Karim Bouamrane : Une nouvelle espèce est en train de naître : la nôtre. Un nouveau type de citoyen : connecté, politisé autrement, plus transversal


Youssef Lahlali
Mercredi 7 Mai 2025

Karim Bouamrane : Une nouvelle espèce est en train de naître : la nôtre. Un nouveau type de citoyen : connecté, politisé autrement, plus transversal
L’entretien avec Karim Bouamrane, maire de Saint-Ouen-sur-Seine en Seine-Saint-Denis et invité du CCME au SIEL de Rabat, vous propulse dans le XXIᵉ siècle, dans son univers.
Notre échange a porté sur le Maroc, son pays d’origine, et sur la France, dans une approche décomplexée de cette double appartenance qu’il revendique pleinement. Peut-être cela lui apporte-t-il la baraka? Lui qui a été un candidat sérieux de la gauche approché par Emmanuel Macron pour le poste de Premier ministre après la dernière dissolution.
Etoile montante de la gauche moderne en France, Karim Bouamrane assume pleinement ses ambitions et se prépare à jouer un rôle de premier plan lors des prochaines échéances politiques.


Libé : Une question à propos du champ politique français. Vu de l’étranger, il est difficile de comprendre ce qui se passe depuis 2017. On a assisté aux difficultés du Parti socialiste et des Républicains, c’est-à-dire les deux pôles qui assuraient l’alternance sous la Ve République. Aujourd’hui, depuis la dissolution, la situation est devenue encore plus complexe à décrypter. Comment comptez-vous contribuer à débloquer cette situation en tant que jeune politicien au sein du Parti socialiste ?

Karim Bouamrane: Effectivement, on a assisté à un effondrement des grands partis qui dominaient la vie politique depuis plusieurs décennies. En ce qui me concerne, mon travail au sein du Parti socialiste s’articulera en trois étapes.
Première étape : réformer le Parti socialiste. D’ailleurs, au moment où je vous parle, se tient le Conseil national. Nous avons œuvré à y faire émerger une opposition ambitieuse à la direction actuelle, notamment à Olivier Faure. C’est une première étape essentielle.
Deuxième étape : une fois le parti restructuré, il faudra partir à la conquête et à la défense des bastions socialistes lors des élections municipales de 2026 : Lyon, Marseille, Saint-Ouen, Saint-Denis, Nantes, Rennes, Grenoble… toutes ces villes où la gauche est implantée ou peut reconquérir du terrain. Et bien sûr, Paris.
Troisième étape : les élections présidentielles de 2027. Je compte y jouer un rôle important. Mais pour l’instant, je ne souhaite pas faire de déclaration précise sur ce que sera mon implication à cette étape.

Aujourd’hui, en tant que jeune figure montante de la gauche et du Parti socialiste, et maire d’une ville moyenne de la région parisienne, Saint-Ouen, quelle est votre stratégie ? Comment débloquer la situation politique en France et retrouver votre électorat ? Et surtout, comment rendre le paysage politique plus lisible et attractif pour les Français ?

Effectivement, les cartes ont été totalement rebattues. Il y a eu un véritable Big Bang politique que peu de gens ont su analyser à sa juste mesure. Regardez 2022 : c’est historique. Pour la première fois sous la Ve République, les deux grands partis qui régulaient la vie politique — les Républicains et le Parti socialiste — ont été écartés du pouvoir. Avant, c’était presque une routine : "Bon, le président de 1995 est de droite, donc le suivant sera de gauche", et ainsi de suite. L’un gagnait les élections nationales, l’autre dominait les locales. Cette logique d’alternance est aujourd’hui dépassée.

Ce logiciel politique du XXe siècle a explosé. On est entré dans une nouvelle ère, avec de nouveaux codes. Certains disent : "Parlons d’abord du projet, puis de l’incarnation." Moi, je ne suis pas d’accord. Il faut parler des deux en même temps. Le projet seul ne suffit pas, et on sait que parfois, il sert surtout à éviter les sujets qui fâchent.
A la rentrée prochaine, je le dirai clairement : l’incarnation est essentielle. Quand j’ai commencé à organiser des réunions téléphoniques avec des membres du PS opposés à Olivier Faure, je leur ai dit : "Arrêtons de tourner autour du pot. Le vrai sujet, c’est quoi ? Sur quels critères on se rassemble ?" Sur le fond, on est globalement d’accord. Le vrai enjeu, c’est qui porte ce projet, avec quelle force, et quelle clarté.
Regardez qui émerge aujourd’hui : Mélenchon, Marine Le Pen, Macron... Tous sont des figures fortes. On est dans une époque de personnalités marquantes, d’incarnation, de symboles. Que ce soit Poutine, Lula, ou d’autres dirigeants internationaux, tous ont un visage, une voix, une force identifiable.
Avec les réseaux sociaux, les formats courts, les punchlines, le rôle de l’incarnation est devenu central. Cela ne veut pas dire que le fond n’existe plus, mais il est transformé. Il faut réadapter notre logiciel politique. Et cela passe par une figure forte capable d’incarner un projet clair. Sinon, ça ne marche pas.
Pourquoi avons-nous perdu ? Parce que nous n’avons pas su proposer une figure claire pour porter notre projet.
Et puis il y a cette question que beaucoup se posent : "Il faut reconquérir les classes populaires." Mais c’est quoi, aujourd’hui, une classe populaire ? Un plombier qui gagne 4000 à 5000 euros par mois, qui a quitté l’école tôt — il est dans quelle classe ? Un diplômé bac+5, fils de profs, cousin de sociologue, qui gagne 3000 euros — est-ce encore la classe populaire ? Une infirmière bac+3 à 1800 euros par mois, c’est classe populaire ou classe moyenne ?

Les catégories ont évolué. Il y a de la précarisation, des carrières discontinues, une perte de repères traditionnels. Les partis n’ont pas su faire une mise à jour de leur lecture de la société. Ils restent figés dans une grille de lecture ancienne, marxiste, avec oppresseurs et opprimés. Mais la réalité sociale du XXIe siècle est plus complexe.
Donc oui, il faut réadapter le logiciel politique encore et encore. Et cela passe par une incarnation forte. Sans cela, on ne convaincra pas.
Votre génération, elle, ne raisonne plus en termes de "classes sociales" traditionnelles. Ce que vous dites, c’est : "Je vote comme je voyage, comme je fais mes amis sur les réseaux sociaux." C’est un autre monde.
Le XXe siècle est terminé. Nous vivons le moment de bascule vers le XXIe siècle, et il faut que la politique française en prenne pleinement conscience.

Pour vous, la classe politique française actuelle n’a pas perçu ce moment de bascule et n’est pas vraiment entrée dans le XXIe siècle ?

Exactement. Regardez : Macron, Mélenchon, Le Pen…Le Pen a été façonnée par son père. Macron ? Il a un fond conservateur. Mélenchon ? Il vient d’un courant politique hérité des années 60, influencé par des mouvements très particuliers, comme celui de Pierre Lambert. C’est comme si une partie de la classe politique était encore figée à l’époque de Danton et Robespierre.
Oui, la Révolution française, c’est important, c’est fondateur. Mais depuis, il s’est passé énormément de choses. On adore les mythes, les grands récits, mais à un moment donné, il faut sortir de ces narrations figées.
Tu veux parler de 1789 ? Très bien, on peut en discuter. Mais croire que l’histoire va se répéter à l’identique, c’est une illusion. Il faut se rappeler ce que je dis souvent : Il y a plus de différence entre Ramsès et Cléopâtre qu’entre Cléopâtre et nous. On est face à un choc civilisationnel, mais pas au sens de Fukuyama. Ce n’est pas "la fin de l’histoire", c’est le début d’une autre histoire.

Donc ce n’est pas "la fin de l’histoire", comme le disait le philosophe américain Francis Fukuyama ?

(Dans La Fin de l’Histoire, Fukuyama affirme que la démocratie libérale occidentale représente le stade final de l’évolution politique humaine. Après la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, selon lui, il n’y aurait plus d’alternatives crédibles au libéralisme démocratique.)
Non, justement. Il y a des espèces politiques en voie d’extinction, et d’autres qui émergent.
+Et là, une nouvelle espèce est en train de naître : la nôtre. Une hybridation. Un nouveau type de citoyen : connecté, politisé autrement, plus transversal.
Ceux qui ne saisissent pas ce mouvement ne pourront pas suivre. Ils restent enfermés dans des schémas dépassés.
Tu veux gagner une élection aujourd’hui ? Tu ne peux plus te pointer en disant : "Je suis PS", "Je suis LR", et parler des "classes populaires" ou des "territoires oubliés" comme si on était en 1985.
Tu veux parler aux campagnes ? OK. Mais parfois, tu as plus de points communs avec un gars du fin fond de Béziers qu’avec ton propre voisin du 16e arrondissement.
Je me baladais à Marrakech récemment, je croise des mecs comme moi : hip-hop, réseaux sociaux, mêmes références, mêmes codes.
Et en face, tu as des gens du 7e ou du 16e arrondissement de Paris qui sont restés bloqués dans une époque à la Tintin.

Vous décrivez une classe politique en décalage avec son époque. Mais si l’on regarde ce qui se passe en Europe, la montée de l’extrême droite, les changements aux Etats-Unis… Est-ce que ce n’est pas aussi une forme de résistance aux transformations que vous appelez de vos vœux ?

C’est exactement ça : une tectonique des plaques. Il y avait un album de Public Enemy — un groupe phare de notre génération — qui s’appelait : "It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back". Il faut une nation entière pour nous retenir. Mais on ne peut pas aller contre le mouvement. Quand un tsunami arrive, ceux qui essaient de fuir sans en comprendre la puissance sont balayés. Et ce qui alimente cette vague, c’est complexe: il y a les laissés-pour-compte de la croissance, la peur de l’avenir, l’aigreur du présent, la nostalgie d’un passé idéalisé, et surtout, le déclassement. Alors, face à cela, un coupable tout désigné émerge : l’establishment, au pouvoir depuis 50 ans, qui n’a pas su se réinventer. Il s’est comporté avec les anciennes colonies comme avec certains territoires français : avec paternalisme et mépris. C’est une vision colonialiste, ultra-jacobine, hyper-centralisée, technocratique à l’extrême. Les mêmes visages tournent en boucle : Conseil d’Etat, Cour des comptes, Conseil constitutionnel… Pendant ce temps, les territoires se sentent abandonnés. Aujourd’hui, il est plus rapide de faire Paris–Marseille que Clermont-Ferrand–Troyes. C’est absurde. Les transports entre villes moyennes, les trains interrégionaux, c’est souvent un calvaire. T’étais à Dijon ? Essaie d’aller à Metz. Tu galères. Tu dois passer par Paris. Même New York, parfois, c’est plus simple ! Tout ça — le centralisme, la crise, le déclassement, le mépris des élites — ça crée une fracture. On parlait de respect tout à l’heure. Le vrai problème aujourd’hui, c’est le mépris. Et les gens se demandent : "Pourquoi irais-je voter?" C’est vrai. Regardez les municipales : dans ma ville, avec 60% de participation, c’est déjà un très bon chiffre. Mais en réalité, les classes populaires ne votent plus, alors qu’elles sont les premières victimes des politiques publiques. Elles ne se sentent plus concernées, elles se sentent invisibles.

Vous faites un travail énorme à Saint-Ouen. Mais il y a une chose qui m’a surpris dans votre parcours : vous êtes maire d’une ville qui a accueilli une partie des Jeux Olympiques de Paris 2024, et pourtant, les médias français n’ont vraiment commencé à parler de vous qu’après vos passages dans de grands médias internationaux — Newsweek, CNN, le New York Times… Aujourd’hui, ils vous courent après. Ce comportement des médias français vous a surpris ?

On dirait que les gens sont, entre guillemets, "surpris". Pourtant, j’étais là, juste à côté, en région parisienne. T’as vu ? Personne ne faisait attention. Personne ne venait faire de reportage. Et toi, t’as tout résumé. Franchement, ce que tu viens de dire, c’est super fort.
Quand je passe dans le New York Times, Herald Tribune, Der Spiegel, The Guardian, La Repubblica, même les Japonais… j’ai ce que j’appelle une ombre mondiale. Je les ai tous faits. Et là, les journalistes français débarquent. Ils me demandent : « C’est qui ce mec que tout le monde connaît à l’international ? »
Je leur réponds : « Posez-vous la vraie question : pourquoi vous ne m’avez pas vu avant ? » Je suis là depuis 1995. J’ai 52 ans. Ça fait 20 ans que je suis sur le terrain. Les confrères du Courrier de l’Atlas et les médias binationaux, eux, m’avaient déjà repéré. Mais jamais, pas une seule fois, les grands médias français ne sont venus m’accorder du respect. Et oui, ça m’a surpris.

J’étais à une soirée organisée par le CCME, avec des poètes d’origine marocaine. Au Salon du livre, ils ont lu des textes en espagnol, en français, en néerlandais, en arabe, en amazigh, en tarifit… Plusieurs langues, une seule soirée. Tous Marocains du monde. C’est ça, la diaspora d’aujourd’hui?

Exactement. Quand je suis avec les intervenants du CCME-je remercie à l’occasion le président Driss El Yazami qui nous a permis de rencontrer des Marocains du monde-, quand je vois l’organisation, les conférenciers, le contenu — qui est riche et multiculturel — je me dis qu’ils sont déjà au XXIe siècle. Sauf qu’en France, une partie de la société est encore coincée au XXe siècle.
Et hier, ce qui m’a le plus marqué, c’est l’énergie. Surtout celle des jeunes, et celle du peuple. Le vrai peuple. Des familles entières dans le Salon du livre de Rabat. Les gens venaient avec leurs enfants. C’était magnifique.

Rabat : Entretien réalisé par Youssef Lahlali


Lu 312 fois


Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.








    Aucun événement à cette date.

Inscription à la newsletter


services