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Libé : Comment avez-vous suivi les derniers événements relatifs au procès des deux filles d’Inzegane ?
K.M.E : Le harcèlement et la détention des deux jeunes filles d’Inzegane traduisent l’expression d’une régression dangereuse des libertés publiques et individuelles au Maroc. Les détenteurs du pouvoir politico-religieux nous disent que la société est conservatrice et qu’il y a des lignes rouges à ne pas dépasser. De quel conservatisme s’agit-il ? Qui établit les lignes rouges ? Depuis longtemps, le Maroc évolue dans deux directions : l’ouverture aux valeurs de modernité, dont les principaux acteurs sont les classes moyennes libérales et certains intellectuels; le retour en force de l’instance religieuse qui bénéficie de deux apports (et supports), celui du système politico-religieux officiel, d’une part, et celui de la propagande politico-religieuse des groupements d’obédience moyen-orientale, essentiellement le wahhabisme. Notre société se trouve ainsi devant un vrai dualisme de mode de vie et de pensée antagonique. Ceci dit, au fond, la société marocaine fait montre d’une grande tolérance. Des événements de ce genre sont généralement provoqués, soit pour faire écho à une certaine idéologie, soit pour transformer la société toute entière en champ de bataille politique.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’accompagnement des changements de valeurs au sein de la société ?
Actuellement, nous vivons au Maroc une véritable crise des valeurs. Non seulement des valeurs de modernité, mais même au niveau des valeurs religieuses. Nous vivons un vrai déphasage entre le discours et la pratique. Le fait que l’islam soit “dine wa dounia” est à l’origine de la schizophrénie de la majorité des croyants : on pense comme un bon musulman, et on agit comme un bon diable! On fait du bien pour gagner “une place au Paradis”. Les valeurs morales ne sont qu’un discours. Si la crise de valeurs est manifeste, c’est parce que tout d’abord notre système éducatif est en faillite. L’output nous donne une société qui tend de plus en plus à consolider la culture de la rente, de la paresse, de la méfiance, de la haine ... de la méconnaissance, de l’insensibilité... Nous pourrons dire que les deux projets ont débouché que sur cette crise de valeurs. Porter une jupe ne traduit pas nécessairement une vision moderniste de la société, et mettre un hijab n’est pas nécessairement signe de pudeur.
Quelle évaluation faites-vous du rapport entre art et morale ?
L’art est une morale. Il ne doit être que ça ! En effet, l’art a toujours eu un impact éducatif et formateur du goût. Quand vous écoutez un bon morceau de musique, ça vous fait voyager dans votre monde intérieur et vous procure une paix intérieure que vous partagez ensuite avec vos proches, votre environnement. Même chose quand vous regardez une œuvre d’art plastique. L’art nous éduque, et par là forge notre morale en consolidant nos valeurs universelles, qui sont aussi des valeurs humaines, voire religieuses pour certains. L’art n’est pas censé provoquer, ni traduire la société telle qu’elle est. Il est par essence ouvert sur une multitude de mondes possibles. Attaquer l’art au nom de certaines valeurs est une négation de ces mêmes valeurs. Mais faire de l’art une caricature de la réalité, du goût commun et des valeurs est la plus grande aberration. Et les plus grandes batailles se sont déroulées sur le terrain du corps, essentiellement le corps de la femme qui est considéré comme “propriété” privée. Le jour où le corps appartiendrait seulement à la femme, il cesserait d’être tabou et prendrait librement sa dimension artistique. D’ici là, il continuera à faire l’objet soit d’exploitation purement mercantile, soit de satanisation de la part des gardiens de la morale “publique”.
Modernité, démocratie, droits humains, égalité… ne sont-ils pas que des slogans propres à une minorité?
Les valeurs de modernité sont d’abord des valeurs liées au rapport rationnel entre l’homme et son environnement, essentiellement dans sa dimension optimale temps-espace. Le progrès technique est à la base du développement des valeurs de liberté, d’égalité, de démocratie, des droits humains, etc. Que l’on veuille ou non, ces valeurs deviennent de plus en plus universelles. Si vous tentez de les contrecarrer, il va falloir arrêter le développement de la technique et de la technologie. Ces valeurs ne sont pas une affaire de minorités. Ces dernières (les intellectuels et une partie de la classe moyenne) n’en sont que des interprètes, car elles les expriment mieux. Ceci-dit, il ne faut pas non plus oublier le rôle propagandiste de certaines forces politiques “conservatrices” qui, tout en luttant pour imposer leur modèle de société unique, avancent ce genre de thèse qui assimile les valeurs de modernité à une minorité. Elles ont bien tort car, elles aussi représentent une minorité, alors que la société doit être nécessairement ouverte et plurielle.