Au Pakistan, l'odeur de soufre étouffe la danse classique


Vendredi 20 Mai 2016

Bras à l'équerre, mains élégamment recourbées, la jeune danseuse martèle le sol avec aplomb, bravant les préjugés. Son art sent le soufre au Pakistan, où il est assimilé à de la prostitution et associé à l'Inde, grand voisin honni.
"On doit sans arrêt expliquer aux gens que la danse est un art, que ce n'est pas seulement ce qui se pratique dans les quartiers chauds, qu'il ne s'agit pas de divertir des hommes, de sexualité, de mettre son corps en avant", souligne Suhaee Abro, interprète professionnelle d'odissi, une danse comprenant des mouvements de mains et du visage savamment chorégraphiés.
Son sari flamboyant, son port assuré, les émotions fortes qui illuminent son visage sont à mille lieues de la pudeur féminine généralement exigée des femmes dans cette société très conservatrice.
La danse fait partie de la culture pakistanaise dans les mariages, les spectacles de fin d'année, les festivals folkloriques... Mais il est très mal vu pour une femme de danser hors du cercle familial, et pire encore sur une scène tarifée.
"Malheureusement, c'est associé aux 'danseuses de Lahore'", déplore Rahat Kazmi, de l'Académie nationale des arts de la scène. Une référence aux prostituées se déhanchant maladroitement dans le quartier chaud de la capitale culturelle pakistanaise, afin d'aguicher les clients.
Autrefois, dans le sous-continent indien, la danse classique était notamment pratiquée par les tawaïfs, courtisanes de l'empire moghol. Ces fines connaisseuses des arts, comme les geishas, ont progressivement vu leur statut se détériorer, notamment sous la colonisation britannique, au point d'être reléguées au rang de simples prostituées.
Aujourd'hui encore, la prostitution, bannie, est parfois exercée sous couvert de spectacle dansant. "Il faut créer une distinction et expliquer que la danse est aussi un art", souligne M. Kazmi.
Anthropologue et danseuse professionnelle, Feriyal Aslam pratique le bharatanatyam, une danse originaire du sud de l'Inde. "Même si je suis d'une famille éduquée et libérale, ma mère et moi nous disputons toujours à propos du fait que je danse", explique-t-elle.
"Je suis musulmane et je ne crois pas faire quelque chose de mal (en dansant). Mais ma mère pense qu'un jour Dieu lui demandera des comptes pour ne pas avoir remis sa fille dans le droit chemin", ajoute cette quadragénaire, auteure d'une thèse sur le sujet.
La danse a été bannie en 1981 au Pakistan, dans le cadre d'une islamisation du pays orchestrée par le dictateur Zia ul-Haq. La directive, qui visait spécifiquement les danseurs portant aux chevilles des clochettes, accessoire indispensable des principales formes classiques, associait cet art à "l'obscénité" et la "nudité". Si ce texte existe toujours, son application s'est toutefois assouplie et les représentations se multiplient.
"Les tracas administratifs sont moindres" qu'auparavant, confie la danseuse Sheema Kirmani. "Mais la +talibanisation+ des esprits et la propagation des armes signifient que n'importe quel spectateur (...) qui pense pouvoir aller au paradis en vous tuant peut s'approcher de la scène et le faire", souligne-t-elle.
En outre, la danse ne bénéficie d'aucun soutien institutionnel: il n'existe ni lieu de spectacle ni organisme dédié et quasiment pas de publication sur le sujet. La plupart des jeunes danseurs professionnels ont un autre métier.
Car pouvoirs publics et sociétés privées rechignent à associer leur image à cet art de mauvaise réputation. Ils sont d'autant plus réticents que la danse est un héritage commun avec l'Inde, voisine ennemie dont le Pakistan s'efforce sans cesse de se distinguer depuis la partition qui leur a donné naissance en 1947.
Odissi et bharatanatyam sont historiquement liés à l'hindouisme, et à défaut d'infrastructures au Pakistan, nombre de danseurs accomplis ont effectué une partie de leur formation en Inde.
"Afin de créer une identité nationale distincte de notre passé indien, nous avons abandonné la danse", regrette Mme Kirmani, l'une des quelques "gourous" à avoir formé la nouvelle génération de danseurs. "Mais quelle identité le Pakistan espère-t-il pouvoir créer en quelques années, s'il dénigre tout passé commun?"


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