Daniel Rivet, une conscience historique honorée par l’Académie du Royaume du Maroc


Mohamed Lmoubariki
Mardi 3 Juin 2025

Daniel Rivet, une conscience historique honorée par l’Académie du Royaume du Maroc
Daniel Rivet vient de faire son entrée à l’Académie du Royaume du Maroc, une distinction éminente qui couronne une trajectoire intellectuelle d’une rare cohérence et honore, au-delà de ses travaux, son profond attachement au Maroc.

Cette entrée ne consacre pas seulement un historien d’exception : elle accueille un artisan du savoir, un témoin lucide et bienveillant de l’histoire marocaine, un homme qui, par sa rigueur et sa sensibilité, a su penser les liens entre la France et le Maroc avec profondeur, honnêteté et respect. Ce moment fort symbolise un dialogue fécond entre les mémoires, un savoir partagé entre les rives, et un avenir de recherche et de transmission que nous espérons encore long et lumineux.
Rendre hommage à ce grand professeur émérite, ce n’est pas seulement saluer l’érudition : c’est reconnaître une posture intellectuelle exigeante et profondément éthique 
Daniel Rivet a vu le jour le 14 septembre 1942 à Lyon où il fait ses études secondaires au lycée du Parc. Il effectue sa formation universitaire à la faculté des lettres de Lyon, avant d’obtenir l’agrégation d’histoire en 1966. Il soutient près de vingt ans plus tard, en 1985, une thèse de doctorat d’Etat dirigée par Charles-Robert Ageron à l’université de Paris XII.

Sa carrière débute dans l’enseignement secondaire, au lycée Carnot de Dijon (1966-1967), avant de se poursuivre dans le cadre de la coopération franco-marocaine à la faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat (1967-1970). De retour en France, il enseigne pendant plus de deux décennies à l’université Lumière-Lyon II (1970-1993) avant de rejoindre l’université Paris I Panthéon-Sorbonne comme professeur d’histoire du monde musulman contemporain. Entre 2002 et 2006, il dirige l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM), rattaché à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Historien éminent de l’époque du Protectorat au Maroc, Daniel Rivet a su, au fil des décennies, restituer avec une rare finesse la complexité des rapports entre colonisateurs et colonisés, sans céder ni à l’apologie ni à la condamnation simpliste. Son œuvre est particulièrement dense et riche, et ses nombreuses publications sont aisément accessibles via les moteurs de recherche. Parmi celles-ci, il y a bien sûr son ouvrage majeur, Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc, 1912-1925. Ce travail monumental ne se présente ni comme une simple biographie de Lyautey, ni comme une chronique linéaire du Protectorat. S’appuyant sur un dépouillement minutieux des archives disponibles à Rabat et à Paris, l’auteur y entrelace le parcours d’un proconsul d’exception avec une analyse approfondie du contexte historique, politique et culturel de l’époque. Sans chercher à accuser ni à justifier, il adopte une posture d’historien soucieux de comprendre, dans toute sa complexité, le processus d’installation du Protectorat français au Maroc, en s’efforçant d’en restituer l’esprit.

Mais rendre hommage à ce grand professeur émérite,ce n’est pas seulement saluer l’érudition : c’est reconnaître une posture intellectuelle exigeante et profondément éthique. Loin des effets de mode et des simplifications idéologiques, il a toujours pris soin de replacer les faits dans leur contexte, de croiser les sources, de restituer la parole des acteurs, qu’ils soient puissants ou subalternes. Chez lui, l’archive est une trace vivante à interroger, à comprendre, parfois même à contredire.

Ce respect scrupuleux de la complexité historique fait de lui un modèle pour des générations de chercheurs, au Maghreb comme en Europe. Il y a chez lui une forme rare de discrétion savante, une manière d’habiter le savoir sans jamais s’y enfermer, de transmettre sans asséner. Ses mots, toujours pesés, éclairent et invitent au doute fécond. Dans une époque où l’historien est souvent sommé de trancher, Daniel Rivet continue de suggérer, d’interroger, de mettre en relation.

J’ai eu l’immense privilège de préparer ma thèse de doctorat sous sa direction à l’université Lumières Lyon II. Il n’était pas pour moi un directeur de recherche au sens classique du terme, mais un guide exigeant et bienveillant, un compagnon de pensée. Là où d’autres auraient imposé, lui suggérait. Là où certains auraient corrigé, il invitait à affiner. Il m’a appris que l’histoire est un art subtil du regard, du dialogue entre passé et présent. Il m’a transmis le sens des nuances, l’attention aux voix oubliées, souvent tues par les récits dominants. Il m’a appris à lire dans les silences autant que dans les énoncés. Son exigence m’accompagne et m’oblige à rester fidèle à une certaine idée de l’histoire : une discipline qui éclaire sans assombrir, qui explique sans justifier, qui comprend sans excuser.

J’ai appris le métier d’historien auprès de cette sommité du savoir, et ce qui m’émeut encore davantage, c’est de constater que cette autorité intellectuelle, reconnue bien au-delà du monde académique, n’a jamais entamé sa modestie. Il m’est arrivé plus d’une fois qu’il me demande conseil, qu’il sollicite mon avis, avec sincérité. Ce geste simple dit tout de sa grandeur. Il rappelle que le savoir n’est jamais un piédestal, mais une passerelle, que le vrai maître est celui qui écoute et que l’excellence n’a pas besoin d’arrogance.

Ses écrits, au-delà de leur valeur scientifique, sont aussi des textes de haute tenue littéraire. Lire Daniel Rivet, c’est entrer dans une prose où la clarté le dispute à l’élégance. Chaque phrase tend vers la précision sans jamais sacrifier la beauté du style. Cette maîtrise de la langue, loin d’être une coquetterie linguistique, participe pleinement de son projet intellectuel : restituer l’épaisseur du réel, refuser les simplifications et honorer le lecteur en l’invitant à penser. Ses livres se lisent comme on écoute une voix : posée, savante, humaine. Une voix qui assume la complexité, éclaire l’ambiguïté, et continue d’inspirer dans le silence des bibliothèques comme dans l’effervescence des séminaires.

En accueillant Daniel Rivet, l’Académie du Royaume du Maroc ne célèbre pas seulement un parcours : elle fait entrer dans ses rangs une manière d’être au monde, faite de rigueur, d’écoute, de discrétion et de lumière. Puisse cette reconnaissance solennelle marque non pas un aboutissement, mais un nouveau départ — une promesse renouvelée de transmission, de dialogue et de réflexion. Que la lumière de son regard continue d’éclairer nos interrogations, que la justesse de sa plume inspire encore longtemps chercheurs, étudiants et lecteurs.

Souhaitons-lui une longue vie, encore habitée de lectures, d’échanges, de travaux, de voyages intellectuels. Que sa plume continue de tracer les lignes d’une histoire lucide et humaine. Des figures comme celle de Daniel Rivet ne s’éteignent pas : elles tracent des chemins et rappellent que penser avec rigueur et transmettre avec humilité sont, plus que jamais, des actes de foi dans l’intelligence humaine.

Que cet hommage soit l’écho public d’une reconnaissance largement partagée dans les cercles scientifiques, universitaires, et chez celles et ceux qui ont été marqués par son œuvre.
Merci, Monsieur Rivet, pour tout ce que vous nous avez donné et pour tout ce que vous continuez à nous offrir.

Par Mohamed Lmoubariki 
Docteurès histoire, université Lyon II.


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