Changer de modèle de croissance Mais quel modèle ?


Par Rédouane Taouil Professeur agrégé des universités
Mardi 27 Février 2018

«La plupart des hommes cherchent à obtenir des réponses, et non à se pencher sur les questions elles-mêmes ». Le débat en cours sur le modèle de croissance de l’économie marocaine, semble conforter fortement ce propos de Michel Meyer. En effet, la plupart des interventions se placent sous le signe du renouvellement du modèle de croissance mais  ne s’interrogent guère sur la nature du régime de croissance à l’oeuvre. Quand c’est le cas, un propos majeur  fait l’objet d’un large consensus : l’économie marocaine est supposée tirée par la demande intérieure. Un tel propos est, à l’examen, sujet à discussion : la politique économique ne repose pas sur la stimulation de la demande. Les leviers budgétaire et monétaire comme les réformes des institutions des marchés relèvent, au contraire,  des stratégies de l’offre.
« Changer de modèle » est désormais le maître mot. Cet appel se rapporte à une affirmation lapidaire : des politiques d’offre sont en mesure d’apporter des réponses opportunes et appropriées à la relance de la croissance. L’argument avancé à cet effet est que le modèle en vigueur, supposé reposer sur la demande domestique, manifeste des signes d’essoufflement. A y regarder de près, cet argument est contestable tant il procède d’une conclusion défectueuse de l’évaluation des contributions des composantes de la demande à la croissance globale. La méthode de cette évaluation consiste à déterminer, à partir de l’égalité entre l’offre et les composantes de la demande, à savoir la consommation des ménages, l’investissement, les dépenses publiques et les exportations, comment la croissance de l’activité économique provient de l’évolution de chacun de ces agrégats. La contribution de chaque composante est donnée par le  produit de leur rythme de croissance et de leur poids respectif dans le PIB.
Il découle de ce calcul que c’est la contribution de la consommation qui est la plus importante, tout simplement parce qu’elle pèse beaucoup dans l’évolution de l’activité. En déduire qu’elle est le moteur de la croissance et que la politique économique favorise la demande, c’est franchir un pas que n’autorise pas l’évaluation purement comptable afférente. Affirmer que le modèle de croissance est tiré par la demande  revient en fait à supposer  que la politique économique mise en œuvre accorde la priorité à la stimulation de la demande par le biais des dépenses publiques et le soutien à la consommation au moyen de hausse de  revenus des ménages ou de baisse d’impôts. Ce n’est, à l’évidence, pas le cas. La politique budgétaire n’obéit pas, en effet,  à cette orientation. Contrainte par le  seuil de déficit public  de 3%, elle est soumise à des règles qui imposent la maîtrise des finances publiques comme l’attestent les ajustements restrictifs opérés durant le quinquennat 2012-2016. La hausse des charges des produits subventionnés a conduit les autorités budgétaires à ouvrir une fenêtre d’opportunité en lançant la décompensation des hydrocarbures et en procédant à des coupes claires dans les dépenses d’investissement. Après avoir atteint  7, 3% en 2012, le déficit est réduit  à 3,8% en 2016. Ces dispositions, qui participent d’un ralentissement de la demande, sont justifiées par un argument issu du référentiel de l’offre, selon lequel la demande d’investissement public évince, de par la hausse  du taux d’intérêt qu’elle induit, la demande privée.
De son côté, la politique monétaire est guidée par l’impératif de crédibilité. Elle a pour objectif primordial d’assurer la stabilité des prix et de créer des conditions  favorables à une affectation efficiente des ressources par les agents et par conséquent, à  un niveau  optimal de l’offre globale. En réponse à la décélération du crédit bancaire et à ses effets sur l’investissement, la production et l’emploi, la Banque centrale a révisé, à deux reprises, le taux d’intérêt. Ce desserrement  n’a pas entraîné une montée de  l’offre de crédit et de la quantité de monnaie en circulation. Loin d’atténuer la réticence des banques à l’octroi du crédit, il en a durci les conditions. L’anticipation  de l’insuffisance des débouchés a accentué les frictions financières en renforçant l’asymétrie d’information entre prêteurs et emprunteurs et la perception des risques de vulnérabilité et d’insolvabilité. La politique monétaire a pâti, dans ce contexte, d’un déficit de demande globale.
Dès lors, la combinaison des instruments monétaire et budgétaire ne s’apparente pas à une politique active de gestion de la demande. S’agissant des plans sectoriels, ils relèvent manifestement  de la logique de l’offre comme en témoignent leurs dispositifs d’incitation.  De son côté, la décompensation des produits pétroliers vise à accroître le degré de concurrence sur le marché des produits et introduire plus de flexibilité sans interférer avec les conditions de la demande.
En définitive, les avocats des politiques de l’offre appellent de leurs vœux des stratégies qui caractérisent précisément le profil de la gouvernance macroéconomique au Maroc. De ce fait, Ils procèdent comme le Bourgeois Gentilhomme de Molière  qui disait de  la prose sans s’en rendre compte.
Les stratégies de l’offre ne sauraient accélérer la croissance

Toute politique économique porte l’empreinte de  la théorie. La politique de l’offre repose, pour sa part, sur une représentation du comportement de l’économie dont la pierre angulaire est la parfaite flexibilité des prix, des salaires et du taux d’intérêt. Selon cette représentation, le marché du travail fixe l’emploi et le salaire à un niveau tel que la pleine utilisation du travail est assuré. Ce même niveau détermine, compte tenu des conditions techniques de production en vigueur, l’offre globale, laquelle s’impose au marché du capital où elle se répartit en épargne et investissement et par là même à la demande de consommation et d’investissement. Dans ces conditions, toute offre excédentaire de travail induit une baisse du salaire réel et accroît l’emploi. L’apparition du  chômage et le déficit d’offre sont nécessairement le résultat d’obstacles à  l’ajustement par les prix. Il s’ensuit que les marchés possèdent des forces stabilisantes que le décideur public ne doit pas  entraver par des interventions destinées à agir sur la demande ou à lutter contre le chômage. Pour autant, il doit assigner à la politique économique l’objectif de stabilité. A cet effet, il doit s’attacher à mettre en place des dispositifs institutionnels en mesure de garantir la limitation du déficit budgétaire, la soutenabilité de l’endettement et la maîtrise de l’inflation. L’adoption de règles explicites dans ce domaine est tenue pour une condition sine qua non à la croissance. D’autre part, les autorités publiques doivent  mettre en œuvre des réformes de structures destinées à libérer les marchés des produits, du travail et du crédit des entraves réglementaires, à renforcer la concurrence et à élever le potentiel de croissance.
C’est à ce référentiel que s’adosse la politique économique au Maroc. Les politiques d’offre, proférées aujourd’hui en chœur comme remède à l’insuffisance de la croissance, sont bel et bien mises en œuvre. Leurs performances contrastent avec les vertus qui leur sont prêtées. La trajectoire de l’économie marocaine durant 2012-2016 se caractérise par un fléchissement de la croissance,  une décélération de la demande intérieure, une baisse continue du taux d’emploi et la persistance d’un chômage à forte proportion de jeunes. Après une croissance moyenne annuelle de 4,7 % entre 2000-2011,  le produit intérieur brut enregistre une progression  de 3,2%, soit 2,3 points en moins que celle ciblée par le décideur public. A son tour, le rythme de croissance de la valeur ajoutée des secteurs non agricoles se situe à 3,4% marquant ainsi une baisse de 1,1% comparativement à la période 2000-2011. Cette performance atteste qu’il y a loin entre l’inflexion dans la trajectoire de croissance de ces secteurs envisagée par les plans d’action du gouvernement et la réalité. La demande domestique connaît un net ralentissement suite à la décélération qu’ont connue la consommation publique et de l’investissement en 2013. Le taux d’emploi, qui désigne la part de la population active occupée dans la population en âge d’activité, accuse une baisse continue en passant de 44,1% en 2012 à 41,7% à 20016.Dans ce contexte, le taux de  chômage national est passé durant le quinquennat de 9% à 10% et celui des jeunes de 33,5% à 38%. Ces évolutions tiennent aussi bien à l’essoufflement du BTP après une décennie glorieuse (2002-2011), à la faible et hésitante croissance du secteur industriel qu’à l’insuffisance persistance de la demande extérieure et aux fluctuations des activités agricoles.
La réforme des marchés des produits engendre des effets à l’inverse de ceux escomptés, comme le prouve le programme de décompensation des produits pétroliers. Après  le retrait des subventions,  la décision des prix est devenue le fait des entreprises de distribution. A examiner l’impact de cette mesure, on s’aperçoit qu’elle n’a pas accru l’intensité de la concurrence, ni amélioré l’efficience. D’une part, les entreprises, qui étaient en position dominante dans le cadre du système des subventions, ont renforcé leur pouvoir de marché en mettant à profit l’organisation de leurs réseaux de distribution. La suppression de ce système leur donne ainsi l’avantage de fixer les prix et les marges selon leur convenance. Aussi, elles sont enclines à adopter des comportements asymétriques en répercutant  les hausses des prix et non les baisses. Dans ce contexte, le passage d’une offre administrée à une offre, censée être concurrentielle, ne bénéficie pas au consommateur. D’autre part, la décompensation se traduit par la pratique d’une marge libre  qui  conduit au  gonflement des rentes. Des calculs des deux  marges mettent en évidence un écart d’une moyenne de 116 dollars la tonne. La marge libre a enregistré entre janvier et juin 2016 une hausse d’à peu près  25%, soit un surcroît de  14% par rapport à la cotation de base.
« Les gens n’ont pas conscience de l’emprise des idées sur eux. Plus que de nature, notre environnement est fait d’idées ». Cette affirmation de Saul Bellow, éclatante de pertinence, invite à mesurer le poids des opinions et idées dans le façonnement de la réalité et l’orientation des comportements. Par conséquent, elles ne doivent être soustraites au questionnement, même si elles font l’objet d’un large consensus. Sous cet angle, l’hypothèse d’un modèle de croissance tiré par la demande comme son corollaire, la doxa de l’offre, doit être questionnée. Les mesures inspirées de cette doxa en Europe comme  celles afférentes à l’austérité budgétaire,  à la réforme libérale du  marché du travail, à l’allégement des charges des entreprises, débouchent sur la persistance de la croissance atone, le rationnement de l’accès à l’emploi autant sur le délitement de la cohésion sociale. De telles leçons doivent être méditées  a fortiori dans un pays où la logique de l’offre se traduit par de faibles performances en termes de croissance, d’emploi et des inégalités croissantes.



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