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Dans les conférences Reith qu’il assurait en 1993, Edward W. Said (1935-2003) fut jugé sévèrement dès leur annonce sur les ondes de la BBC. Les protestations à son égard prouvent, selon lui, que son discours dérange la bienpensance américaine. L’objet de ses conférences était effectivement de soutenir l’idée que le rôle public de l’intellectuel serait outsider, c’est-à-dire quelqu’un qui déroge à la règle en ce qu’il brise les stéréotypes. Ses combats pour les droits des Palestiniens y sont pour quelque chose : « J’étais essentiellement accusé d’avoir pris une part active dans le combat pour les droits des Palestiniens et du même coup jugé indigne de participer à tout débat sérieux et respectable […] Que de fois journalistes et commentateurs m’ont reproché d’être palestinien, terme qui est, comme chacun sait, synonyme de violence, de fanatismes et de meurtres de juifs » ( E. W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Maroc, Tarik Editions, 2014).
D’après E. W. Said, ces critiques ne sont pas fondées ; elles témoignent en revanche d’un Occident qui a un vrai problème avec le reste du monde, en particulier, avec le Tiers Monde, et ce n’est pas hasardeux qu’il soit taxé d’anti - Occidental dès qu’il ose dénoncer les malheurs dont l’Occident est en grande partie responsable. Le travail auquel s’est consacré E. W. Said consistait à casser les pensées schématisantes qui sont évidemment une fabrication du pouvoir occidental. Le travail de l’intellectuel ne doit pas y céder.
Il ne s’agit pas de chercher à savoir si un intellectuel est un homme de gauche ou de droite, comme le lui demandaient les critiques, même les mieux intentionnés. Un intellectuel est celui qui échappe au dogme, à l’orthodoxie d’un parti ou d’un slogan. La fidélité à un parti, à un mouvement, à une nation, à une politique, quelle que soit son ambition, ne doit pas céder le pas à la vérité : « Rien ne défigure plus l’image publique de l’intellectuel que le louvoiement, le silence prudent, le vacarme patriotique et le reniement théâtral ». Suite à quoi, la tâche de l’intellectuel est de faire si bien que le nationalisme patriotique, le sentiment de supériorité raciale, de classe ou de sexe soient contestés. Devenu un objet d’attaque permanente, l’intellectuel n’échappe pas non plus à être attaqué par les intellectuels eux-mêmes, comme Ernest Gellner ou Paul Johnson qui estiment que le métier d’intellectuel n’existe pas, ce à quoi E. W. Said est réfractaire, en ce sens qu’il croit dans la possibilité d’un intellectuel qui ne fasse pas autorité dans son domaine en en bénéficiant pour se faire un nom.
Comme tout un chacun, nous sommes des êtres sociaux, attachés à une nation, un pays, une société, une langue, une identité, et l’intellectuel est au service, consciemment ou inconsciemment, de son appartenance. Or, être au service ne doit pas se dissocier d’un véritable combat, à mener même contre ce à quoi nous appartenons quand il y a de quoi. C’est pourquoi, la tâche de l’intellectuel doit reposer sur un combat sincère dont la seule préoccupation est d’échapper autant que faire se peut aux pressions auxquelles il est confronté : « Voilà pourquoi je définis l’intellectuel comme un exilé, un marginal, un amateur, et enfin l’auteur d’un langage qui tente de parler vrai au pouvoir ».
Les représentations de la conscience de l’intellectuel ont ceci de particulier qu’elles assument d’être dans l’opposition en se refusant à l’accommodement. Ce sentiment d’être un rebelle se renforce davantage chez E. W. Said par son expérience de la politique palestinienne. L’intellectuel qu’il incarne se tient à l’écart des thèses de Fukuyama, de Lyotard et des esprits pragmatistes et réalistes élaborant des fictions absurdes comme le « nouvel ordre mondial » ou le « choc des civilisations ».
Détrompons-nous ! L’intellectuel n’est pas un homme triste, car il ne manque pas, pour le moins, d’humour. Plus ironiques que pompeux, ces intellectuels n’ayant ni poste à défendre, ni parti à protéger dérangent de par leur franchise et sobriété. C’est pourquoi, l’intellectuel n’est pas souhaitable dans les hauts lieux, car c’est un marginal assumant pleinement qu’il soit mis au second plan : « C’est certes une condition solitaire, mais vaut toujours mieux qu’une acceptation grégaire des choses telles qu’elles sont ».
D’autre part, Julien Benda propose une définition célèbre consistant à considérer les intellectuels comme « une petite bande de philosophes-rois surdoués et moralement talentueux qui constitue la conscience de l’humanité » (E. W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, op. cit.). Dans son traité La Trahison des clercs (1927), Benda attaque les intellectuels qui trahissent leur vocation. Les vrais intellectuels sont ceux proches des clergés de lettrés qui, privilégiant le monde non temporel au monde matériel, assument pleinement leur fonction très attachée à la vérité et à l’art, la science ou la métaphysique. L’intellectuel se soucie moins des avantages matériels que des fins non pratiques et universelles.
Il n’empêche que la pensée de Benda est consciente de son rôle important dans la société. Autrement dit, s’intéressant à la métaphysique et aux principes désintéressés, dont principalement la justice et la vérité, l’intellectuel est celui qui tient tête à l’autorité et défend les faibles. C’était le cas, rappelle Benda dans son ouvrage cité ci-haut, de Fénelon et de Massillon pour certaines guerres de Louis XIV, de Voltaire pour le ravage du Palatinat, de Buckle pour l’intolérance de l’Angleterre à l’égard de la Révolution française, de Renon pour les violences de Napoléon, de Nietzsche pour la violence de l’Allemagne envers la France. Cette résistance des clercs, en particulier, s’évanouit aujourd’hui dans une mise à mort, car elle cède à ce que Benda appelle prophétiquement « l’organisation des passions collectives », c’est-à-dire qu’ils ont abandonné l’autorité morale au profit du sectarisme, du nationalisme belliqueux et des profits de classe. En effet, bien avant l’explosion des mass media, en 1927, Benda sentait que les gouvernements avaient grand besoin pour, si je puis me permettre l’expression, « les intellectuels du pouvoir » qui vont assurer la propagande et le mensonge au nom de la défense de l’ « honneur national ». De plus, Benda va plus loin jusqu’à penser que l’intellectuel doit assumer, le cas échéant, d’être sacrifié pour sa noble cause. Il doit accepter, s’il le faut, de prendre le risque d’être brûlé vif sur le bûcher. C’est en bref une personnalité qui n’admet pas le consensus de la masse et par conséquent il n’a qu’à s’y opposer. Sa joie est dans la vérité qui le nourrit et qu’il nourrit. Ce fut le cas en outre d’un Voltaire défendant publiquement la famille Calas, quand certains intellectuels français tels que, parmi d’autres, Maurice Barrès que Benda considérait comme un nationaliste fasciné par une espèce de romantisme de la dureté et du mépris. L’affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale ont été toutes les deux un défi pour les intellectuels de l’époque, dans la mesure où le choix était des deux l’un : ou bien dire les choses contre l’injustice du pouvoir militaire antisémite et du nationalisme fervent, ou bien suivre le mouvement antidreyfusard, soutenu par Maurice Barrès, exaltant les sentiments antiallemands, ce contre quoi Benda s’oppose, puisqu’après la Seconde Guerre mondiale, il republia son livre, susmentionné, où il ajoute des attaques très fortes contre les intellectuels du pouvoir ayant collaboré avec les nazis ou apprécié les communistes de l’époque. L’image de l’intellectuel, encore une fois, y apparaît comme un être imbattable, insoumis, très courageux et capable de dire non au pouvoir si l’occasion se présente.
A y regarder de plus près, Gramsci semble être plus proche de la réalité que ne l’est Benda, preuve en est que la fin du XXe siècle a connu une explosion de professions, notamment dans le domaine des médias, de la recherche académique, des analystes informaticiens, du commerce et management, du journalisme, etc. La vision gramscienne a plus de crédibilité dans la mesure où toute personne distribuant ou produisant du savoir depuis sa profession pourrait être considérée comme un intellectuel. Dans cet ordre d’idées, le sociologue américain Alvin Gouldner déclarait que les intellectuels l’emportaient désormais en tant que classe sur les vieilles fortunes. Il ajoute de même que les intellectuels ne s’adressaient plus au grand public du moment qu’ils ont fabriqué un langage spécifique et spécialisé. Dans la même sphère, Michel Foucault déclarait que l’intellectuel dit « spécifique » a pris le pas sur l’intellectuel universel dès lors qu’il réfléchit désormais à l’intérieur d’une discipline. Le cas auquel pensait Foucault est le physicien américain Robert Oppenheimer « qui prit en charge l’organisation du projet de bombe atomique de Los Alamos en 1942-1945, et qui devint par la suite une sorte de commissaire aux affaires scientifiques aux Etats-Unis ».
Dans ses Cahiers de prison, les visions de Gramsci sont pionnières dans la mesure où elles ont attiré l’attention sur le rôle pivot de l’intellectuel dans la société moderne par rapport aux classes sociales. Le nombre incalculable d’ouvrages qui leur sont consacrés en est une preuve éloquente. Son rôle majeur se traduit également par les révolutions ou les contre-révolutions réalisées dans la passé ou le présent qui n’auraient pas été possible sans intellectuels.
L’image de l’intellectuel est menacée de se perdre au profit d’une profession de plus. E. W. Said souhaite défendre dans ses conférences un point de vue qui ne réduit pas l’intellectuel à un fin connaisseur de son travail. L’intellectuel a ceci de particulier qu’il est capable d’exprimer ses pensées, de dire les choses, de transmettre une philosophie adressée à un public visé. Or, cette prise de position revient aux courageux, à ceux sachant affronter publiquement l’orthodoxie et le dogme, à ceux qui dérangent véritablement, quand le terme « déranger » ne signifie pas une simple provocation. L’intellectuel ne défend pas un statut, il « n’est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou telle grande entreprise et dont la raison d’être est de représenter toutes les personnes et tous les problèmes systématiquement oubliés ou laissés pour compte ». Aussi serait-il un homme qui a des principes universels, se résumant dans le fait que tous les êtres humains ont tous les mêmes droits.
Il revient donc à l’intellectuel d’avoir le courage de déranger au risque de déplaire, c’est pourquoi, ainsi que le souligne E. W. Said, l’intellectuel se mesure tant par ce qu’il dit que par ce qu’il est, d’où le mélange complexe entre ce qui est privé et ce qui est public, entre les valeurs qui lui tiennent à cœur, à titre personnel, et sa capacité à trancher quand il s’agit de prendre position dans le débat public, sur la guerre, l’injustice, etc. Ce qui intéresse donc un public lorsqu’il est devant un intellectuel, c’est qu’il lui fasse confiance sur son grand attachement à la liberté et à la justice. Davantage, il y a évidemment la touche et la sensibilité de l’intellectuel qui se traduisent par sa voix et sa présence. Il suffit de penser à certaines figures marquantes, nous adressant une présence irrésistible autant qu’une parole forte qu’elles nous communiquent. C’est ce qu’E. W. Said appelle « l’art de la représentation », celui que maîtrisait à ses yeux un Sartre ou un Russell. Le cas des enseignants en est également une parfaite illustration.
En effet, de Sartre, nous gardons l’image de quelqu’un qui reste debout face à toutes les critiques qu’on lui adressait. Malgré tout, il continue son chemin, plein de volonté et de détermination, quitte à prendre des risques irréparables, attaché en permanence à dire ce qu’il avait à dire : qu’il s’agisse du colonialisme ou de la lutte sociale. C’est cette démarche qui fonde même la matrice du statut de l’intellectuel, cette position qui met l’adversaire en rage. Peut-être sa façon d’agir explique-t-elle pourquoi il finit souvent par rompre ses amitiés ; ses liens avec S. de Beauvoir, ses désaccords avec A. Camus, M. Merleau-Ponty, sa relation remarquable avec J. Genet. C’est dire que l’intellectuel véritable finit seul. Il est celui qui pense comme personne : « Or c’est précisément dans ce contexte (et d’une certaine manière en raison même de ce contexte), que Sartre était Sartre, celui-là même qui s’opposait aussi à la France en Algérie et au Vietnam. Loin de le diminuer ou de le disqualifier en tant qu’intellectuel, cette complexité contribue à enrichir son propos, elle l’expose humainement, le rend faillible et le met à l’abri des prêchi-prêcha moralistes ».
Flaubert est sans doute celui qui a exprimé le plus de déception à l’égard des intellectuels, d’ailleurs, il s’en moque. Les deux personnages principaux de L’Education sentimentale, Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, ont été exploités justement pour manifester une colère contre leurs exploits mondains et surtout contre leur incapacité à « maintenir le cap en tant qu’intellectuel ». De leur « faillite intellectuelle », il résulte une transformation au niveau des compétences, dans la mesure où ils vont changer carrément d’orientation, en choisissant l’ambition, facile à atteindre, quand on est surtout “intelligent”, au détriment de la connaissance (les deux jeunes provinciaux étaient juristes, critiques, historiens, essayistes et philosophes avant). En d’autres termes, la contribution au bien-être public cède la place à la mondanité. Effectivement, si Moreau se voue corps et âme à un « désœuvrement de son intelligence » et à « l’inertie de son cœur » (L’Education sentimentale), Deslauriers « devient chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle » (ibid.).
Les échecs de 1948 justifient l’échec de l’intellectuel face à une société, soi-disant moderne, où l’emportent la bêtise, l’ambition, la distraction banale, l’émergence des mass media, la publicité, le souci de la célébrité, de la mondanité, du snobisme, y compris intellectuel, des idées « commercialisables », des valeurs « transmuables », des métiers réduits au profit et à l’argent, du succès facile et rapide. Ces personnages mis en scène, confrontés à des difficultés énormes, restituent dans le même temps, à l’image des romans réalistes panoramiques du XIX e siècle, ce que doit être la vie active des intellectuels. Face à tous les défis et risques, l’intellectuel doit rester debout sans se laisser intimider par les tentations de la vie moderne. Il doit servir sa conscience, active, sceptique et engagée, vouée indubitablement au bon sens, contre des bureaucraties puissantes à servir.
L’intellectuel indépendant, écrit l’américain C. Wright Mills, en 1944, est confronté à deux situations, soit il se sent déprimé et impuissant vu sa marginalité, soit il rallie les grandes institutions et entreprises pour y prendre, en tant que membre d’un groupe restreint ayant du pouvoir, des décisions majeures. Or, cette seconde option n’est pas une solution, car l’époque où l’on a connu la dominance des industries d’information est aujourd’hui révolue. En effet, la politique est partout et personne n’y échappe.
« On ne peut lui échapper en se réfugiant dans le royaume de l’art pour l’art et de la pensée pure, pas plus d’ailleurs que dans celui de l’objectivité désintéressée ou de la théorie transcendantale. Les intellectuels sont de leur temps, dans le troupeau des hommes menés par la politique de représentation de masse qu’incarne l’industrie de l’information ou des médias ».
De là, résistance exige, la contestation des images que ces médias font circuler, la remise en question, permanente, de leur discours dominant et mensonger, la critique de la pensée médiocre se laissant volontiers asservir par le pouvoir, demeurent désormais incontestables, voire urgentes. La tâche de l’intellectuel doit ainsi procéder à ce que Wright Mills appelle des « démasquages », concept dont il use afin de tenir un langage vrai au pouvoir. La tâche est loin d’être facile et il n’était pas évident d’expliquer aux citoyens que la guerre contre l’Irak ou les invasions du Vietnam et du Panama n’étaient pas innocentes, car nul ne donne le droit aux Etats-Unis de « gendarmer le monde ! ». C’est là où réside tout le sens de la conscience intellectuelle, elle ne tolère pas l’oubli, elle secoue la vérité de manière à ce que la justice s’installe. Raison pour laquelle l’idée principale de Wright Mills consiste à distinguer la masse et l’individu. D’un côté, on a le pouvoir des Etats et de leurs entreprises, et, de l’autre, la faiblesse des individus et des groupes humains infériorisés. L’intellectuel a une place parmi les plus mineurs, et il n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus ; au contraire, il refuse, malgré tout, à ses risques et périls, de se laisser asservir, s’appropriant constamment le discours critique, au détriment des idées toutes faites. Ce désir d’avoir l’œil éveillé, de maintenir l’état d’alerte, de résister constamment au politiquement correct, aux demi-vérités, est ce qui définit l’intellectuel, son engagement implique de sa part « un réalisme pour le moins solide, une énergie rationnelle quasi athlétique et une lutte intérieure complexe destinée à réaliser l’équilibre entre les problèmes que posent notre propre personnalité d’un côté et les exigences de la société en matière de publication ou d’expression orale de l’autre ».
Par Najib Allioui
Prof agrégé de lettres françaises
D’après E. W. Said, ces critiques ne sont pas fondées ; elles témoignent en revanche d’un Occident qui a un vrai problème avec le reste du monde, en particulier, avec le Tiers Monde, et ce n’est pas hasardeux qu’il soit taxé d’anti - Occidental dès qu’il ose dénoncer les malheurs dont l’Occident est en grande partie responsable. Le travail auquel s’est consacré E. W. Said consistait à casser les pensées schématisantes qui sont évidemment une fabrication du pouvoir occidental. Le travail de l’intellectuel ne doit pas y céder.
Il ne s’agit pas de chercher à savoir si un intellectuel est un homme de gauche ou de droite, comme le lui demandaient les critiques, même les mieux intentionnés. Un intellectuel est celui qui échappe au dogme, à l’orthodoxie d’un parti ou d’un slogan. La fidélité à un parti, à un mouvement, à une nation, à une politique, quelle que soit son ambition, ne doit pas céder le pas à la vérité : « Rien ne défigure plus l’image publique de l’intellectuel que le louvoiement, le silence prudent, le vacarme patriotique et le reniement théâtral ». Suite à quoi, la tâche de l’intellectuel est de faire si bien que le nationalisme patriotique, le sentiment de supériorité raciale, de classe ou de sexe soient contestés. Devenu un objet d’attaque permanente, l’intellectuel n’échappe pas non plus à être attaqué par les intellectuels eux-mêmes, comme Ernest Gellner ou Paul Johnson qui estiment que le métier d’intellectuel n’existe pas, ce à quoi E. W. Said est réfractaire, en ce sens qu’il croit dans la possibilité d’un intellectuel qui ne fasse pas autorité dans son domaine en en bénéficiant pour se faire un nom.
Comme tout un chacun, nous sommes des êtres sociaux, attachés à une nation, un pays, une société, une langue, une identité, et l’intellectuel est au service, consciemment ou inconsciemment, de son appartenance. Or, être au service ne doit pas se dissocier d’un véritable combat, à mener même contre ce à quoi nous appartenons quand il y a de quoi. C’est pourquoi, la tâche de l’intellectuel doit reposer sur un combat sincère dont la seule préoccupation est d’échapper autant que faire se peut aux pressions auxquelles il est confronté : « Voilà pourquoi je définis l’intellectuel comme un exilé, un marginal, un amateur, et enfin l’auteur d’un langage qui tente de parler vrai au pouvoir ».
Les représentations de la conscience de l’intellectuel ont ceci de particulier qu’elles assument d’être dans l’opposition en se refusant à l’accommodement. Ce sentiment d’être un rebelle se renforce davantage chez E. W. Said par son expérience de la politique palestinienne. L’intellectuel qu’il incarne se tient à l’écart des thèses de Fukuyama, de Lyotard et des esprits pragmatistes et réalistes élaborant des fictions absurdes comme le « nouvel ordre mondial » ou le « choc des civilisations ».
Détrompons-nous ! L’intellectuel n’est pas un homme triste, car il ne manque pas, pour le moins, d’humour. Plus ironiques que pompeux, ces intellectuels n’ayant ni poste à défendre, ni parti à protéger dérangent de par leur franchise et sobriété. C’est pourquoi, l’intellectuel n’est pas souhaitable dans les hauts lieux, car c’est un marginal assumant pleinement qu’il soit mis au second plan : « C’est certes une condition solitaire, mais vaut toujours mieux qu’une acceptation grégaire des choses telles qu’elles sont ».
Rien ne défigure plus l’image publique de l’intellectuel que le louvoiement, le silence prudent, le vacarme patriotique et le reniement théâtralE. W. Saïd renvoie le lecteur dès le début de son ouvrage à la manière dont deux figures majeures se représentent l’intellectuel. L’italien Antonio Gramsci, d’une part, d’obédience marxiste, philosophe politique, emprisonné par Mussolini de 1926 à 1937, journaliste et militant connu pour ses combats imbattables, éminent philologue aussi, avance ce propos nuancé dans ses Cahiers de prison : « On peut dire que tous les hommes sont des intellectuels, mais que tous les hommes n’ont pas dans la société fonction d’intellectuel » (Antonio Gramsci, Cahiers de prison, éd. Robert Paris, Paris, Gallimard, 1978-1992, 5vol). Gramsci a classé la fonction intellectuelle selon deux types : traditionnelle et “organique”. Si les enseignants, les prêtres et les administrateurs perpétuent la même fonction intellectuelle, les intellectuels organiques seraient alors représentés par des classes et des entreprises ayant pour but d’étendre leur contrôle et, conséquemment, d’en accroître le pouvoir. C’est Gramsci qui écrit encore : « L’entrepreneur capitaliste crée à ses côtés le technicien d’industrie, l’expert en économie politique, les organisateurs d’une culture nouvelle, d’un système juridique nouveau, etc. » (ibid.) Dans cette optique, Gramsci soutenait l’idée que les intellectuels organiques étaient plus présents et engagés dans la société dans la mesure où leur véritable souci était de vaincre à tout prix.
D’autre part, Julien Benda propose une définition célèbre consistant à considérer les intellectuels comme « une petite bande de philosophes-rois surdoués et moralement talentueux qui constitue la conscience de l’humanité » (E. W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, op. cit.). Dans son traité La Trahison des clercs (1927), Benda attaque les intellectuels qui trahissent leur vocation. Les vrais intellectuels sont ceux proches des clergés de lettrés qui, privilégiant le monde non temporel au monde matériel, assument pleinement leur fonction très attachée à la vérité et à l’art, la science ou la métaphysique. L’intellectuel se soucie moins des avantages matériels que des fins non pratiques et universelles.
Il n’empêche que la pensée de Benda est consciente de son rôle important dans la société. Autrement dit, s’intéressant à la métaphysique et aux principes désintéressés, dont principalement la justice et la vérité, l’intellectuel est celui qui tient tête à l’autorité et défend les faibles. C’était le cas, rappelle Benda dans son ouvrage cité ci-haut, de Fénelon et de Massillon pour certaines guerres de Louis XIV, de Voltaire pour le ravage du Palatinat, de Buckle pour l’intolérance de l’Angleterre à l’égard de la Révolution française, de Renon pour les violences de Napoléon, de Nietzsche pour la violence de l’Allemagne envers la France. Cette résistance des clercs, en particulier, s’évanouit aujourd’hui dans une mise à mort, car elle cède à ce que Benda appelle prophétiquement « l’organisation des passions collectives », c’est-à-dire qu’ils ont abandonné l’autorité morale au profit du sectarisme, du nationalisme belliqueux et des profits de classe. En effet, bien avant l’explosion des mass media, en 1927, Benda sentait que les gouvernements avaient grand besoin pour, si je puis me permettre l’expression, « les intellectuels du pouvoir » qui vont assurer la propagande et le mensonge au nom de la défense de l’ « honneur national ». De plus, Benda va plus loin jusqu’à penser que l’intellectuel doit assumer, le cas échéant, d’être sacrifié pour sa noble cause. Il doit accepter, s’il le faut, de prendre le risque d’être brûlé vif sur le bûcher. C’est en bref une personnalité qui n’admet pas le consensus de la masse et par conséquent il n’a qu’à s’y opposer. Sa joie est dans la vérité qui le nourrit et qu’il nourrit. Ce fut le cas en outre d’un Voltaire défendant publiquement la famille Calas, quand certains intellectuels français tels que, parmi d’autres, Maurice Barrès que Benda considérait comme un nationaliste fasciné par une espèce de romantisme de la dureté et du mépris. L’affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale ont été toutes les deux un défi pour les intellectuels de l’époque, dans la mesure où le choix était des deux l’un : ou bien dire les choses contre l’injustice du pouvoir militaire antisémite et du nationalisme fervent, ou bien suivre le mouvement antidreyfusard, soutenu par Maurice Barrès, exaltant les sentiments antiallemands, ce contre quoi Benda s’oppose, puisqu’après la Seconde Guerre mondiale, il republia son livre, susmentionné, où il ajoute des attaques très fortes contre les intellectuels du pouvoir ayant collaboré avec les nazis ou apprécié les communistes de l’époque. L’image de l’intellectuel, encore une fois, y apparaît comme un être imbattable, insoumis, très courageux et capable de dire non au pouvoir si l’occasion se présente.
A y regarder de plus près, Gramsci semble être plus proche de la réalité que ne l’est Benda, preuve en est que la fin du XXe siècle a connu une explosion de professions, notamment dans le domaine des médias, de la recherche académique, des analystes informaticiens, du commerce et management, du journalisme, etc. La vision gramscienne a plus de crédibilité dans la mesure où toute personne distribuant ou produisant du savoir depuis sa profession pourrait être considérée comme un intellectuel. Dans cet ordre d’idées, le sociologue américain Alvin Gouldner déclarait que les intellectuels l’emportaient désormais en tant que classe sur les vieilles fortunes. Il ajoute de même que les intellectuels ne s’adressaient plus au grand public du moment qu’ils ont fabriqué un langage spécifique et spécialisé. Dans la même sphère, Michel Foucault déclarait que l’intellectuel dit « spécifique » a pris le pas sur l’intellectuel universel dès lors qu’il réfléchit désormais à l’intérieur d’une discipline. Le cas auquel pensait Foucault est le physicien américain Robert Oppenheimer « qui prit en charge l’organisation du projet de bombe atomique de Los Alamos en 1942-1945, et qui devint par la suite une sorte de commissaire aux affaires scientifiques aux Etats-Unis ».
Dans ses Cahiers de prison, les visions de Gramsci sont pionnières dans la mesure où elles ont attiré l’attention sur le rôle pivot de l’intellectuel dans la société moderne par rapport aux classes sociales. Le nombre incalculable d’ouvrages qui leur sont consacrés en est une preuve éloquente. Son rôle majeur se traduit également par les révolutions ou les contre-révolutions réalisées dans la passé ou le présent qui n’auraient pas été possible sans intellectuels.
L’image de l’intellectuel est menacée de se perdre au profit d’une profession de plus. E. W. Said souhaite défendre dans ses conférences un point de vue qui ne réduit pas l’intellectuel à un fin connaisseur de son travail. L’intellectuel a ceci de particulier qu’il est capable d’exprimer ses pensées, de dire les choses, de transmettre une philosophie adressée à un public visé. Or, cette prise de position revient aux courageux, à ceux sachant affronter publiquement l’orthodoxie et le dogme, à ceux qui dérangent véritablement, quand le terme « déranger » ne signifie pas une simple provocation. L’intellectuel ne défend pas un statut, il « n’est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou telle grande entreprise et dont la raison d’être est de représenter toutes les personnes et tous les problèmes systématiquement oubliés ou laissés pour compte ». Aussi serait-il un homme qui a des principes universels, se résumant dans le fait que tous les êtres humains ont tous les mêmes droits.
Il revient donc à l’intellectuel d’avoir le courage de déranger au risque de déplaire, c’est pourquoi, ainsi que le souligne E. W. Said, l’intellectuel se mesure tant par ce qu’il dit que par ce qu’il est, d’où le mélange complexe entre ce qui est privé et ce qui est public, entre les valeurs qui lui tiennent à cœur, à titre personnel, et sa capacité à trancher quand il s’agit de prendre position dans le débat public, sur la guerre, l’injustice, etc. Ce qui intéresse donc un public lorsqu’il est devant un intellectuel, c’est qu’il lui fasse confiance sur son grand attachement à la liberté et à la justice. Davantage, il y a évidemment la touche et la sensibilité de l’intellectuel qui se traduisent par sa voix et sa présence. Il suffit de penser à certaines figures marquantes, nous adressant une présence irrésistible autant qu’une parole forte qu’elles nous communiquent. C’est ce qu’E. W. Said appelle « l’art de la représentation », celui que maîtrisait à ses yeux un Sartre ou un Russell. Le cas des enseignants en est également une parfaite illustration.
En effet, de Sartre, nous gardons l’image de quelqu’un qui reste debout face à toutes les critiques qu’on lui adressait. Malgré tout, il continue son chemin, plein de volonté et de détermination, quitte à prendre des risques irréparables, attaché en permanence à dire ce qu’il avait à dire : qu’il s’agisse du colonialisme ou de la lutte sociale. C’est cette démarche qui fonde même la matrice du statut de l’intellectuel, cette position qui met l’adversaire en rage. Peut-être sa façon d’agir explique-t-elle pourquoi il finit souvent par rompre ses amitiés ; ses liens avec S. de Beauvoir, ses désaccords avec A. Camus, M. Merleau-Ponty, sa relation remarquable avec J. Genet. C’est dire que l’intellectuel véritable finit seul. Il est celui qui pense comme personne : « Or c’est précisément dans ce contexte (et d’une certaine manière en raison même de ce contexte), que Sartre était Sartre, celui-là même qui s’opposait aussi à la France en Algérie et au Vietnam. Loin de le diminuer ou de le disqualifier en tant qu’intellectuel, cette complexité contribue à enrichir son propos, elle l’expose humainement, le rend faillible et le met à l’abri des prêchi-prêcha moralistes ».
Détrompons-nous !Par ailleurs, le romancier serait le meilleur à représenter la réalité, avec ses mouvements sociaux, son style de vie et son attitude sociale. Pensons à L’Education sentimentale de Flaubert, au Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce, Pères et Fils de Tourgueniev, pour savoir à quel point un intellectuel peut véritablement influencer une société. Tourgueniev dresse de la Russie provinciale des années soixante un portrait idyllique. Il s’agit d’un couple qui se marie, fait des enfants, vivant leur vie sans histoire jusqu’au moment où Bazarov fait irruption dans leur vie. Personnage anarchique, Bazarov défend des idées progressistes défiant la routine, la médiocrité, tenant à ce que les valeurs scientifiques soient mises au premier plan. Il a le sens de l’ironie, il se moque de la famille Kirsanov, du père jouant Schubert. Anna Serguéîevna tomba ainsi amoureuse de lui, celle-ci, à la fois fascinée et terrorisée par tant d’énergies anarchiques. Ce roman a ceci de particulier qu’il se situe au milieu d’un paradoxe, témoignant de l’incompatibilité entre une Russie des traditions, où prédominent routine et habitude, et une Russie du chaos, où l’emporte le modèle Bazarov, nihiliste et de tempérament fougueux. Sans manquer de signification, il connut une mort soudaine, contaminée par un paysan qu’il voulait soigner. Sa vie est pleine de contestation ; elle témoigne de sa force intellectuelle incontestable et étonnante (même Tourgueniev reconnaît avoir été surpris par la témérité intellectuelle de son Bazarov), se traduisant par la remise en question du mode de vie traditionnel : les traditions de l’amour et l’affection familiale, les mêmes habitudes. Ses lecteurs sont stupéfiés également, tandis que certains y voient une attaque contre la jeunesse ou un véritable héros, d’autres le soupçonnant d’être dangereux.
L’intellectuel n’est pas un homme triste, car il ne manque pas, pour
le moins, d’humour
Flaubert est sans doute celui qui a exprimé le plus de déception à l’égard des intellectuels, d’ailleurs, il s’en moque. Les deux personnages principaux de L’Education sentimentale, Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, ont été exploités justement pour manifester une colère contre leurs exploits mondains et surtout contre leur incapacité à « maintenir le cap en tant qu’intellectuel ». De leur « faillite intellectuelle », il résulte une transformation au niveau des compétences, dans la mesure où ils vont changer carrément d’orientation, en choisissant l’ambition, facile à atteindre, quand on est surtout “intelligent”, au détriment de la connaissance (les deux jeunes provinciaux étaient juristes, critiques, historiens, essayistes et philosophes avant). En d’autres termes, la contribution au bien-être public cède la place à la mondanité. Effectivement, si Moreau se voue corps et âme à un « désœuvrement de son intelligence » et à « l’inertie de son cœur » (L’Education sentimentale), Deslauriers « devient chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle » (ibid.).
Les échecs de 1948 justifient l’échec de l’intellectuel face à une société, soi-disant moderne, où l’emportent la bêtise, l’ambition, la distraction banale, l’émergence des mass media, la publicité, le souci de la célébrité, de la mondanité, du snobisme, y compris intellectuel, des idées « commercialisables », des valeurs « transmuables », des métiers réduits au profit et à l’argent, du succès facile et rapide. Ces personnages mis en scène, confrontés à des difficultés énormes, restituent dans le même temps, à l’image des romans réalistes panoramiques du XIX e siècle, ce que doit être la vie active des intellectuels. Face à tous les défis et risques, l’intellectuel doit rester debout sans se laisser intimider par les tentations de la vie moderne. Il doit servir sa conscience, active, sceptique et engagée, vouée indubitablement au bon sens, contre des bureaucraties puissantes à servir.
L’intellectuel indépendant, écrit l’américain C. Wright Mills, en 1944, est confronté à deux situations, soit il se sent déprimé et impuissant vu sa marginalité, soit il rallie les grandes institutions et entreprises pour y prendre, en tant que membre d’un groupe restreint ayant du pouvoir, des décisions majeures. Or, cette seconde option n’est pas une solution, car l’époque où l’on a connu la dominance des industries d’information est aujourd’hui révolue. En effet, la politique est partout et personne n’y échappe.
« On ne peut lui échapper en se réfugiant dans le royaume de l’art pour l’art et de la pensée pure, pas plus d’ailleurs que dans celui de l’objectivité désintéressée ou de la théorie transcendantale. Les intellectuels sont de leur temps, dans le troupeau des hommes menés par la politique de représentation de masse qu’incarne l’industrie de l’information ou des médias ».
De là, résistance exige, la contestation des images que ces médias font circuler, la remise en question, permanente, de leur discours dominant et mensonger, la critique de la pensée médiocre se laissant volontiers asservir par le pouvoir, demeurent désormais incontestables, voire urgentes. La tâche de l’intellectuel doit ainsi procéder à ce que Wright Mills appelle des « démasquages », concept dont il use afin de tenir un langage vrai au pouvoir. La tâche est loin d’être facile et il n’était pas évident d’expliquer aux citoyens que la guerre contre l’Irak ou les invasions du Vietnam et du Panama n’étaient pas innocentes, car nul ne donne le droit aux Etats-Unis de « gendarmer le monde ! ». C’est là où réside tout le sens de la conscience intellectuelle, elle ne tolère pas l’oubli, elle secoue la vérité de manière à ce que la justice s’installe. Raison pour laquelle l’idée principale de Wright Mills consiste à distinguer la masse et l’individu. D’un côté, on a le pouvoir des Etats et de leurs entreprises, et, de l’autre, la faiblesse des individus et des groupes humains infériorisés. L’intellectuel a une place parmi les plus mineurs, et il n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus ; au contraire, il refuse, malgré tout, à ses risques et périls, de se laisser asservir, s’appropriant constamment le discours critique, au détriment des idées toutes faites. Ce désir d’avoir l’œil éveillé, de maintenir l’état d’alerte, de résister constamment au politiquement correct, aux demi-vérités, est ce qui définit l’intellectuel, son engagement implique de sa part « un réalisme pour le moins solide, une énergie rationnelle quasi athlétique et une lutte intérieure complexe destinée à réaliser l’équilibre entre les problèmes que posent notre propre personnalité d’un côté et les exigences de la société en matière de publication ou d’expression orale de l’autre ».
Par Najib Allioui
Prof agrégé de lettres françaises