Les sinistrés d’Al Haouz crient justice à Rabat

Les plaies béantes d’une reconstruction inachevée


Mehdi Ouassat
Mardi 2 Septembre 2025

Deux ans après le séisme, la gestion de l’après-catastrophe mise en cause

Les sinistrés d’Al Haouz crient justice à Rabat
Le 8 septembre 2023, un séisme d’une violence inouïe ravageait la province d’Al Haouz et ses environs, laissant derrière lui près de 3000 morts, plus de 6 000 blessés, des villages anéantis et une population en état de sidération.

Dans l’émotion des premiers jours, le Maroc avait vu déferler une vague de solidarité sans précédent, venue tant de ses citoyens que de la communauté internationale. Deux ans plus tard, loin d’avoir pansé ses plaies, cette région du Haut Atlas s’enfonce dans une autre forme de tragédie: celle du désespoir et de la défiance. A l’approche du deuxième anniversaire de la catastrophe, les victimes annoncent un nouveau sit-in de protestation devant le Parlement, à Rabat. Leur message est clair : la patience a atteint ses limites.

Les voix des sinistrés, regroupés au sein de la Coordination nationale des victimes du séisme d’Al Haouz, dénoncent avec une insistance croissante une gestion chaotique de la reconstruction, des injustices criantes dans la distribution des aides et des statistiques officielles jugées trompeuses. Le communiqué de la Coordination, publié à quelques jours de la commémoration, brosse un tableau sombre : des centaines de familles continuent de survivre sous des bâches plastifiées déchirées, exposées au froid glacial de l’hiver et à la chaleur suffocante de l’été, dans une précarité qui heurte la dignité humaine. Plus grave encore, ces campements de misère, autrefois tolérés faute de mieux, font désormais l’objet de tentatives répétées de démantèlement par les autorités locales, qui n’offrent aucune alternative crédible de relogement.

Ce hiatus entre les bilans officiels et la réalité vécue nourrit un profond sentiment d’abandon. Les chiffres avancés par les pouvoirs publics, censés refléter l’avancée de la reconstruction, sont perçus comme une mascarade par ceux qui vivent encore dans l’attente. Derrière les communiqués triomphalistes se cache, selon la Coordination, une gestion marquée par le favoritisme et l’arbitraire : des familles privées de toute indemnisation malgré la destruction totale de leurs habitations, des dossiers écartés sans justification raisonnable, et dans le même temps, des aides indûment attribuées à des personnes bénéficiant de certaines relations privilégiées.

Les conséquences de ces pratiques sont dévastatrices. Nombre d’habitants, désespérés par l’absence de soutien, ont été contraints de quitter leurs villages pour rejoindre les villes, aggravant leur vulnérabilité sociale et économique. Ceux qui ont bénéficié d’un soutien partiel se sont retrouvés contraints de s’endetter pour lancer des chantiers restés inachevés, donnant naissance à des habitations aux façades sommairement crépies, mais dépourvues de tout équipement de base. La reconstruction, censée redonner espoir et dignité, s’est transformée en une lutte quotidienne contre la dette et l’humiliation.

A Asni, Amina, une mère de quatre enfants, vit toujours sous la même tente en plastique distribuée au lendemain du séisme. «Le toit est troué, quand il pleut nous passons la nuit debout pour protéger les couvertures», dit-elle d’une voix lasse. Ses enfants, souvent malades, grandissent dans un espace indigne où le temps semble figé. Plus loin, à Talat N’Yaaqoub, Mohamed, un ancien berger, contemple les ruines de sa maison. «Après le séisme, j’ai cru que l’État allait nous aider à reconstruire notre village. Mais beaucoup de familles n’ont rien reçu. Moi, on m’a dit que ma maison n’était pas totalement détruite, alors que je ne peux même plus y entrer sans danger», dit-il. «Ils veulent qu’on retourne dans ces murs fissurés, comme si notre vie ne valait rien. C’est une deuxième catastrophe pour nous», souffle-t-il, résigné.

A Marrakech, Latifa tente de survivre loin de son village. Veuve depuis le séisme, elle a dû quitter le campement et louer une chambre dans la ville ocre. «Mon mari est mort sous les décombres, et j’ai perdu ma maison. Je pensais qu’on allait m’accompagner, mais au bout de quelques mois, on m’a demandé de quitter la tente. Je suis venue à Marrakech avec mes deux petits. Je loue une chambre que je paie en m’endettant», confie-t-elle, le regard assombri par la fatigue. «Ici, je ne connais personne, je n’ai pas de travail stable. Je me sens déracinée, poursuit-elle, je préférerais mille fois être dans une maison plus que modeste, chez moi, plutôt que dans cet exil forcé», lâche-t-elle, entre résignation et nostalgie.

Face à cette situation, la Coordination nationale appelle à une mobilisation massive le 8 septembre à Rabat. Ses revendications sont à la fois précises et pressantes : régularisation immédiate des dossiers injustement exclus, indemnisation équitable pour tous les sinistrés, ouverture d’une enquête indépendante sur les soupçons de corruption et de favoritisme, arrêt des démantèlements forcés des campements et, surtout, relogement digne des familles encore sous tentes.

Pour Mohamed Diche, président du Collectif citoyen pour la montagne, la décision des sinistrés de descendre une nouvelle fois dans la rue est inévitable. «Deux ans après, aucune amélioration tangible n’est visible sur le terrain. Les autorités locales et centrales peinent à mettre en place des solutions crédibles. Il est logique que la population exprime son ras-le-bol», a-t-il souligné dans une déclaration à la presse. Selon lui, «le choix de contraindre les habitants à réintégrer des maisons partiellement endommagées et fragilisées par les secousses, sous prétexte de réduire la visibilité des campements de fortune, relève d’une gestion improvisée et dangereuse». 

Cette fracture entre les autorités et les victimes du séisme d’Al Haouz révèle, au-delà des défaillances techniques et administratives, une crise de confiance profonde. L’élan de solidarité nationale et internationale, qui avait marqué les premières semaines après la catastrophe, s’est dissipé, laissant place à un climat de suspicion et de colère. La population ne conteste pas seulement la lenteur des travaux, elle remet en cause la sincérité même des politiques publiques menées en son nom.

Au-delà du cas d’Al Haouz, c’est la gestion des catastrophes naturelles au Maroc qui est en question. Le pays, régulièrement frappé par des aléas climatiques ou géologiques, peine à bâtir un cadre de réponse efficace, transparent et inclusif. Le séisme d’Al Hoceïma en 2004 avait déjà révélé des lenteurs similaires dans la reconstruction, et les inondations meurtrières de Taroudant en 2019 avaient soulevé les mêmes critiques. Chaque fois, la mémoire collective s’enrichit de cicatrices nouvelles, mais le système peine à se réformer.

La comparaison avec d’autres nations n’est pas moins éclairante. En Turquie, frappée en 2023 par un séisme d’ampleur comparable, la reconstruction fut certes chaotique, mais des programmes massifs de logements sociaux avaient vu le jour dans les mois qui suivirent, malgré la controverse politique. En Haïti, au contraire, après le séisme de 2010, l’absence de coordination et la corruption avaient plongé le pays dans une crise humanitaire durable, faisant du désastre naturel une tragédie prolongée. Le Maroc, aujourd’hui, semble suspendu entre ces deux destins possibles.

Ce qui se joue alors aujourd’hui à Al Haouz dépasse la seule question de briques et de ciment. C’est un test pour la relation entre pouvoir public et citoyens, un révélateur du degré de confiance qu’une population peut accorder à ses institutions après une épreuve collective. En continuant de brandir des bilans optimistes déconnectés du vécu des victimes, les autorités risquent de creuser un fossé politique et moral plus difficile à combler que les fissures des maisons.

A l’approche du deuxième anniversaire du drame, les souvenirs des secousses meurtrières se mêlent à un sentiment d’injustice profonde. Le séisme a détruit des villages, mais la gestion de l’après a, selon les sinistrés, brisé bien plus encore : leur confiance, leur dignité, leur espoir. Le 8 septembre, leurs cris résonneront une nouvelle fois dans la capitale. Reste à savoir si, cette fois, leur détresse trouvera un véritable écho auprès de ceux qui gouvernent.

Mehdi Ouassat


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