​Abdelaâli Benchekroun : Il est de l’intérêt du Royaume, Etat et société, que les choses changent vers un Maroc de la connaissance, du social et de la lutte contre les inégalités sociales


Propos recueillis par H.T
Lundi 3 Août 2020

Abdelaâli Benchekroun est économiste et coauteur de «Renouveau pour le Maroc». 
Dans cet entretien, il nous livre ses impressions.



Libé : L’économie nationale tourne au ralenti après le coup d’arrêt des activités économiques et sociales décrété par l’Etat, suite à la pandémie. Quelle est votre évaluation de la situation et comment le Maroc peut-il se réajuster?
Abdelaâli Benchekroun : Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse relative au contexte mondial puisque son incidence est essentielle et le restera encore même si le Maroc acquiert la conviction de devoir rajuster ses relations avec le reste du monde.
En effet, la pandémie a un effet d’accélérateur de la crise mondiale qui s’annonce et qui va instaurer une stagnation au niveau mondial. Le FMI lui-même prévoit que tous les pays vont connaître une régression économique et une forte augmentation du chômage. Avec la pandémie, par exemple, les Etats-Unis qui ont déjà un déficit au niveau du budget de 1 trillion et 25 M de chômeurs, ont connu un problème social sans précédent.
Idem pour le monde entier et l’Europe notamment avec laquelle nous avons les plus importants échanges commerciaux.
La crise mondiale sera d’autant grave avec la tension entre les USA et la Chine et les risques de conflit ouvert, en prolongement de la guerre commerciale.
C’est dire que le futur proche est plein de risques, surtout avec le manque de visibilité concernant la pandémie actuelle, et l’éventualité de nouvelles vagues du virus. Le Maroc pourrait alors être confronté à une situation difficile.
D’où l’impératif d’émergence d’une «version» renouvelée de l’Etat en tant que puissance publique dirigeante de la société, susceptible de rajuster tout dysfonctionnement ou stratégie socialement ou économiquement défaillante. Nous continuons à le croire, même si des signes peu encourageants sont apparus en matière de «gouvernance», notamment concernant les dons de solidarité et les facilités fiscales y afférentes qui remettent en cause le principe même de  solidarité.
Notons également, pour ce qui est du secteur privé dans notre pays, que le capital au Maroc a été dans l’incapacité de promouvoir le développement du pays, depuis 6 ou 7 décennies alors qu’il a bénéficié de nombreux encouragements voire de situations de rente. L’Etat continuant malgré l’ouverture et les choix néolibéraux, à être le premier investisseur avec les trois quarts des investissements dans le pays.
Evidemment, l’Etat devrait restructurer et réaffecter les investissements publics pour répondre d’abord aux besoins réels de la population et de la société. En somme, le Maroc est obligé de concevoir une vision globale d’un autre développement, dans le cadre d’un plan national. De ce point de vue, l’Etat devrait inciter autrement le secteur privé et les entreprises et groupes économiques à investir et à contribuer à l’effort de sauvegarde, de reprise et de rajustement.

 Quelles formes de réajustement et quelles politiques pourrait-on proposer pour réussir la reprise ?
Tout d’abord, pour se prémunir contre tout danger conjoncturel futur, et pour parer aux rebondissements potentiels de la crise pandémique, l’Etat devrait se réhabiliter lui-même, ce qui a été en partie réalisé par la force des choses avec le contexte pandémique. D’autre part, l’Etat devrait réhabiliter, développer et mettre l’accent sur les secteurs de la santé et l’enseignement, les couvertures sociale et médicale, le transport commun et le monde rural, etc.
En outre, l’Etat devrait maintenir le Fonds de lutte contre la pandémie et les catastrophes, gérer autrement les dons et contributions, et ce en faveur du développement des capacités nettes de financement des projets sociaux et de mise à niveau, et en même temps mener une politique d’austérité dans les dépenses de l’administration pour en affecter le maximum à l’investissement, à l’effort de solidarité et au secteur de la santé. En matière d’endettement, l’Etat pourrait négocier avec les bailleurs de fonds un rééchelonnement ou/une reconversion de la dette en investissements dans les secteurs sociaux, les industries prioritaires et le secteur de l’eau.
Les PME-TPE qui ont fortement souffert de l’arrêt du travail pourraient, pour certaines catégories et secteurs, bénéficier de l’équivalent de la subvention qui avait été accordée à leurs employés durant le confinement, sous réserve de réintégrer ces derniers et garantir ainsi la reprise de l’activité.
De même, l’Etat devrait agir pour réorganiser le secteur informel pourvoyeur important d’emplois, dans des espaces autrement aménagés et équipés, de manière à mieux offrir ses produits et services, tout en tenant compte de la distanciation sociale, et en accompagnant le processus par une communication multiple et de proximité. Ce contexte inédit peut constituer une opportunité pour une restructuration progressive de l’informel. Lancer des projets de pôles hospitaliers et centres scolaires publics dans des chefs-lieux est nécessaire pour pallier les insuffisances de ces secteurs en investissement. 
Dans le domaine du tourisme qui est essentiel pour l’économie de plusieurs villes, il serait important d’élaborer une nouvelle politique pour promouvoir le tourisme intérieur qui demeure relativement faible, notamment à cause du pouvoir d’achat et des prix inabordables, sauf pour les franges aisées de la classe moyenne et les plus nantis. 
Avec les risques qui perdurent probablement, le transport devrait être géré autrement, notamment par le développement du service public du transport en commun qui devrait être réhabilité. Mais en même temps, par l’instauration d’un cahier des charges qui devrait être respecté rigoureusement dans la gestion du secteur privé du transport commun, pour se tenir au nombre de voyageurs minimum. L’accélération de la digitalisation de l’administration et des entreprises jouerait un rôle important pour épargner aux citoyens les déplacements superflus et décongestionnerait mieux le transport commun.

Cette crise inédite a bouleversé les échanges internationaux, ne serait-ce pas là l’occasion de revoir les options du pays vu les contraintes apparues dans ce contexte ?
En effet, il est temps de réorienter les options, les activités et les investissements vers les secteurs utiles et non vers le superflu ou/et le nuisible. En même temps, il faut mettre un terme à la spéculation en ce temps de crise, en criminalisant ces comportements anti-patriotiques.
En matière d’orientation économique et d’investissement, le temps est venu également de relocaliser des parties de l’économie et de l’industrie qui répondent aux besoins de la gestion des crises, de l’autosuffisance, de la santé des citoyens et à la sécurité du pays.
C’est dans ce cadre que se pose la problématique de l’autosuffisance notamment en produits essentiels de grande consommation, d’abord en matière de produits agricoles, surtout avec la sécheresse, puisque le problème du blé se pose avec acuité, et le pays en importera cette année plus de 50% de ses besoins. Le thé qui est très consommé au Maroc, est aussi importé presque totalement.
A partir de la prochaine campagne agricole, et dans la perspective de garantir l’offre et l’approvisionnement du marché et l’offre future, il faudrait prévoir une politique d’assolement afin de garantir l’autosuffisance tout en préservant les ressources naturelles surtout en matière de ressources hydriques.
Dans le même cadre, repenser les échanges pour opter progressivement en faveur du juste échange plutôt qu’au libre-échange. De même tolérer les relations  d’échanges vertueux et «dé-mondialiser» des secteurs tels que la santé.

Y a-t-il es opportunités pour l’économie marocaine?
Nonobstant les réorientations des politiques industrielles et économiques suggérées plus haut et les développements de la situation mondiale ainsi que les possibilités de délocalisation-relocalisation, des opportunités d’implantations d’industries sur le sol marocain pourraient apparaître, vu les atouts géopolitiques du Maroc, la main-d’œuvre qualifiée et la stabilité du pays. 
L’expérience montre l’importance pour le Maroc de négocier au mieux des implantations potentielles, dans le sens de deux critères clés que sont le transfert de technologie-intégration des filières, et le réinvestissement des bénéfices. Et ce, même si on doit accorder d’autres facilités aux investisseurs.
Dans le cas de l’industrie automobile où le Maroc a accumulé une expérience et un savoir-faire respectables, des réajustements des tissus industriels existants sont possibles pour un développement plus souverain. Comme par exemple intégrer et rajuster la filière et renégocier les marchés en intégrant davantage les dimensions africaine et asiatique, avec des paramètres de prix et de qualité appropriés.
L’image internationale du Maroc dans ce contexte pandémique a été bonne dans les médias et les chancelleries, notamment via sa réactivité, ses innovations dans le domaine de la santé, et son rayonnement africain et même en Europe. Ces facteurs concourraient objectivement à renforcer le pouvoir de négociation du Maroc en vue d’améliorer ses partenariats économiques et technologiques.

L’élan de solidarité et de fierté eu égard à de nombreux cas d’innovation de jeunes et de centres de recherche, a même fait émerger un engouement national sans précédent en faveur du « produire et consommer marocain », par exemple dans le secteur de la santé. Comment peut-on capitaliser ce fait pour promouvoir davantage différents programmes industriels et d’industrialisation dans le Maroc de demain?
Il est tout à fait vrai que la crise pandémique a mis le doigt sur la problématique de la souveraineté économique en général, pas seulement dans ses volets alimentaire, médical et énergétique. 
La crise actuelle a rappelé avec force qu’il faut booster l’autosuffisance en denrées alimentaires et agricoles. Ainsi, les orientations agricoles sont à réviser, compte tenu notamment du danger du stress hydrique du pays.  Même si on ne peut atteindre 100% d’autosuffisance, on peut arriver à un niveau acceptable en produits de première nécessité et de forte consommation par les Marocains.
L’industrie marocaine gagnerait bien plus à répondre d’abord aux besoins du pays. D’où l’impératif d’opérer un processus d’intégration des filières, de garantir la présence sur place de tous les ingrédients et intrants dans la production industrielle (textile et agroalimentaire, etc) et d’orienter davantage les productions vers la satisfaction des besoins locaux (médicaments, divers ingrédients, etc.). Les “collaborations” industrielles avec l’étranger devraient être repensées selon d’autres critères et d’autres stratégies, en privilégiant l’intérêt de l’industrie et son intégration. 
L’ambiance, l’engouement et l’enthousiasme des jeunes innovateurs doivent être entretenus pour maintenir cette flamme de créativité qui va booster l’entrepreneuriat et le développement technologique, facteur vital pour le développement et l’industrialisation dont le pays et l’économie ont réellement besoin. Le devoir de l’Etat est de combattre tous les signes de relâchement de cet enthousiasme, comme il a été observé dernièrement. 

La pandémie inédite s’est déclenchée alors que le pays s’active à réviser ses grandes orientations économiques et sociales. Que doit tirer le Maroc de cette épreuve pour l’élaboration d’un nouveau modèle économique ?
Cette pandémie a permis un arrêt et des révisions pour redonner du sens au progrès, repenser une économie qui préserve et redistribue les richesses et réduit les inégalités, et un modèle de société pour éduquer nos enfants au bien-être de l’être humain marocain, au civisme, au vivre-ensemble et à la solidarité.
La crise actuelle nous suggère rationnellement de valoriser prioritairement les secteurs et les métiers qui préservent la vie, le travail qui épanouit, l’économie sociale et solidaire et d’extraire les services publics de la seule logique du rendement.
En fait, il y a eu des politiques d’investissement public biaisées par la nature marchande, par la seule loi du profit qui caractérise la société, au bénéfice d’une minorité et non pas toujours au bénéfice de l’intérêt général. En matière de santé, ça se ressent dans l’angoisse qu’on a à affronter la pandémie, puisqu’avec les moyens qu’on a aujourd’hui dans le  secteur de la santé publique, la société risque gros.
Dans le domaine social, la pandémie est venue pour nous rappeler que les inégalités étaient trop flagrantes pour ne pas ériger leur éradication en priorité. Les pans de société restés à la marge survivaient à peine dans une pauvreté extrême, notamment dans le monde rural et les régions montagneuses et désertiques reculées. L’Etat devrait attaquer de front cette situation et innover pour pallier ces manques et insuffisances. C’est l’une des leçons fondamentales de cette étape. C’est aussi un enjeu de la stabilité vitale pour le développement et pour la capacité à affronter les risques qui peuvent être encourus.
Dans ce cadre, l’Etat fort, «social» et développeur, qui devrait émerger de cette épreuve doit investir dans ces zones extrêmement fragiles via des barrages collinaires, l’encouragement de projets d’agriculture familiale, de circuits touristiques, des aménagements adaptés, des infrastructures minimales et des services de santé.
Dans le domaine particulièrement sensible de l’eau, l’Etat devrait réajuster sa stratégie par la révision des options agricoles et le choix des spéculations, l’entretien des barrages (envasement, boisement, etc), via des mesures strictes d’économie et de consommation citoyenne de l’eau dans tous secteurs de la société et par l’innovation pour entretenir le stock et l’améliorer.
L’Etat fort de l’après-corona, «social» et citoyen développerait impérativement les secteurs de la santé, de l’enseignement et du logement, et en même temps orienterait les choix optionnels fondamentaux pour répondre d’abord aux besoins de l’économie et de la société, et consolider ainsi la confiance et la cohésion sociales, fondamentales pour affronter les défis qui s’annoncent et le chômage qui s’est aggravé fortement.
En ces temps de crise, l’autosuffisance alimentaire (et sanitaire) occupera une place centrale dans la stratégie d’ensemble de la gestion de la société. Ce qui se traduirait par la révision radicale de la politique et des choix agricoles et de production des denrées à grande consommation d’eau, l’exportation dans ce domaine viendrait en deuxième position en harmonie avec la nouvelle politique de gestion de la rareté de l’eau et des besoins de la société.
Les perspectives difficiles qui s’annoncent imposent que l’Etat réoriente le pays entier vers un nouveau mode de vie conçu différemment des comportements irrationnels de gaspillage de la société de consommation. Ainsi, les produits de luxe devraient être très fortement surtaxés, voire interdits.
Dans le même ordre d’idées, le secteur public et l’administration devraient donner l’exemple pour adopter une politique d’austérité stricte et une gestion rationnelle des affaires publiques, des marchés et de la lutte contre la corruption, contre les opportunistes de la pandémie et de la crise, et avancer ainsi dans la réforme de l’administration. 
Pour toutes ces raisons, le retour au Plan national de développement et la réhabilitation du secteur public, y compris dans la finance, deviennent un impératif fondamental pour la mise en œuvre de ces changements imposés par le contexte pandémique national et mondial et par les besoins vitaux de la société et de la stabilité

Quelles sont les perspectives pour le Maroc après le déconfinement?
Il est de l’intérêt du Royaume, Etat et société, que les choses changent vers un Maroc de la connaissance, du social, et de la lutte contre les inégalités sociales, contre le gaspillage et contre la société de consommation
L’Etat «renouvelé» devrait reconstruire le Maroc où le citoyen marocain occuperait une place centrale. Un Maroc solidaire où le social serait promu à une place de choix avec notamment les secteurs de la santé, de l’enseignement et du logement autrement développés pour parer aux urgences et aux risques futurs. Le Maroc d’après-crise se préparerait à tout autre aléa en préservant également l’écologie, en dépolluant ses villes et en améliorant ses politiques en faveur de la nature.
Dans les villes, les politiques des espaces publics devraient être repensées autrement, les trottoirs squattés libérés, réaménagés et gérés en faveur de la majorité avec le service public des parcs, jardins, espaces d’agoras, bibliothèques, bancs aménagés et autres installations communautaires d’échange et de divertissement (avec équipements et infrastructures diverses). Ce qui permettrait aux citoyens d’éviter les espaces clos et améliorer leur immunité. Ce sont cette politique et cette vision qui entretiendraient l’image du Maroc solidaire.
En matière d’hygiène et de lutte contre la pandémie, les services compétents devraient veiller, pour sauvegarder la santé publique, à élaborer une stratégie nationale  pour éviter tout risque de propagation de la maladie, notamment par la désinfection des rejets liquides des hôpitaux et des eaux usées en utilisant des désinfectants appropriés (chlore liquide, hypochlorite de sodium, dioxyde de chlore, ozone et irradiation UV).Par ailleurs, le Maroc de l’après Covid-19 devrait prendre en compte le besoin de digitalisation et capitaliser les acquis de cette période pandémique pour développer cette tendance sociale et technique qui serait salutaire pour la gestion de toute situation et aléas éventuels.
Ainsi, la digitalisation de l’économie et de la société serait développée et mise à niveau dans ses dimensions diverses, telles que le télétravail dans les secteurs administratif et les entreprises privées, l’apprentissage scolaire et universitaire à distance et même les consultations médicales à distance. Cependant, l’Etat devrait veiller à ne pas laisser la digitalisation tuer les relations sociales et l’échange humain qui devrait être enrichi par la technologie et non l’inverse. 


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