 euros.
"J'étais désolé de le dénoncer parce que nous sommes des voisins, mais je n'avais pas le choix", dit à l'AFP Vicent Marti, en faisant valoir que "la survie" de son entreprise était en jeu, ses produits bios étant soumis à de nombreux contrôles de qualité.
Dans sa forme actuelle, le tribunal compte huit membres, tous des hommes, qui exercent leur juridiction sur quelque 10.000 irrigants.
Les agriculteurs eux-mêmes les élisent pour représenter les huit communautés d'irrigants de la plaine valencienne, où l'on cultive en abondance les agrumes, légumes et tubercules - telle la fameuse "chufa" servant à fabriquer la boisson favorite des Valenciens, la "horchata".
Les huit magistrats se réunissent sans faute tous les jeudis. A midi pile, ils sont au rendez-vous, devant la Porte des Apôtres de la cathédrale de Valence, à l'heure où sonnent les cloches de la tour Micalet.
L'huissier, casquette sur la tête et lance à la main, appelle les accusés en mentionnant deux fois le nom de chacune des communautés d'irrigants. Les membres du tribunal patientent, impassibles, dans des fauteuils, sous l'oeil de dizaines de curieux.
Puis, en présence du plaignant et de l'accusé, chaque conflit s'expose en quelques minutes et toujours en valencien, la langue en usage chez les agriculteurs.
Les jugements, rendus immédiatement, ne peuvent faire l'objet d'aucun appel, et ils sont respectés: depuis son apparition, ce tribunal reconnu par la justice civile espagnole "a été respecté par des dictatures, des présidents de la République, des rois, tout le monde", souligne Daniel Sala.
Mais désormais, deux menaces pèsent sur la plaine et, par conséquent, sur le tribunal: la réduction de la surface cultivée, pour cause de spéculation immobilière, et le vieillissement de la population.
Enrique Navarro, un irrigant de 44 ans, critique ainsi le fait que les membres du tribunal aient plus de 60 ans, et juge "nécessaire un renouvellement de génération" pour que le tribunal "ne finisse pas par devenir une institution fossilisée".
Sur les centaines de litiges qui surgissent chaque année, très peu - 20 à 25 - arrivent en fait jusqu'à la porte de la cathédrale et, certains jeudis, personne ne comparaît.
La présence massive de curieux, dans un endroit très fréquenté de la ville, constitue un puissant facteur de dissuasion.
"Pour un laboureur, c'est presque une offense de venir ici", explique Jose Antonio Monzó, qui supervise le respect des règles par la communauté d'irrigants de Quart.
Enrique Aguilar, représentant de la communauté de Rascanya et vice-président du tribunal, explique que 90% des cas se résolvent par une médiation, parfois quelques minutes avant la comparution.
"Nous essayons de faire en sorte que personne n'arrive jusqu'ici", dit-il devant la Porte des Apôtres. "Au sein de ma communauté d'irrigants, chaque année, il y a 30 à 40 litiges. Mais seulement trois ou quatre sont présentés ici".
"Sur le terrain, l'accusé fait le fier, clame qu'il n'est pas coupable. Mais quand il se présente ici, il réclame une médiation" et finalement "doit payer la sanction imposée", résume Manuel Ruiz, président du tribunal et représentant de la communauté de Favara.


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