Siham Bouhlal : “on ne peut pas écrire en dehors d’une certaine réalité”


Entretien réalisé par Youssef Lahlali
Lundi 14 Juin 2010

Siham Bouhlal : “on ne peut pas écrire en dehors d’une certaine réalité”
Siham Bouhlal est née à Casablanca dans une
famille originaire de Fès. Installée en France depuis vingt-cinq  ans, elle a reçu l’enseignement du poète et médiéviste Jamel Eddine Bencheikh. Titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université Paris-Sorbonne, elle se consacre à la
traduction de textes
médiévaux (Le livre de
brocart ou la société
raffinée de Bagdad au Xe siècle, Connaissance de l’Orient, Gallimard 2004)
et à la composition et à la traduction de poésies.
Son recueil personnel “Poèmes bleus” est paru aux éditions Tarabuste en février 2005. Elle participe en 2006 aux côtés de Driss Benzekri et Carlos Freire à
l’élaboration de l’ouvrage : « Amazigh ou voyage dans le temps berbère », paru aux éditions Hazan à Paris. De nombreuses participations notamment sur la question de  l’écriture et l’exil et rédaction de textes à ce sujet: Ecrivains en
déplacement, Au pays de Molière, Nostalgie des mots…
Son deuxième recueil “La tombe d’épines” est paru aux éditions Al Manar à Paris en septembre 2007 avec des illustrations de Diane de Bournazel. Un troisième recueil “Corps lumière” chez le même
éditeur en juillet 2008 et puis “Le sel de l’amour” illustré de dessins de Julius Baltazar en janvier 2009.
En avril 2009 une nouvelle traduction dans le domaine ancien :
«L’art du commensal ou boire dans la culture
arabe» est parue aux
éditons Actes Sud.
En juin 2009 un livre
d’artiste, « Tombeau / Grab », texte bilingue,
français / allemand, avec les peintures de Klaus Zylla. Enfin, un récit « Princesse Amazigh » est paru en novembre 2009 aux éditions Al Manar à Paris.


Libé: Pourquoi avez-vous choisi le récit pour vous exprimer cette fois-ci  dans “Princesse Amazigh”? Est-ce que cela vous donne plus de liberté que la poésie ? Ou bien la forme comme la langue, s’impose-t-elle au créateur?

Siham Bouhlal: Comme  je l’ai déjà dit dans d’autres lieux, la langue, n’importe laquelle, n’est qu’un instrument comme un autre pour dire et créer. Semblable en cela aux couleurs que le peintre manie chaque fois de manière différente. Connaissons-nous des langues qui se prêtent mieux à la philosophie, à la poésie ou au roman ? Le créateur seul détermine la capacité de la langue qu’il utilise, l’allemand dans la poésie de Rilke n’est pas celui sous la plume de Zweig, admirables tous deux par ailleurs. Mais revenons au récit. Il est souvent très difficile, là aussi, d’expliquer pourquoi nous adoptons telle ou telle forme d’écriture et parfois même l’étonnement nous saisit quand nous nous trouvons bousculés vers un cadre nouveau, celui auquel jamais nous n’avons songé. A côté de mon exercice de la traduction, essentiellement de textes médiévaux, mélangeant prose et poésie comme il est de mise dans la littérature arabe classique où l’auteur bascule sans rompre ni l’harmonie ni le sens de l’expression poétique, à celle prosaïque ! Avec “Princesse Amazigh”, je me trouve dans ce glissement sans comprendre ni même m’interroger sur ce fait. Plus de liberté ? Je ne le pense pas, la liberté acquise transcende les formes d’expression et se dit tout aussi bien en deux mots qu’en mille! Comme j’ai toujours cru que le poème doit absolument raconter une histoire, brève et intense, je ne me suis pas sentie arriver dans un exercice différent qu’est celui du récit.

Si ce récit «  n’est pas le récit de votre vie », est-ce celui d’une femme ou celles que vous avez rencontrées ou côtoyées?

Il s’agit d’une histoire où s’entremêlent beaucoup d’histoires indépendantes, des destins si éloignés et pourtant noués les uns aux autres avec un lien intrinsèque, celui de la vie et de la mort; de la violence et de la faiblesse; de l’amour et de la frustration; un lien, celui de tous les jours aussi, simple, non magnifié, et pourtant miraculeux; des histoires de femmes gentilles et de femmes méchantes, aimantes ou bien dangereuses; des histoires d’hommes aussi, cruels et tendres; puissants et vaincus, nulle apologie inconditionnelle de la femme; nulle condamnation inconditionnelle des hommes, mais un regard, celui de l’âme et non du genre. Est-ce celui de ma vie? Non et je l’ai dit d’emblée. Pourtant j’y relate des faits que moi-même j’ai observés, des femmes vues, cela va de soi, on ne peut pas écrire en dehors d’une certaine réalité, même dans la fiction. Cela ne peut pas être le récit d’une seule femme, car chaque femme est différente tout autant que les hommes, j’essaye de lutter contre l’idée mise en avant encore, que la femme est une créature à part et qu’elle doit jouir d’un statut différent, car c’est en voulant défendre les intérêts de la femme, que certains la glissent progressivement vers un ghetto, le temps de la séparation des sexes est révolu, travaillons pour une femme qui serait jugée sur ses qualités, la valeur de son travail…et non pas sur le plus que peut lui apporter son genre.

Est-ce que ce sont vos souvenirs d’enfance, vos réflexions sur l’amour, sur les rapports entre les hommes et les femmes et la religion ?

L’amour demeure le nœud de l’histoire, de toute histoire, quête perpétuelle qui engage l’âme et le corps, les déchire, les renoue, les emporte dans les déserts les plus lointains ou si proches, d’Ibn Zaïdoun, à Majnoun ; de Choukri à Mahmoud Darwich en passant par Khair Eddine ou Kacimi, qui se font échos de ceux qui n’ont pas été cités. Lhajja Lhamdaouia experte précoce et pionnière dans la matière, avec sa façon brutale et si vraie de décrire l’amour, frôle la passion arabe ancienne ou le “Quand on a que l’amour” de Brel ou le “Mourir d’aimer” de Jean Ferrat, décédé hélas récemment!.

Casablanca, Reims et Paris sont-ils des espaces qui ont marqué votre vie ?

Nous ne parlons pas de ma vie ici, n’est-ce pas! Mais disons que le récit se promène aussi sans laisser passer, entre le Maroc et la France, du bus qui relie Rabat à Harhoura à la ligne 6 du métro qui mène de Nation à Charles de Gaulle; le silence des cœurs est le même, l’absence de l’autre est la même, les bousculades sont les mêmes et les langues médisantes opèrent de la même manière. La cathédrale de Reims est imposante de beauté, le souvenir de la mosquée de Cordoue n’est pas loin, je ne parle pas d’un point de vue architectural, mais d’une puissance sacrée, d’un concentré de prières au long des siècles qui finit par habiter les lieux. Bien sûr que j’ai vécu à Reims, comme je suis née à Casablanca. Comment ces villes peuvent-elles être absentes dans ce que j’écris ? Avec Paris, j’ai un lien poétique, il se définit ainsi sans que je sache pourquoi. Casablanca est pour moi comme un lieu où je me repose d’une bataille, comme une guerrière qui se retire, je me retire avec la mer de Casablanca.

Vous avez déclaré à la presse que « Camus demeure un grand frémissement dans tous les sens». Pourquoi Camus ?  Hugo, Genet  ou Sartre sont également très engagés pour créer le frémissement en vous?

Je ne me souviens pas avoir déclaré cela, en tout cas pas en ces termes, mais si vous le dites! Nous ne décidons pas d’avance de ce qui va créer en nous une énergie, un émoi ou une force créatrice et personne ne peut le décider pour nous ou le décréter. La notoriété de tel ou tel écrivain ne définira pas cela non plus. Ce que j’ai dit, c’est qu’il y Camus et puis les autres. Quitte à déplaire aux farouches sartriens.  En dehors de la grandeur de Camus, de son génie incontestable, de sa capacité à l’écriture, bouleversante, je ne suis pas spécialiste de Camus, ni ne rentre d’ailleurs dans les querelles qui l’ont séparée de Sartre, ce n’est pas la querelle qui m’intéresse, seul l’acte d’écrire me retient, je ne lis pas Genet, pour l’instant, je me sens reliée à Camus plus qu’à un autre, comme je me sens proche de Marguerite Duras,  je fonctionne par intuition, je lis pour mieux me convaincre que je n’écris pas encore. Relisez “L’étranger”, lisez “La chute”… « Etreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer » écrit-il dans “Noces”. Je n’en dirai pas plus.

Etes-vous également sensible à la poésie d’Aragon et d’Eluard, poètes engagés et lyriques à la fois, qui ont célébré l’amour et la force créatrice de la femme ? Engagement et création sont-ils intimement liés ?

Je ne crois que l’on puisse dire que je sois sensible à Aragon ou à Eluard, non, je suis bouleversée par eux, terrassée par Char. Ce n’est pas leur combat ou leur engagement toutefois qui me retient, c’est surtout l’engagement dans la poésie, dans l’acte d’écrire, l’engagement ou l’adhésion à telle ou telle cause peut varier ou cesser avec le temps, il y a des marxistes qui ne le sont plus…le Barthe du début n’est pas le Barthe de la fin… Mais l’écriture poétique et dans le cas de ces grands poètes, demeure une force formidable qui traverse le temps, une écriture qui dure et donne au temps lui-même sa propre teneur. Je ne sais pas si la femme dans l’absolu est dotée d’une force créatrice propre, je crois à l’écrivain de talent sans sexe ni genre, je ne troquerai jamais un Mohamed Khair Eddine contre une femme qui écrit parce que c’est une femme, je ne suis pas de ce combat là en ce qui concerne l’écriture. Oui l’engagement peut être un moteur supplémentaire chez le poète ou l’écrivain doué, sinon l’engagement lui-même n’est pas une force créatrice. Je crois à l’amour, à la liberté, mon univers tournera forcément autour de ces deux thèmes, d’ailleurs quel poète n’y croit pas, même engagé dans une cause politique, c’est le désir absolu de liberté, la rage de la révolte qui vont marquer son œuvre. Au Maroc, je peux vous citer juste deux poètes qui possèdent cette rage, cette force dans l’écriture. Ce sont Mohamed Hmoudane et Rachida Madani, relisez l’un et l’autre et voyez, un homme, une femme, mais quelle importance !

Pourquoi le choix de ce titre, “Princesse Amazigh”?

Ce n’est pas la première fois que « Amazigh » ou « berbère » apparaissent dans mes titres, dans « Amazigh ou voyage dans le temps berbère », ce livre auquel j’avais collaboré avec Carlos Freire et Driss Benzekri, était un hymne à la culture amazighe à travers la photographie et la poésie, « Songes d’une nuit berbère », vous le savez, a un destinataire amazigh. Cette fois les choses ne sont guère différentes, c’est la culture amazighe dans sa globalité. Hilalienne, originaire de Fès et de Rabat, née à Casablanca, amoureuse indéracinable de mon amazighité par ricochet, fascinée par Mohamed Khair Eddine qui n’a jamais écrit en amazigh, il faut le rappeler, passionnée de la poésie amazighe, par le biais de traductions hélas, et au-dessus de tout cela un contact précoce avec la ville de Tafraout, de ses gens, de ses traditions, les choses de l’enfance sont un sceau gravé dans la poitrine, oui à tout cela et à la culture amazighe, première dans notre pays et composante essentielle de l’identité marocaine, j’exprime ma loyauté et mon attachement.

Votre prochain livre ?

« Mort à vif », recueil de poésie et de textes en prose, paraîtra aux éditions Al Manar (Paris) fin avril. Le titre donne déjà le ton. Il s’agit d’un face-à-face avec la mort, dans un geste en même temps de révolte contre la perte de l’être aimé et une résignation qui fait se retourner obligatoirement vers la vie, seule alternative. Le recueil est composé de trois livres: I. Le livre de Driss; II. L’homme intérieur et III. Balades parisiennes. En voici un extrait.
“Comment délier
Mon corps de toi ?
Comme succession du jour
Et de la nuit
Ton feu se rallume
Sur mon âme
Dans le profond
De ton absence
J’entends ton pas
D’amour
Oublier est impudeur
Se taire, obscénité
Arrière ! Vous
Qui lui fabriquez
Un autre visage
Arrière ! Vous
Qui aspergez amour
D’obscurité
Arrière ! Car la mort à l’amour
Est incendie perpétuel !”



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