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Ces chiffres, présentés par le ministre de l’Education nationale, du Préscolaire et des Sports lors de son intervention à la Chambre des représentants mardi dernier, soulèvent une question essentielle: pourquoi le secteur public demeure-t-il largement dominant dans le paysage éducatif marocain ?
Héritage historique
Pour Mohamed Chaoui, chercheur spécialiste en politiques publiques, « la dominance du secteur public avec environ 85% des élèves confirme que l'enseignement public reste majoritaire et constitue le principal vecteur d'éducation pour la grande majorité des enfants.
Cela souligne le rôle fondamental de l'Etat dans la prise en charge de l'éducation». Tout en précisant que «les 1,27 million d'élèves dans le privé représentent une part non négligeable qui tend à croître».
«Cette progression s'explique souvent par des insuffisances perçues dans le secteur public, telles que la saturation, la qualité variable, ou des attentes spécifiques des familles (langues d'enseignement, pédagogies), explique-t-il. Toutefois, derrière ces chiffres globaux du ministère de l’Education nationale, il importe d'examiner la répartition des élèves selon les régions, le genre, le niveau scolaire et les milieux socio-économiques pour mieux cibler les interventions».
Concernant la domination du secteur public, notre interlocuteur nous rappelle que «depuis l’indépendance (1956), l’Etat marocain a fait de l’éducation un pilier de la construction nationale». «L’école publique a été conçue comme un levier de formation des cadres de l’administration et une garante de l’unité nationale, après la période coloniale marquée par de fortes inégalités dans l’accès à l’éducation », note-t-il. Et d’ajouter : « Cette orientation a conduit à une forte centralisation du système éducatif, où le ministère de l’Education nationale garde le contrôle sur la planification, les programmes, le recrutement et la gestion ».
Poids économique et accessibilité sociale
Au-delà de ce facteur historique, la dominance du public s’explique aussi par le poids économique du secteur et l’accessibilité sociale. Toujours d’après notre interlocuteur, « l’école publique reste gratuite, alors que l’école privée est souvent coûteuse, inaccessible pour une grande partie de la population (surtout rurale). D’autant que le privé demeure concentré dans les zones urbaines moyennes et supérieures, alors que le public couvre tout le territoire, y compris les zones rurales et périphériques ».
Perceptions sociales et symboliques
Mais il n’y a pas que les facteurs historiques et socio-économiques, les perceptions sociales et symboliques jouent également un rôle. « Pendant longtemps, l’école publique a été perçue comme le principal ascenseur social, notamment pour les classes populaires et moyennes. Les élites politiques et administratives issues du public ont renforcé cette légitimité » constate-t-il. Tant que le secteur privé, surtout dans les années 1980-1990, était souvent associé à une éducation de “seconde zone”, destinée à ceux qui échouaient dans le public.
« Ce n’est que récemment que certaines écoles privées ont gagné en prestige, surtout dans les grandes villes. Cependant, beaucoup de familles continuent de faire confiance à l’école publique pour les examens nationaux et les filières sélectives et estiment que le privé reste hétérogène : Si certaines écoles offrent un bon niveau, d’autres souffrent de faibles standards pédagogiques, d’un turnover élevé d’enseignants et d’un contrôle pédagogique limité », remarque-t-il.
Manque de cadre réglementaire clair
Sur un autre registre, Mohamed Chaoui soutient que le secteur privé a longtemps souffert du manque d’un cadre réglementaire clair. « Avant les récentes réformes, l’ouverture d’écoles privées était peu encadrée, ce qui a entraîné des disparités de qualité et un manque de confiance. L’Etat, soucieux de garantir une éducation nationale uniforme, a donc maintenu un contrôle fort, freinant indirectement la croissance du privé ». Et de poursuivre : « D’autant que les grandes réformes (Charte nationale de l’éducation 1999, Vision stratégique 2015-2030) ont priorisé la refonte du système public plutôt que le développement du privé. En fait, l’Etat considère encore l’éducation comme un service public fondamental, relevant de sa responsabilité directe, notamment pour des raisons d’équité territoriale et sociale ».
Entre cherté du privé et crise de qualité du public
Le constat de la domination du secteur public dans l’éducation, nuance notre interlocuteur, ne peut être compris sans le relier à un débat croissant dans la société : celui de la cherté de l’enseignement privé, d’une part, et du manque de qualité de l’enseignement public, d’autre part.
« Ce débat structure aujourd’hui les représentations sociales, les choix familiaux, et même les orientations politiques en matière d’éducation », observe-t-il. Et de rappeler, à ce propos, que depuis les années 90, l’école publique vit une crise profonde de qualité et de confiance.
Les problèmes récurrents — surcharge des classes, pénurie d’enseignants qualifiés, faibles moyens logistiques et pédagogiques — ont contribué à dégrader l’image du public. « Pourtant, cette école reste le seul refuge pour la majorité des familles marocaines, en raison de sa gratuité et de sa couverture territoriale étendue.
Elle continue d’incarner un modèle d’égalité d’accès, même si la qualité de cet accès est inégale selon les régions.
L’Etat se trouve ainsi face à un paradoxe : il garantit la massification de l’enseignement, mais peine à assurer sa qualité », constate-t-il. Et de poursuivre : « Face à la crise du public, le secteur privé s’est progressivement positionné comme une alternative de “qualité”, surtout dans les grandes villes.
Cependant, cette qualité a un prix élevé, parfois disproportionné par rapport aux revenus moyens des ménages.
Les frais de scolarité dans certaines écoles privées atteignent plusieurs milliers de dirhams par mois, sans toujours offrir des garanties réelles de performance pédagogique ».
Il estime que « cette cherté du privé a créé une fracture éducative entre ceux qui peuvent “acheter” une éducation de qualité et ceux qui restent confinés dans le public ».
« On assiste ainsi à une reproduction sociale des inégalités, où l’école, censée corriger les injustices, devient au contraire un facteur de distinction de classe », souligne-t-il.
Système éducatif à deux vitesses
En somme, Mohamed Chaoui indique que le Maroc vit aujourd’hui une situation de dualisme éducatif : un secteur public dominant en effectifs mais affaibli dans sa qualité et un secteur privé minoritaire mais valorisé socialement, souvent perçu comme garant d’un meilleur avenir.
« Ce dualisme alimente un sentiment d’injustice éducative, et pose la question de la mission de l’Etat : doit-il continuer à assumer la quasi-totalité du fardeau éducatif, ou encourager un partenariat public-privé équilibré et équitable?, s’interroge-t-il. D’autant que les récentes réformes (Vision stratégique 2015-2030, loi-cadre 51.17) insistent sur la “diversification de l’offre éducative”, mais sans résoudre le dilemme fondamental : Comment rendre le public compétitif en qualité ? Et comment rendre le privé accessible sans creuser les inégalités ? », explique-t-il.
Autrement dit, la domination du public n’est plus seulement une question de structure ou d’histoire, mais de justice sociale et de politique éducative.
Tant que le privé restera hors de portée financière pour la majorité, et que le public restera incapable de répondre aux exigences de qualité, le système éducatif marocain demeurera à la fois inégalitaire et inefficace.
« Il y a un besoin urgent d'adaptation de la politique publique pour garantir à la fois un accès universel, une qualité homogène de l'enseignement, et une bonne régulation entre public et privé. Cela inclut la gestion des infrastructures, la formation des enseignants et la lutte contre la ségrégation sociale », conclut Mohamed Chaoui.
Hassan Bentaleb