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Le surplace insolite d’une régularisation à l’italienne

Aucune suite donnée à des dizaines de milliers de dossiers déposés depuis un an


Hassan Bentaleb
Mercredi 21 Avril 2021

Qu’en est-il de la mise en œuvre du décret ”Rilancio” (Relance, en français), visant à régulariser la situation administrative des migrants irréguliers travaillant dans les secteurs de l’agriculture et de l’aide à domicile ? En effet, le gouvernement italien a adopté, le 13 mai 2020, un décret permettant aux travailleurs en séjour irrégulier de régulariser leur situation en faisant la demande entre le 1er juin et le 15 août 2020. 18.328 Marocains en séjour irrégulier sont concernés.

Lenteur dans la cadence
Pour Aziz Kattouf, militant des droits de l’Homme installé à Milano, ladite campagne de régularisation traîne encore et peine à atteindre son rythme de croisière. « Selon nos sources, plusieurs demandes ont été déposées auprès des préfectures, via des avocats, des agences spécialisées ou via des emails, mais le nombre des dossiers traités reste très restreint. Sur 207.000 dossiers, le taux de traitement n’a pas dépassé jusqu’au février dernier 0,7%», nous a expliqué notre interlocuteur. Et de poursuivre : « A Milano, à titre d’exemple, sur 27.000 dossiers déposés, les autorités traitent seulement 16 par semaine. Dans d’autres villes, c’est pire, tel est le cas à Naples où aucune réponse n’a été donnée aux 19.000 dossiers déposés ». Selon des chiffres fournis par notre source, les dossiers déposés par les travailleurs agricoles ont atteint 30.694, soit 15% du total. Les Albanais arrivent en tête avec 5.176 dossiers, suivis des Marocains (4.556) et des Indiens (4.488). En quatrième place, il y a les Pakistanais (3.084) talonnés par les Bangladeshis (2.222). Ces derniers sont suivis par les Tunisiens, les Sénégalais, les Chinois, les Egyptiens et les Algériens. L’ONG France terre d’asile a indiqué que l’agriculture a été parmi les secteurs menacés puisque, d’ordinaire, les exploitations fonctionnent grâce aux travailleurs saisonniers en provenance de pays d’Europe de l’Est, bloqués dans leur pays depuis la fermeture des frontières. « Inquiètes de la perte des récoltes, d’une pénurie alimentaire et de l’effondrement du secteur, les autorités italiennes ont décidé de régulariser pour six mois environ 400.000 personnes sans papiers qui travaillent dans l’agriculture, en plus des 100.000 qui exercent dans le domaine de l’aide  domicile », précise-t-elle. Concernant les domestiques, le nombre de dossiers s’est élevé à 176.848, soit 85% du total. Les Marocains arrivent en quatrième place avec 14.328 derrière les Ukrainiens (18.639), les Bangladeshis (16.102) et les Pakistanais (15.614). Les Marocains sont suivis par les Péruviens (13.711), les Albanais (11671), les Chinois (10.509), les Indiens (8.732) et les Egyptiens (7.885). Le rapport technique accompagnant le décret ”Rilancio” estime qu’il pourrait y avoir environ 220.000 demandes de régularisation de travailleurs étrangers, y compris des ouvriers, des soignants et des aides à domicile, avec des revenus pour les caisses de l'Etat italien d'environ 94 millions d’euros.

La Covid-19 en est la cause
Pour les autorités italiennes chargées de ce dossier, ce retard est dû au contexte de propagation du Coronavirus. En effet, l’Italie était l’un des pays les plus meurtris par l’épidémie de coronavirus. Le pays dénombre plus de 114 .000 morts à ce jour et plus de 3,7 millions de personnes atteintes du virus. A noter qu’une partie de l'Italie est confinée depuis lundi 15 mars. Un argument que ne partage pas Aziz Kattouf qui estime qu’il y a trop de tergiversation voire de négligence de la part des autorités italiennes qui ne semblent pas donner la priorité à ce dossier. « La preuve, précise-t-il, même les sans-papiers qui ont réussi à passer la première étape (la signature d’un contrat de travail au sein de la préfecture), doivent attendre presque une année pour qu’ils puissent apposer leurs empreintes ». En effet, les candidats à la régularisation doivent faire leurs demandes et attendre une notification de la part de la préfecture indiquant les documents à fournir. Une fois cette étape achevée, un rendez-vous est fixé avec la présence de l’employeur pour conclure le contrat de travail. Les heureux candidats doivent, par la suite, apposer leurs empreintes et attendre leur titre de séjour.

Des problèmes en suspens
« Face à ce retard de la part des autorités italiennes, nous avons créé, en tant qu’activistes et militants de plusieurs ONG, une coordination qui a réussi à organiser deux sit-in et une rencontre avec les responsables de ces dossiers. L’ensemble de ces actions ont poussé le gouvernement à annoncer l’affectation de 800 fonctionnaires pour accélérer le traitement des dossiers qui seront répartis sur l’ensemble des préfectures italiennes », nous a indiqué Aziz Kattouf qui reste, pour autant, pessimiste quant au sort de cette campagne de régularisation. « Il faut rappeler que la ligue du Nord, représentée par trois ministres dans le nouveau gouvernement Draghi, a été contre la régularisation. Les Frères d'Italie (Fratelli d'Italia) sont également contre toute régularisation des sans-papiers. Ils ont même appelé à son annulation. De son côté, le gouvernement Draghi a indiqué qu’il y a beaucoup de dossiers à traiter dans un délai de six mois dont celui de la régularisation. Et c’est pourquoi il y avait affectation des 800 fonctionnaires embauchés avec des CDD et chargés uniquement de ce dossier. Mais ce nombre de fonctionnaires est insuffisant face à l’importance du nombre des dossiers déposés. Ceci d’autant plus que d’autres problèmes persistent comme les pièces justificatives justifiant la résidence sur le sol italien avant mars 2020. En effet, il y a des différences notables entre les préfectures concernant les documents à fournir, car si certains fonctionnaires affichent plus de souplesse, d’autres sont plus rigides », nous a-t-il déclaré avant de souligner que les travailleurs sans papiers sont également victimes d’abus, de fraude ou de chantage de la part de leurs employeurs dont certains exigent de l’argent pour remplir les dossiers de régularisation. En effet, les employeurs pourront faire une demande de régularisation de leurs employés en payant une contribution forfaitaire de 400 à 500 € pour les travailleurs domestiques et 900 euros pour les ouvriers agricoles. « Il y a d’autres problèmes plus importants comme l’interdiction aux migrants irréguliers d’ouvrir un compte bancaire et de se déplacer sans autorisation. Même les migrants réguliers ont du mal à renouveler leur titre de séjour et doivent attendre des mois et des mois. Le combat semble donc de longue haleine », a conclu Aziz Kattouf. 


Le décret ”Rilancio” en détail

Qui peut soumettre une telle demande ?
Employeurs italiens ou citoyens d'un Etat membre de l'Union européenne, ou employeurs étrangers en possession du permis de séjour prévu à l'article 9 du décret législatif du 25 juillet 1998, n. 286, et modifications ultérieures.

Qui est le destinataire de cette demande ?
Les ressortissants étrangers qui ont été soumis à des enquêtes dactyloscopiques avant le 8 mars 2020 ou qui ont séjourné en Italie avant la date susmentionnée, en vertu de la déclaration de présence, faite conformément à la loi du 28 mai 2007, n. 68, et qui, dans les deux cas, n'ont pas quitté le territoire national depuis le 8 mars 2020. La règle vise donc exclusivement les travailleurs ayant une relation de travail existante et / ou dont l'employeur est "disponible" pour recrutement ou confirmation. Contrairement aux régularisations des années passées, la délivrance d'un titre de séjour pour la recherche d'un emploi n'est pas envisagée, même pas dans le cas où l'employeur, contrairement à ses intentions et à sa volonté, n'est pas en mesure de stipuler le contrat de travail. Cependant, de nombreux étrangers ne pourront pas accéder à la procédure car ils ne peuvent pas apporter la preuve de leur présence sur le territoire italien vu qu’ils n’ont jamais été soumis à des enquêtes dactyloscopiques et n'ont jamais fait l'objet d'empreintes digitales ni au moment de leur entrée ni pendant leur séjour sur le territoire national. En l'absence de constatations dactyloscopiques, les travailleurs peuvent encore être admis à la procédure, dans tous les cas, si ils sont en mesure de prouver l'existence d'une relation de travail préexistante au regard de la demande dans les secteurs professionnels mentionnés dans la législation. En revanche, les ressortissants étrangers titulaires d'un titre de séjour expiré le 31 octobre 2019, non renouvelé ou converti en un autre titre de séjour, ont la possibilité de demander et d'obtenir un titre de séjour temporaire, valable uniquement sur le territoire national, pour une durée de six mois à compter de la présentation de la candidature. Le permis sera converti à condition que les personnes susmentionnées soient présentes sur le territoire national au 8 mars 2020 et aient exercé une activité de travail avérée, dans les secteurs visés au paragraphe 3, avant le 31 octobre 2019.

Les secteurs concernés ?
Le décret vise exclusivement les travailleurs employés dans les activités suivantes:
a) agriculture, élevage, pêche, aquaculture et activités connexes;
b) l'assistance à la personne pour elle-même ou pour les membres de sa famille.
c) travail domestique pour répondre aux besoins de la famille.
Il reste, donc, et de manière totalement injustifiable, exclu d’autres activités de production de biens et de services, en particulier le secteur de la construction, où historiquement le poids des travailleurs étrangers non déclarés est important. Une discussion est ouverte sur l'extension de l'application dudit décret à d’autres secteurs d’activités.
A noter, enfin, qu’il n'y a pas de limite du nombre de travailleurs pouvant bénéficier de la procédure de régularisation, car il n'y a qu'un seul critère retenu, à savoir la date de présence sur le sol italien. En effet, seules les candidatures déposées du 1er juin au 15 juillet 2020 sont valables.
Source : Elena Gambirasio, « Decreto Rilancio: la procedura di emersione dei rapporti di lavoro », 28/05/2020

​Des quotas par décret

L’entrée régulière pour raison de travail est donc subordonnée à la promulgation du décret (qui n’est plus systématique depuis la loi BossiFini de 2002) et à l’autorisation de travail dans la limite des quotas indiqués dans ce décret. Cette subordination est déjà critiquable dans la mesure où toute mauvaise programmation des flux crée inévitablement de la clandestinité puisqu’elle empêche toute entrée régulière. En outre, le mécanisme légal est tel que,formellement, il ne peut y avoir de rencontre entre l’offre et la demande de travail avant la délivrance du visa. Il est évident qu’une telle disposition ne tient pas compte des réalités de l’immigration et du marché du travail (en Italie, mais aussi probablement ailleurs) qui n’est plus caractérisé par de grandes firmes à la recherche d’une main-d’œuvre interchangeable mais par des petites entreprises pour lesquelles la connaissance directe du travailleur est essentielle. Cette dernière exigence est par ailleurs absolument nécessaire en matière de travail domestique, un secteur très important occupé presque intégralement en Italie par la main-d’œuvre étrangère. Comme la loi empêche la rencontre préalable entre offre et demande de travail, il va de soi qu’elle génère un système dans lequel la clandestinité et le travail au noir sont un préalable nécessaire. C’est, en effet, seulement par l’irrégularité que peuvent se rencontrer le travailleur et l’employeur, et c’est durant cette période que le travailleur pourra être « expérimenté » par l’employeur et que celui-ci pourra décider soit d’entamer la procédure pour la délivrance du visa (à condition que le décret sur les quotas soit sorti),soit de licencier le travailleur. Un système ainsi conçu génère des problèmes et fait courir des risques surtout à l’étranger qui, pour devenir un sujet juridiquement visible, c’est-à-dire muni d’un permis de séjour, doit attendre la promulgation du décret sur les quotas, espérer que l’employeur demande pour lui une autorisation, essayer de ne passe faire prendre lors d’un contrôle de police auquel cas l’expulsion qui s’en suit est un motif d’exclusion de tout visa non seulement pour l’Italie mais pour l’espace Schengen. Entre temps, durant la période nécessaire de clandestinité, le travailleur étranger privé de ses droits constitue en conséquence une cible de pression facile pour l’employeur. L’exclusion de la possibilité légale de rencontre préalable entre offre et demande de travail a consacré l’échec de la tentative de maîtrise effective des flux migratoires, en générant non seulement de la clandestinité (rappelons que la «régularisation » effectuée quatre ans seulement après l’entrée en vigueur du Texte unique a concerné environ 700 000 étrangers)mais aussi une énorme quantité de travail illégal avec de graves conséquences pour le système économique et social italien.Et c’est bien la loi qui est à l’origine d’un « effet de mise en clandestinité » en imposant, en pratique, que la première phase du processus migratoire s’effectue irrégulièrement. On doit toutefois préciser que, à l’origine, le Texte unique prévoyait un autre mécanisme,supprimé depuis parla loi«Bossi-Fini », qui permettait la délivrance d’un nombre annuel limité de visas, toujours décidé par décret, « en vue d’une recherche sur le marché du travail » en faveur d’étrangers qui n’avaient pas encore d’employeur mais qui étaient autorisés à entrer en Italie justement pour en trouver un. Ceux qui obtenaient un tel visa disposaient d’une année pour trouver un travail, obtenant alors la délivrance d’un permis de séjour. Source :Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004,«Immigrés mode d’emploi», Le modèle italien « usa e getta », Nazzarena Zorzella, avocate à Bologne (Italie).

Hassan Bentaleb
Mercredi 21 Avril 2021

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