Gouverner l’avenir rare

Quand l’art d’écouter les signaux faibles vaut mieux que le vacarme des slogans


Abderrazak Hamzaoui
Vendredi 26 Septembre 2025

Gouverner l’avenir rare
Il arrive un moment, imperceptible mais décisif, où l’organisation, emportée par son élan, dépasse ses propres contours. Elle avance, portée par la volonté de croître, de conquérir, de transformer, sans s’apercevoir que son souffle devient haletant, que ses forces s’effilochent, que ses piliers internes se fissurent. C’est ce que l’on nomme le dépassement, ou overshoot, cette ivresse silencieuse où l'on franchit les limites sans en prendre conscience. L’humain, dans sa chair comme dans ses liens, y est sollicité au-delà du raisonnable. On le presse, on l’étire, on le fait vibrer à des fréquences qui ne sont plus les siennes. Le sens se dilue dans l’urgence, la reconnaissance se dissout dans les livrables. L'organisation, à force de tirer sur la corde de ses équipes, de son environnement, de ses ressources invisibles, en vient à jouer contre son propre souffle vital.

Le dépassement n’est pas seulement une question de chiffres ou de ratios ; il est d’abord une rupture intérieure, une dissonance entre ce que l’organisation est capable de porter et ce qu’elle prétend déployer. Elle s’emballe, elle promet, elle communique, elle veut tout embrasser à la fois : l’innovation, la croissance, la réputation, l’engagement sociétal. Mais à trop vouloir rayonner sans régénérer ses propres foyers, elle s’expose à une perte de gravité. Ce qui l’ancrait devient ce qui l’alourdit. Ce qui la mobilisait devient ce qui l’épuise.
Et puis vient le collapse, l’effondrement. Il ne crie pas toujours. Il ne dévaste pas forcément tout d’un coup. Parfois, il s’infiltre, lentement, comme une eau noire dans les fondations. Les talents quittent le navire sans faire de bruit. Les réunions deviennent vides, les mots creux, les projets mécaniques. La confiance, ce ciment invisible, se délite dans les non-dits, les frustrations, les renoncements. L’organisation ne meurt pas : elle se vide de sa vitalité. Le flux devient lourd, le rythme saccadé, les décisions défensives. Et dans ce silence froid, quelque chose s’éteint : l’élan intérieur, ce feu discret qui fait que l’on croit encore au sens de ce que l’on construit ensemble.

Pourtant, rien n’est inévitable. A condition d’écouter les signes, d’honorer les limites, de redonner au temps sa fonction première : celle de la maturation. L’organisation vivante sait s’observer, s’ajuster, se régénérer. Elle crée des espaces de respiration, où le sens peut s’infuser, où les liens peuvent se réparer. Elle comprend que la durabilité ne vient pas d’une frénésie maîtrisée, mais d’une sobriété consciente, d’une capacité à s’auto-limiter pour mieux durer.

Il ne s’agit pas de ralentir par peur, mais de ralentir par intelligence. Non pour faire moins, mais pour faire mieux, avec moins d’usure, plus de justesse. Car au fond, une organisation n’est pas une machine à produire des résultats. C’est une écologie humaine, relationnelle et symbolique, un espace vivant où circulent des forces, des récits, des rêves. Et lorsque l’on prend soin de cette écologie, lorsque l’on respecte son rythme, ses saisons, ses seuils invisibles, alors l’effondrement recule, et l’espérance devient structurelle.
 
Le vide symbolique précède toujours la ruine physique

Il est des nations qui s’élèvent avec la ferveur de la cohésion, et s’effondrent dans le confort de l’habitude. Ibn Khaldoun l’avait pressenti avec la rigueur d’un voyant et la lucidité d’un historien : chaque civilisation porte en elle les germes de sa propre décomposition, non par accident, mais par excès. L’asabiyyah, cette force primitive de cohésion, naît dans la rudesse du désert, dans l’épreuve partagée, dans la fraternité forgée par la nécessité. C’est elle qui pousse les peuples à s’unir, à bâtir, à conquérir, à instituer. Mais lorsque cette énergie fondatrice est diluée par l’abondance, lorsque la mémoire de l’effort est effacée par la mollesse du confort, le corps social entre en overshoot, un dépassement imperceptible de ses forces vitales.

L'Etat, tel que le décrit Ibn Khaldoun, traverse des âges comme on traverse les saisons : d’abord rude et combatif, puis raffiné et prospère, avant de s’alourdir, de se figer, et de se perdre dans l’ostentation. C’est là que le cycle s’inverse. La nation continue de consommer les ressources matérielles et symboliques qui l’ont portée sans plus les renouveler. Elle s’accroche aux apparences, à la verticalité du pouvoir, aux décors du prestige. Mais elle a déjà quitté l’élan de la vie. L’énergie première - celle du lien, du sens partagé, de la solidarité originelle - s’est dissipée. Le peuple devient spectateur, les élites deviennent sourdes. Et dans ce théâtre où chacun joue encore son rôle, le collapse s’installe en silence.

Le collapse ne vient pas nécessairement par la guerre ni par le feu. Il vient par l’amnésie du sens, par l’usure du lien social, par la perte de confiance dans les institutions. Le peuple cesse de croire que le pouvoir parle encore en son nom. Il ne s’indigne plus, il se détourne. Ce n’est plus la colère qui gronde: c’est l’indifférence qui ronge. Les signes sont là : fragmentation des récits, exil des jeunes, crispation des identités, remplacement du nous par le moi. L’effondrement précède la chute, comme l’oubli précède la mort.

Mais Ibn Khaldoun, dans son pessimisme cyclique, laissait entrevoir une promesse cachée : celle de la régénération. Car toute chute contient, en germe, un appel à la renaissance d’une nouvelle ‘asabiyyah, plus consciente, plus choisie que subie. Ce sursaut ne vient pas des sommets, mais des marges. Il ne vient pas de ceux qui possèdent, mais de ceux qui se rappellent. Rappellent le feu initial, la noblesse du lien, la force de l’engagement collectif.
Pour qu’une nation évite le dépassement et renaisse de ses cendres, elle doit réapprendre à penser en cycles et non en lignes droites, à écouter les signaux faibles plutôt que les slogans forts. Elle doit reconnaître que sa vitalité ne se mesure ni à son PIB ni à son nombre de gratte-ciel, mais à sa capacité à produire du lien, du sens et de l’avenir partagé. C’est là que se joue la différence entre les civilisations qui s’éteignent et celles qui se transforment.
Et peut-être qu’alors, dans cette lucidité retrouvée, le peuple cessera de courir, non pour s’arrêter, mais pour repartir autrement. Plus lentement. Plus justement. Et surtout : ensemble.

Les objectifs stratégiques doivent être traduits en véritables avantages, en retombées tangibles pour les acteurs clés, à commencer par le citoyen

Après avoir observé comment les civilisations s’élèvent, se dilatent puis vacillent, la question se resserre sur ce qui, dans le présent, façonne la destinée d’une nation : les stratégies et leurs mises en œuvre, mais pour quel résultat ? Une stratégie n’a de sens que par les résultats qu’elle rend possibles, et ces résultats ne se laissent pas saisir par de simples objectifs chiffrés. Trop souvent, l’élan d’une vision occupe toute la scène et relègue au second plan l’exploration des atouts de l’état présent ; pourtant, c’est dans ces forces déjà là que s’enracine la promesse de l’avenir. Définir des retombées tangibles sur les citoyens et leur tracer la trajectoire de réalisation optimale.

Décider, désormais, c’est autant savoir dire oui que savoir différer. Il s’agit de discerner les initiatives qui méritent d’être approuvées, celles qu’il faut reporter, celles qu’il convient de laisser en suspens pour accueillir d’autres possibles. Et lorsque la finalité touche au bien commun - diminuer la vulnérabilité, améliorer le niveau de vie, assainir le climat des affaires - ces initiatives ne doivent pas s’éparpiller en une poussière de projets isolés. Elles gagnent à se fondre dans des programmes, afin que la cohérence de leur gouvernance fasse émerger une force collective plus grande que la somme de ses parties.

Encore faut-il que la planification ne s’arrête pas à la faisabilité technico-économique. Les objectifs stratégiques doivent être traduits en véritables avantages, en retombées tangibles pour les acteurs clés, à commencer par le citoyen. Ce n’est qu’ensuite qu’il faut décliner ces avantages en capacités à construire, elles-mêmes déployées à travers des projets. Faute de ce cheminement, l’action publique se condamne à la culture rétrécie qui célèbre le livrable livré à temps et au bon coût, mais oublie de se demander si ce livrable crée une capacité durable au service du peuple.

Au-delà des livrables, il s’agit d’identifier, de créer, d’optimiser et de maintenir les bienfaits réels pour la société. Avec les parties prenantes, on clarifie les avantages attendus, on définit les processus de leur suivi, on gère les interdépendances qui les relient aux multiples projets. On répond à la question essentielle : les livrables produisent-ils une capacité à même de générer ces avantages ? Et l’on confie à des responsables dédiés le soin de porter la réalisation, la transition et la pérennité de ces bienfaits.

Discerner les initiatives qui méritent d’être approuvées et celles qu’il faut reporter, nécessite la mise en place d’un système de gouvernance efficient et flexible, ce sera l’objet du prochain article.

Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net


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