
Autres articles
-
Moncef Slaoui aux jeunes Marocains Croyez en vous, n’ayez pas peur de rêver grand
-
Pendy Jenny-Rose : « HWPL milite pour une paix mondiale fondée sur des bases solides et durables »
-
Gustavo Adolfo Pacheco Villar : La souveraineté du Maroc sur son Sahara, c’est sacré
-
Karim Bouamrane : Une nouvelle espèce est en train de naître : la nôtre. Un nouveau type de citoyen : connecté, politisé autrement, plus transversal
-
Driss El Yazami : La littérature de la migration marocaine est devenue plus féminine et s’écrit aujourd’hui dans toutes les langues du monde
Salim Jay, l’un des grands critiques littéraires et écrivains franco-marocains, a présenté l’édition enrichie de son ouvrage Anthologie des écrivains marocains de l’émigration, avec le soutien du CCME.
C’était l’occasion pour Libé de s’entretenir avec lui à propos de ce livre et du champ littéraire de la diaspora marocaine. D’autant plus que nous n’avions pas pu réaliser d’entretien depuis la parution de Tu ne traverseras pas le Détroit en 2001 à Paris.
Echanger avec lui reste toujours passionnant pour mieux comprendre la littérature des Marocains du monde, qu’il suit de près depuis des décennies.
Libé : Vous avez présenté la nouvelle édition enrichie de l’Anthologie des écrivains marocains de l’émigration au Salon international de l’édition et du livre (SIEL) à Rabat. Pourquoi cette nouvelle édition ?
Salim Jay: Tout simplement parce que le temps a passé. Il était naturel d’enrichir cette anthologie.
Cela veut dire qu’il y a de nouveaux écrivains à ajouter ?
Oui, c’est pour cela qu’on parle d’édition «enrichie»: elle l’est de 15 années d’évolution depuis la première parution en 2010.
Aujourd’hui, les Marocains du monde ont créé une littérature féminisée et multiculturelle. La voyez-vous ainsi en tant que critique et fin connaisseur de cette littérature ? Partagez-vous cette vision ?
En effet, le nombre de romancières est devenu impressionnant. Cela concerne aussi bien la diaspora que les écrivains au pays. Il y a de plus en plus de femmes romancières et poètes présentes dans les librairies au Maroc. Cette prise de parole féminine au Maroc et à la diaspora est un phénomène réjouissant.
Les femmes sont des êtres humains comme les autres. Elles s’expriment par la littérature, tout comme les hommes.
Peut-on dire que les Marocains du monde ont créé une littérature spécifique de la diaspora, notamment avec des figures comme Driss Chraïbi, Tahar Ben Jelloun, Mohammed Khaïr-Eddine ? Une littérature marquée par l’exil, la nostalgie, l’émigration, écrite dans les pays d’accueil ?
Pas seulement. Les thèmes ont beaucoup évolué et se sont diversifiés avec le temps.
Mais en général, cette littérature n’évoque-t-elle pas surtout ces thématiques liées à l’exil ?
On ne peut pas parler «en général» de littérature. Chaque écrivain est un univers à part entière. La généralisation ne rend pas justice à cette diversité.
Pourtant, chez Driss Chraïbi ou Khaïr-Eddine, le thème de l’immigration est bien présent, non ?
L’œuvre de Khaïr-Eddine est bien plus complexe que vous ne semblez le penser. L’exil n’en est pas le thème central, loin de là.
Mais c’est l’un des thèmes ?
Oui, l’un des thèmes, certes, mais pas le cœur de son œuvre. Quant à Driss Chraïbi, avec Les Boucs, il a écrit un roman fondateur de la littérature marocaine de la diaspora. Mais son œuvre est multiple et variée. Il ne faut pas réduire les écrivains marocains de la diaspora à la seule thématique de l’émigration. Mon anthologie s’intitule Anthologie des écrivains marocains de l’émigration parce qu’ils vivent à l’étranger, mais cela ne signifie pas qu’ils écrivent uniquement sur cet aspect.
En tant que critique littéraire, comparez-vous les écrivains vivant au Maroc à ceux de la diaspora ?
Non. Les conditions de production littéraire sont trop différentes : édition, accès aux médias, écosystèmes littéraires... C’est justement ce qui fait la richesse de la littérature marocaine : sa diversité de tempéraments, de voix, de parcours.
La question de la langue devient également centrale : des auteurs marocains écrivent aujourd’hui en espagnol, anglais, néerlandais, allemand, italien... Que pensez-vous de cette évolution, que l’on a d’ailleurs observée au Salon du livre de Rabat ?
Je la perçois comme une chance et une richesse. Par exemple, j’aime beaucoup les auteurs marocains de langue néerlandaise comme Abdelkader Benali ou Hafid Bouazza. C’est une vraie richesse, pas un problème.
Peut-on encore parler de "littérature marocaine" quand ces écrivains écrivent dans d'autres langues ?
Je vais vous faire une confidence. Il y a 50 ans, j’ai interviewé Jacques Berque pour la revue Lamalif. Il venait de publier Langage arabe du présent. Je lui ai demandé pourquoi les écrivains maghrébins de langue française n’étaient pas inclus dans sa réflexion. Il m’a répondu: «Songez au titre de mon livre. Je parle du langage arabe du présent». Selon lui, la littérature maghrébine de langue française n’est pas une littérature arabe, mais cela ne lui enlève pas ses qualités propres. A l’inverse, les œuvres de langue arabe mériteraient d’être bien mieux traduites et mises en valeur. Je regrette qu’il y ait si peu de traductions, alors que tant de Marocains sont parfaitement bilingues. Il a fallu 25 ans pour que Tu ne traverseras pas le détroit soit disponible au Maroc en version arabe, grâce à Mohamed Hamoudan. Il a eu la bonne idée de publier les deux versions dans un seul volume.
Cette littérature est désormais multilingue, mais aussi de plus en plus portée par des femmes, des jeunes auteurs. Pensez-vous qu’elle peut évoluer jusqu’à un prix Nobel, après plusieurs nominations au Goncourt ?
Il faut rester modeste, dans la vie comme dans ses espoirs. Mais en même temps, tous les espoirs sont permis dans les décennies à venir.
En tant que critique littéraire, lisez-vous aussi les livres que vous n’appréciez pas ? Est-ce un devoir de lecture ou une forme de masochisme intellectuel ? Peut-on présenter au public un écrivain que l’on n’aime pas ?
C’est une nécessité de lire des ouvrages très divers. Ce n’est pas parce qu’un livre ne vous séduit pas entièrement qu’il ne contient pas quelques pages magnifiques. Certains auteurs sont inégaux. Il m’est arrivé de lire un roman assez fade, puis de tomber sur huit pages sublimes entre la page 80 et 88. Mon système consiste à tout attendre d’un livre pas seulement le meilleur, mais pas non plus le pire.
Vous avez déclaré lors du Salon que le véritable problème au Maroc n’est pas le manque de traduction mais le manque de lecteurs. Que vouliez-vous dire ?
Le vrai problème, c’est la circulation des livres. Quand les ouvrages ne sont pas disponibles, on ne peut pas reprocher au public de ne pas les lire. Il n’y a pas assez de librairies, pas assez d’animateurs culturels qui se donnent pour mission de faire connaître la littérature. Mais les choses changent peu à peu. Il faut de la passion — chez les écrivains comme chez les lecteurs. J’aimerais que les écrivains soient invités dans les lycées, les collèges. Il y a 20 ans, au lycée Bensouda, un professeur a fait lire à ses élèves des extraits de Tu ne traverseras pas le détroit, qu’ils ont interprétés sur scène. C’est un de mes plus beaux souvenirs.
Ce travail de mise en lumière des écrivains de la diaspora n’aurait pas été possible sans le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME). Comment assurer la continuité de ce travail ?
J’ai eu beaucoup de chance. Driss El Yazami a permis la publication de la traduction de Tu ne traverseras pas le détroit, longtemps restée dans un tiroir. Il m’a aussi commandé un autre ouvrage: Migrations au pluriel et littérature du monde, une petite anthologie sur les migrations littéraires à l’échelle mondiale. Elle commence en 1933 avec Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell, continue avec un auteur portugais, passe par la Hongrie, l’Iran, l’Italie, le Cameroun... Le Maroc y est représenté par un très beau texte de Khaïr-Eddine, Retour au Maroc. Ces trois livres ont paru en même temps, même s’ils n’étaient pas encore disponibles au Salon. L’impression d’un livre prend du temps.
Un prochain projet que vous pouvez annoncer à nos lecteurs ?
Je travaille depuis cinq ans sur un livre à la fois roman et essai sur la littérature. Il s’intitule Nos journées persanes au club de lecture, et il raconte un club où l’on ne lit que des romans iraniens.
Nous attendrons votre prochain livre avec impatience.
Comme disait Madame Soleil… vous vous souvenez d’elle? Elle terminait toujours ses chroniques par cette formule: «Je vous souhaite le meilleur du possible».
Paris : entretien réalisé par Youssef Lahlali
C’était l’occasion pour Libé de s’entretenir avec lui à propos de ce livre et du champ littéraire de la diaspora marocaine. D’autant plus que nous n’avions pas pu réaliser d’entretien depuis la parution de Tu ne traverseras pas le Détroit en 2001 à Paris.
Echanger avec lui reste toujours passionnant pour mieux comprendre la littérature des Marocains du monde, qu’il suit de près depuis des décennies.
Libé : Vous avez présenté la nouvelle édition enrichie de l’Anthologie des écrivains marocains de l’émigration au Salon international de l’édition et du livre (SIEL) à Rabat. Pourquoi cette nouvelle édition ?
Salim Jay: Tout simplement parce que le temps a passé. Il était naturel d’enrichir cette anthologie.
Cela veut dire qu’il y a de nouveaux écrivains à ajouter ?
Oui, c’est pour cela qu’on parle d’édition «enrichie»: elle l’est de 15 années d’évolution depuis la première parution en 2010.
Aujourd’hui, les Marocains du monde ont créé une littérature féminisée et multiculturelle. La voyez-vous ainsi en tant que critique et fin connaisseur de cette littérature ? Partagez-vous cette vision ?
En effet, le nombre de romancières est devenu impressionnant. Cela concerne aussi bien la diaspora que les écrivains au pays. Il y a de plus en plus de femmes romancières et poètes présentes dans les librairies au Maroc. Cette prise de parole féminine au Maroc et à la diaspora est un phénomène réjouissant.
La prise de parole féminine au Maroc et à la diasporaComment expliquez-vous cette émergence dans la littérature féminine de la diaspora ?
est un phénomène réjouissant
Les femmes sont des êtres humains comme les autres. Elles s’expriment par la littérature, tout comme les hommes.
Peut-on dire que les Marocains du monde ont créé une littérature spécifique de la diaspora, notamment avec des figures comme Driss Chraïbi, Tahar Ben Jelloun, Mohammed Khaïr-Eddine ? Une littérature marquée par l’exil, la nostalgie, l’émigration, écrite dans les pays d’accueil ?
Pas seulement. Les thèmes ont beaucoup évolué et se sont diversifiés avec le temps.
Mais en général, cette littérature n’évoque-t-elle pas surtout ces thématiques liées à l’exil ?
On ne peut pas parler «en général» de littérature. Chaque écrivain est un univers à part entière. La généralisation ne rend pas justice à cette diversité.
Pourtant, chez Driss Chraïbi ou Khaïr-Eddine, le thème de l’immigration est bien présent, non ?
L’œuvre de Khaïr-Eddine est bien plus complexe que vous ne semblez le penser. L’exil n’en est pas le thème central, loin de là.
Mais c’est l’un des thèmes ?
Oui, l’un des thèmes, certes, mais pas le cœur de son œuvre. Quant à Driss Chraïbi, avec Les Boucs, il a écrit un roman fondateur de la littérature marocaine de la diaspora. Mais son œuvre est multiple et variée. Il ne faut pas réduire les écrivains marocains de la diaspora à la seule thématique de l’émigration. Mon anthologie s’intitule Anthologie des écrivains marocains de l’émigration parce qu’ils vivent à l’étranger, mais cela ne signifie pas qu’ils écrivent uniquement sur cet aspect.
En tant que critique littéraire, comparez-vous les écrivains vivant au Maroc à ceux de la diaspora ?
Non. Les conditions de production littéraire sont trop différentes : édition, accès aux médias, écosystèmes littéraires... C’est justement ce qui fait la richesse de la littérature marocaine : sa diversité de tempéraments, de voix, de parcours.
La question de la langue devient également centrale : des auteurs marocains écrivent aujourd’hui en espagnol, anglais, néerlandais, allemand, italien... Que pensez-vous de cette évolution, que l’on a d’ailleurs observée au Salon du livre de Rabat ?
Je la perçois comme une chance et une richesse. Par exemple, j’aime beaucoup les auteurs marocains de langue néerlandaise comme Abdelkader Benali ou Hafid Bouazza. C’est une vraie richesse, pas un problème.
Peut-on encore parler de "littérature marocaine" quand ces écrivains écrivent dans d'autres langues ?
Je vais vous faire une confidence. Il y a 50 ans, j’ai interviewé Jacques Berque pour la revue Lamalif. Il venait de publier Langage arabe du présent. Je lui ai demandé pourquoi les écrivains maghrébins de langue française n’étaient pas inclus dans sa réflexion. Il m’a répondu: «Songez au titre de mon livre. Je parle du langage arabe du présent». Selon lui, la littérature maghrébine de langue française n’est pas une littérature arabe, mais cela ne lui enlève pas ses qualités propres. A l’inverse, les œuvres de langue arabe mériteraient d’être bien mieux traduites et mises en valeur. Je regrette qu’il y ait si peu de traductions, alors que tant de Marocains sont parfaitement bilingues. Il a fallu 25 ans pour que Tu ne traverseras pas le détroit soit disponible au Maroc en version arabe, grâce à Mohamed Hamoudan. Il a eu la bonne idée de publier les deux versions dans un seul volume.
Cette littérature est désormais multilingue, mais aussi de plus en plus portée par des femmes, des jeunes auteurs. Pensez-vous qu’elle peut évoluer jusqu’à un prix Nobel, après plusieurs nominations au Goncourt ?
Il faut rester modeste, dans la vie comme dans ses espoirs. Mais en même temps, tous les espoirs sont permis dans les décennies à venir.
En tant que critique littéraire, lisez-vous aussi les livres que vous n’appréciez pas ? Est-ce un devoir de lecture ou une forme de masochisme intellectuel ? Peut-on présenter au public un écrivain que l’on n’aime pas ?
C’est une nécessité de lire des ouvrages très divers. Ce n’est pas parce qu’un livre ne vous séduit pas entièrement qu’il ne contient pas quelques pages magnifiques. Certains auteurs sont inégaux. Il m’est arrivé de lire un roman assez fade, puis de tomber sur huit pages sublimes entre la page 80 et 88. Mon système consiste à tout attendre d’un livre pas seulement le meilleur, mais pas non plus le pire.
Vous avez déclaré lors du Salon que le véritable problème au Maroc n’est pas le manque de traduction mais le manque de lecteurs. Que vouliez-vous dire ?
Le vrai problème, c’est la circulation des livres. Quand les ouvrages ne sont pas disponibles, on ne peut pas reprocher au public de ne pas les lire. Il n’y a pas assez de librairies, pas assez d’animateurs culturels qui se donnent pour mission de faire connaître la littérature. Mais les choses changent peu à peu. Il faut de la passion — chez les écrivains comme chez les lecteurs. J’aimerais que les écrivains soient invités dans les lycées, les collèges. Il y a 20 ans, au lycée Bensouda, un professeur a fait lire à ses élèves des extraits de Tu ne traverseras pas le détroit, qu’ils ont interprétés sur scène. C’est un de mes plus beaux souvenirs.
Ce travail de mise en lumière des écrivains de la diaspora n’aurait pas été possible sans le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME). Comment assurer la continuité de ce travail ?
J’ai eu beaucoup de chance. Driss El Yazami a permis la publication de la traduction de Tu ne traverseras pas le détroit, longtemps restée dans un tiroir. Il m’a aussi commandé un autre ouvrage: Migrations au pluriel et littérature du monde, une petite anthologie sur les migrations littéraires à l’échelle mondiale. Elle commence en 1933 avec Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell, continue avec un auteur portugais, passe par la Hongrie, l’Iran, l’Italie, le Cameroun... Le Maroc y est représenté par un très beau texte de Khaïr-Eddine, Retour au Maroc. Ces trois livres ont paru en même temps, même s’ils n’étaient pas encore disponibles au Salon. L’impression d’un livre prend du temps.
Un prochain projet que vous pouvez annoncer à nos lecteurs ?
Je travaille depuis cinq ans sur un livre à la fois roman et essai sur la littérature. Il s’intitule Nos journées persanes au club de lecture, et il raconte un club où l’on ne lit que des romans iraniens.
Nous attendrons votre prochain livre avec impatience.
Comme disait Madame Soleil… vous vous souvenez d’elle? Elle terminait toujours ses chroniques par cette formule: «Je vous souhaite le meilleur du possible».
Paris : entretien réalisé par Youssef Lahlali