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Entre équilibre comptable et déséquilibre social: Le paradoxe du budget 2026
Depuis 2021, les projets de lois de Finances au Maroc semblent se succéder comme des copies conformes: mêmes priorités, mêmes stratégies, mêmes slogans de justice sociale et territoriale, mêmes promesses de réforme. Seuls changent les chiffres, souvent gonflés d’année en année, tandis que les défis demeurent inchangés. Le projet de loi de Finances (PLF) 2026 ne déroge pas à cette logique de continuité plus que de rupture. Derrière les discours optimistes et les promesses d’un «Maroc social», se cache une réalité plus nuancée : celle d’un budget construit dans un cadre technique déconnecté de la maîtrise réelle des politiques publiques, où la rigueur comptable prend le pas sur la vision stratégique.
Avec un investissement public record de 380 milliards de dirhams, en hausse de 130 milliards depuis 2021, le gouvernement affirme vouloir consolider la dynamique de croissance et soutenir la relance économique. Pourtant, malgré ces efforts apparents, les indicateurs sociaux stagnent, voire se dégradent.
Le chômage des jeunes dépasse 32%, celui des diplômés avoisine 48%, et plus d’un Marocain sur huit vit encore sous le seuil de pauvreté. Dans le monde rural, près de 60% des ménages déclarent une dégradation de leurs conditions de vie, tandis que l’accès aux services de base — santé, éducation, logement, transport — reste profondément inégal selon les régions.
Le revenu moyen par habitant stagne autour de 38.000 dirhams par an, alors que les prix de l’alimentation, de l’énergie et du logement ont augmenté de plus de 25% en quatre ans, accentuant la précarité des classes moyennes.
Le taux de pauvreté multidimensionnelle touche encore 11,7% de la population, et plus de 2,9 millions de Marocains restent exclus du marché du travail.
Dans les grandes villes, les inégalités se creusent : le décile le plus riche concentre près de 45% du revenu national, tandis que les 40% les plus modestes n’en perçoivent que 13%. La confiance citoyenne s’effrite, la mobilité sociale s’enraye, et la jeunesse, désabusée, regarde ailleurs — vers l’émigration, l’informel ou le désengagement politique.
Dès lors, une question s’impose: A quoi bon dépenser plus, si la dépense publique ne transforme pas la réalité sociale?
Une stabilité macroéconomique au prix de la stagnation sociale
Le gouvernement aime à se présenter comme un modèle de rigueur et de prudence : déficit public stabilisé à 3,5% du PIB, inflation contenue, croissance annoncée au même niveau. Ces chiffres, destinés à rassurer les marchés financiers et les institutions internationales, sont brandis comme des preuves de réussite. Mais derrière cette façade comptable se dissimule une réalité bien plus préoccupante: celle d’un pays qui équilibre ses budgets en déséquilibrant sa société.
La stabilité budgétaire se paie cher. Ce sont les ménages et les petites entreprises qui en supportent le poids, écrasés par une fiscalité rigide et peu équitable. Pendant ce temps, les grands chantiers de la justice sociale stagnent. Dans les écoles, les classes surchargées deviennent la norme. Dans les hôpitaux, le manque de médecins et de moyens se transforme en fatalité. Dans les campagnes, les centres de santé désertés rappellent l’injustice territoriale que le discours officiel prétend combattre.
L’Etat gère ses comptes, mais il semble avoir perdu la boussole de ses priorités. Le service de la dette, qui atteint 64,16 milliards de dirhams — dont 48,24 milliards pour la seule dette intérieure —, absorbe à lui seul presque autant que les budgets combinés de la santé et de l’éducation. Autrement dit, on rembourse plus qu’on n’investit dans l’avenir.
La discipline budgétaire, devenue une idéologie, agit désormais comme un carcan politique. Elle rassure les bailleurs de fonds, mais étouffe la promesse d’un Etat social. Le Maroc ne peut pas se contenter d’améliorer ses chiffres; il doit soigner sa société. Car une croissance à 3,5 % sans espoir, sans justice et sans équité n’est qu’une illusion statistique.
L’investissement public: L’illusion de la dépense sans la gouvernance
Avec 380 milliards de dirhams d’investissement programmés pour 2026, l’ambition semble forte. Pourtant, selon la Cour des comptes, près d’un quart des crédits d’investissement votés ne sont jamais exécutés. Derrière les chiffres, c’est la question de la gouvernance qui se pose: coordination déficiente, retards d’exécution, faiblesse de l’évaluation, absence d’indicateurs de résultats.
La corrélation entre le montage d’une loi de Finances et l’absence de maîtrise des politiques publiques devient évidente. Les priorités se fixent sans diagnostic territorial précis, les programmes se multiplient sans cohérence, et les réformes s’empilent sans évaluation. Résultat : le budget se vide de sa finalité.
Les comparaisons internationales confirment ce constat : le Portugal et la Turquie, avec un ratio d’investissement public/PIB inférieur (18 à 22% contre plus de 30% pour le Maroc), enregistrent pourtant une meilleure efficacité sociale et économique. La dépense publique n’est donc pas une fin en soi ; elle n’a de sens que si elle produit des résultats mesurables, perceptibles et équitables.
La dette : Entre prudence comptable et dépendance politique
La dette publique illustre le paradoxe du modèle marocain: prudence affichée, dépendance maintenue. Les emprunts à moyen et long termes atteignent 123 milliards de dirhams, tandis que la charge de la dette augmente encore, réduisant les marges de manœuvre budgétaires.
Faut-il se réjouir de la stabilité financière, quand elle repose sur une logique d’endettement permanent?
Peut-on prétendre à la souveraineté économique quand une part croissante du budget est consacrée au remboursement des créanciers plutôt qu’à l’investissement social ?
L’endettement interne absorbe une part importante de la liquidité bancaire, réduisant la capacité du secteur privé à investir. Cette situation crée un effet d’éviction dangereux : l’Etat concurrence l’économie nationale au lieu de la stimuler. Derrière la prudence comptable, se profile une dépendance structurelle. Le Maroc vit à crédit, non seulement sur les marchés, mais aussi sur le plan social et politique.
L’investissement privé: Entre rentabilité économique et responsabilité sociale
L’investissement privé, censé être le moteur du développement et de la création d’emplois, semble aujourd’hui s’être déconnecté de sa mission sociale. Guidé par la recherche du profit rapide et de la rentabilité financière, il s’inscrit davantage dans une logique spéculative que dans une stratégie de production durable. Les zones industrielles désertées, les projets suspendus et les promesses d’emploi non tenues traduisent cette fracture entre l’ambition économique et la réalité sociale.
Le discours officiel continue de présenter le secteur privé comme le pilier de la relance, soutenu par des incitations fiscales et des partenariats public-privé. Pourtant, peu d’entreprises s’engagent réellement dans les territoires où les besoins sont les plus pressants. L’investissement se concentre toujours dans les pôles déjà favorisés — Casablanca, Rabat, Tanger — accentuant les inégalités régionales et contredisant le principe même de la régionalisation avancée.
Ce déséquilibre met en lumière une question politique essentielle : à qui profite la croissance ? Tant que la rentabilité primera sur l’emploi, le Maroc restera prisonnier d’un modèle qui crée de la richesse sans justice. La relance économique ne peut réussir sans une orientation claire de l’investissement vers la production, l’innovation et l’intégration sociale.
Les chiffres eux-mêmes en témoignent. La Commission nationale de l’investissement, présidée par le chef du gouvernement, a validé 250 projets d’une valeur totale de 414 milliards de dirhams, dont 238 dans le cadre du régime de soutien de base et 12 projets stratégiques. Ces investissements devraient générer 65.000 emplois directs et 110.000 emplois indirects. A première vue, cela traduit une vitalité économique. Mais une simple division du montant global par le nombre total d’emplois créés (175 000) révèle une réalité troublante : chaque emploi coûte en moyenne 2,37 millions de dirhams, contre 500.000 dirhams dans l’investissement public.
Ce décalage illustre un modèle qui privilégie les secteurs capitalistiques – énergie, industrie lourde, infrastructures – au détriment des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre. En cherchant à compenser la faible productivité de l’investissement public par une forte impulsion donnée au privé, le gouvernement a déplacé le problème sans le résoudre : la croissance reste concentrée, l’emploi rare, et la cohésion sociale fragilisée.
Le véritable enjeu n’est donc pas combien on investit, mais pour qui et pour quoi on investit. Un Etat stratège ne peut se contenter d’attirer les capitaux : il doit leur donner un sens. Les incitations doivent être réorientées vers des filières créatrices d’emplois et de valeur ajoutée humaine — agriculture modernisée, tourisme durable, économie sociale, numérique, et énergies renouvelables de proximité.
Le Maroc ne manque pas d’argent, mais d’orientation et de vision. Si la rentabilité financière demeure la boussole unique, l’investissement privé restera un levier de profit avant d’être un instrument de justice. Pour bâtir un véritable Etat social, il faut que l’investissement redevienne un acte politique — au service de la souveraineté économique, de la dignité du travail et de l’équité territoriale.
Le projet de loi de Finances 2026 s’inscrit dans une continuité budgétaire qui rassure les institutions financières, mais inquiète la société. Derrière la maîtrise du déficit et les chiffres de croissance se cache une réalité plus dure : celle d’un modèle économique qui gère ses équilibres macroéconomiques au détriment de ses équilibres sociaux.
La question n’est plus de savoir si le Maroc investit assez, mais où, comment et pour qui il investit. Tant que la dépense publique servira davantage à financer la dette qu’à soutenir la production nationale et l’emploi, et tant que l’investissement privé privilégiera la rentabilité immédiate plutôt que la justice territoriale, la croissance restera sans effet sur le quotidien des citoyens.
Le Maroc a besoin d’un changement de paradigme, où la discipline budgétaire ne soit plus une fin en soi, mais un instrument au service de la cohésion nationale. L’Etat doit redevenir stratège: planifier, orienter et conditionner ses soutiens à la création d’emplois, à la durabilité et à la redistribution équitable des richesses.
Car la véritable prospérité ne se mesure pas à la stabilité des comptes, mais à la vitalité des territoires, à la dignité du travail et à la confiance du citoyen dans l’avenir. L’enjeu du PLF 2026 n’est donc pas seulement comptable: il est profondément politique. C’est celui d’un choix de société — entre la poursuite d’une croissance sans âme, ou l’avènement d’un Etat social fort, où chaque dirham investi devient un levier de justice et de développement humain.
Fiscalité et équité territoriale : Le grand rendez-vous manqué de la justice sociale
Loin d’être un levier de solidarité, la fiscalité marocaine est devenue un miroir des inégalités. Centralisée, inéquitable et déconnectée des réalités régionales, elle trahit la promesse d’une justice sociale inscrite pourtant au cœur du projet de l’Etat social.
La fiscalité devait être l’un des piliers de l’Etat social. Elle devait corriger les inégalités, soutenir les territoires défavorisés et financer les services publics essentiels. Mais au lieu d’incarner la solidarité nationale, elle est devenue un instrument de concentration des richesses et d’aggravation des écarts. Le Maroc a bâti un système fiscal qui punit la transparence, récompense la rente et ignore l’équité territoriale.
Ce sont les ménages, les salariés et les petites entreprises qui supportent l’essentiel de la charge fiscale. L’impôt sur le revenu reste disproportionné, alors que les grandes entreprises et certains secteurs à forte marge bénéficient d’exonérations ou d’un traitement fiscal avantageux. Les taxes indirectes — TVA, carburants, produits de base — frappent les plus modestes et creusent la fracture sociale. Dans les faits, la fiscalité marocaine redistribue peu et corrige encore moins.
Les régions les plus riches concentrent les recettes fiscales, tandis que les territoires pauvres subissent le coût de services publics sous-financés. Cette asymétrie renforce la centralisation et affaiblit la régionalisation avancée, pourtant présentée comme un axe stratégique de la réforme de l’Etat. L’impôt, censé unir la nation autour d’un effort collectif, accentue aujourd’hui le sentiment d’injustice et de marginalisation.
Le problème n’est pas seulement ce que l’Etat prélève, mais ce qu’il rend. Le contribuable paie, mais il ne voit pas le résultat: des écoles délabrées, des hôpitaux sous-équipés, des routes rurales inachevées. Dans plusieurs régions, l’impôt devient un symbole d’injustice plutôt qu’un levier de confiance. L’Etat central concentre encore les décisions financières et prive les collectivités territoriales des moyens nécessaires pour impulser un développement équilibré et autonome.
L’absence d’une fiscalité territoriale cohérente accentue ce déséquilibre. Les communes rurales, dépendantes des transferts du budget central, n’ont ni la marge de manœuvre ni les capacités de gestion nécessaires pour planifier des projets structurants. La promesse de la régionalisation avancée s’efface derrière la réalité d’une centralisation budgétaire qui freine toute dynamique locale.
Réformer la fiscalité n’est plus une question technique, mais un choix de société. Il faut redonner à l’impôt sa dimension politique: celle d’un pacte entre l’Etat et le citoyen. Cela suppose une taxation plus progressive, la lutte contre l’évasion fiscale, la révision des exonérations injustifiées, et surtout, une redistribution visible et mesurable sur le terrain. Chaque région doit pouvoir bénéficier d’une part équitable des recettes nationales, en fonction de ses besoins et de ses priorités.
Santé publique: Un progrès annoncé, un déséquilibre assumé
Avec une enveloppe de 42,4 milliards de dirhams, en hausse de 30%, la santé figure parmi les priorités affichées du PLF 2026. La généralisation du tiers payant constitue une avancée sociale majeure : les citoyens n’auront plus à avancer les frais médicaux. Mais derrière cette mesure populaire se cache un risque de déséquilibre financier.
Le coût annuel estimé de ce dispositif dépasse 45 milliards de dirhams, soit plus du tiers du budget total du ministère de la Santé. Le Maroc consacre seulement 5,1% de son PIB à la santé, contre 6% au niveau mondial et 9% dans les pays de l’OCDE. Ce décalage met en évidence la fragilité du système et l’absence d’une vision durable de la couverture médicale universelle.
Les hôpitaux souffrent d’un déficit structurel en ressources humaines. Dans certaines provinces, un seul médecin dessert des dizaines de milliers d’habitants. Injecter de l’argent dans le secteur ne suffit pas: sans réforme de la gouvernance, l’investissement reste un chiffre, pas une solution.
La santé ne peut être réduite à une ligne budgétaire ; elle est le premier indicateur de la dignité d’une nation.
Pour un budget de transformation, pas de gestion
Le Projet de Loi de Finances 2026, dernier du cycle gouvernemental avant les échéances de 2026, aurait dû marquer une rupture. Il se contente pourtant d’entériner la continuité, confortant la comptabilité au détriment de la stratégie.
L’urgence n’est plus d’investir davantage, mais d’investir autrement: en liant le budget à une vision nationale cohérente, en imposant la culture de l’évaluation, en plaçant la transparence et la reddition des comptes au cœur de la dépense publique.
Un budget sans stratégie est un tableau de chiffres. Un budget stratégique devient un instrument de transformation. Le Maroc mérite un budget de transformation, capable de poser les vraies questions:
Pourquoi les milliards dépensés ne changent-ils pas la vie des Marocains ?
Pourquoi la stabilité financière n’a-t-elle pas produit la justice sociale?
Pourquoi la croissance ne crée-t-elle pas d’emploi?
L’avenir budgétaire du pays dépendra des réponses à ces questions. Car un Etat ne se mesure pas à sa capacité d’emprunter, mais à sa capacité de transformer la dépense en dignité. Le Maroc a besoin d’un budget porteur d’une ambition politique : celle d’un Etat social fort, juste et transparent, au service du citoyen et non de la statistique.
Beaucoup de travail attend désormais le Groupe socialiste–Opposition ittihadie, dans les commissions parlementaires comme dans l’hémicycle des deux Chambres. C’est à lui qu’incombe la responsabilité de redonner au texte budgétaire une âme sociale, d’y inscrire les priorités du citoyen et de défendre, au-delà des chiffres, la cohérence d’un véritable projet de société. Car si le gouvernement privilégie ses équilibres, l’opposition ittihadie, elle, fait de la justice sociale sa priorité.
Par Mohamed Assouali
Secrétaire provincial de l’Union socialiste des forces populaires à Tétouan







