Youssef Chiheb : L’Histoire et la géographie sont et seront toujours la variable d’ ajustement dans les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne


Propos recueillis par Youssef Lahlali
Mercredi 29 Septembre 2021

Professeur à l’Université Paris Nord Sorbonne, spécialiste en géostratégie et développement international, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement et analyste politique auprès de différentes chaînes de télévision, Youssef Chiheb revient dans l’ entretien qui suit sur la crise qui a secoué les relations maroco-espagnoles.

Libé : Suite à la crise hispano-marocaine, quelle est votre lecture en tant que spécialiste des relations internationales ? N’y a-t-il pas une arrière-pensée coloniale de la part de Madrid envers Rabat ?
Youssef Chiheb :
Pour répondre à la question, je vais être succinct. Dans toutes les relations politiques et diplomatiques entre deux pays voisins dont l’un avait colonisé l’autre, l’Espagne avait occupé le Nord du Maroc ainsi que le Sud et cela depuis le traité de Berlin en 1884 et plus tard, suite aux accords d’Algésiras, il est clair que les arrière-pensées coloniales ne seront jamais effacées de la représentation mentale collective des Espagnols et de leurs gouvernants. Il y a non seulement le passif colonial mais aussi le présent colonial, l’Espagne colonise toujours deux enclaves marocaines Sebta et Mellilia. Quel que soit l’avenir de leurs relations et malgré la destitution de la ministre des Affaires étrangères, il n’en demeure pas moins que les relations entre les deux pays resteront toujours soumises au boomerang de l’Histoire.

C’est une histoire longue et compliquée entre les deux pays.
Il y a toujours des pages sombres dans l’Histoire, particulièrement celles de l’Espagne et du Maroc. Je rappelle quand même, qu’au fil du temps le Maroc avait conquis toute l’Espagne et il y est resté pendant sept siècles et ne l’a quittée qu’en 1492. Les Espagnols gardent aussi dans leurs mémoires collectives en parallèle, l’intervention des troupes marocaines sous le commandement du général Franco pour réprimer la rébellion républicaine en Espagne. L’Histoire sera toujours la variable d’ajustement dans les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne. Maintenant, il est temps, compte tenu de cette crise, que l’Espagne choisisse entre deux déterminants, soit l’option de l’Histoire et la relation sera toujours conflictuelle, soumise à des crises cycliques, soit la géographie comme variable d’ajustement des relations qui est un concept pragmatique basé sur la diplomatie des intérêts et non sur la diplomatie des postures idéologiques. Dans l’état actuel des choses, le gouvernement espagnol est l’otage de l’extrême droite Vox et de l’extrême gauche Podemos et le Maroc sait bien qu’il peut aussi rendre la pièce de monnaie à l’Espagne en soutenant les séparatistes catalans. Alors, soit on choisit la géopolitique et on établit des relations apaisées entre deux nations, soit on va rester enfermés dans les pièges idéologiques de l’Histoire, auquel cas les relations seront toujours en proie à des tensions et des escalades avec toutes les conséquences désastreuses pour le Maroc comme pour l’Espagne en termes d’intérêts économiques.

Vous avez dit que les crises et les conflits entre les deux pays seront cycliques, réguliers. Ne pensez-vous pas que cela va être de plus en plus compliqué vu la situation en Espagne où il n’y a plus de majorité mais plutôt des groupes de partis d’extrême gauche et d’extrême droite avec des intérêts divergents. Ce champ politique disloqué n’aide pas à la stabilité des relations entre les deux pays. Qu’en pensez-vous ?
Plus globalement, il faut aborder les questions des relations politico-diplomatiques entre l’Espagne et le Maroc d’un double prisme, structurel et conjoncturel. Je commence par le structurel. Comme je l’ai rappelé, il y a une crise dormante qui n’est jamais montée aussi rapidement sur scène. Mais depuis la restitution du Sahara au Maroc, l’Espagne avait toujours une position ambiguë sachant qu’elle a bien signé les accords du traité de Madrid en 1976. Mais elle est restée toujours dans une position ambivalente comme force s’orientant à chaque occasion où elle a eu à s’exprimer clairement, à solder le contentieux colonial. L’Espagne a toujours préféré être dans sa zone de confort, à l’instar des autres pays comme la France ou l’Allemagne. A chaque fois qu’elle avait l’opportunité d’instrumentaliser ou de procéder à des chantages pernicieux en douceur contre l’intégrité territoriale du Royaume, elle n’a cessé de le faire.
Il y a d’autres problèmes structurels, la loi du voisinage où le déterminisme géographique impose soit un scénario de grande amitié maroco-espagnole, à l’instar des relations franco-allemandes, soit une escalade cyclique ou de conflits. L’Espagne a besoin du Maroc, le Maroc a besoin de l’Espagne pour la cogestion de plusieurs dossiers sensibles, notamment l’immigration, le terrorisme, le trafic de stupéfiants. Il y a une forte communauté marocaine installée en Espagne. Bref, il y a beaucoup d’enjeux. La dernière crise le montre très bien, le Maroc avait décidé de ne pas autoriser les ports espagnols à faire embarquer ses bateaux. On voit bien qu’il n’y a pas un terrain de réconciliation ni de stabilité consolidée. Il y a juste une régulation des relations selon la fluctuation des intérêts. Pour ce qui est du conjoncturel, le Maroc, depuis une dizaine d’années, a commencé à émettre des signaux très forts, particulièrement en direction de l’Espagne sur plusieurs thèmes stratégiques et géopolitiques. Il refuse, et l’a fait savoir, le statut de l’élève, face à l’Europe, le professeur. Il a voulu s’affranchir de cette tutelle qui n’a qu’assez duré. Deuxièmement, le Maroc est une force régionale axiale. D’ailleurs les accords entre le Maroc, les USAet Israël n’ont pas été un rapprochement de circonstances mais par pragmatisme. En conséquence, cette alliance a perturbé la doctrine géo-sécuritaire de l’Espagne. D’un autre côté, le Maroc va réduire potentiellement son retard économique par rapport à l’Espagne. Il y a aussi l’histoire de la cartographie des frontières territoriales maritimes et l’enjeu stratégique de la montagne du Tropic qui recèle des mines stratégiques. L’ambiguïté de l’Espagne s’illustre par le renforcement des relations politiques et économiques mercantilistes avec l’Algérie via l’affaire  Ben Battouch ». En somme, tout un mille-feuilles de divergences bien préméditées. En l’espace de quatre mois, la géopolitique a rappelé aux uns et aux autres que leurs relations n’ont jamais été apaisées, réconciliées et inscrites dans la durée, mais simplement la résultante dans un mouvement d’instabilité cyclique en fonction des conjonctures ; des fois au beau fixe, des fois en berne… En somme, l’Espagne et le Maroc se doivent d’accorder leurs violons et se mettre autour d’une table pour construire des relations durables sur la base de la géographie ou ils restent enfermés dans des relations conflictuelles à travers l’Histoire. En fait, c’est l’un ou l’autre, car on ne peut pas combiner les deux et il y aurait trop de dossiers potentiellement en contentieux. Je rappelle enfin quand même qu’en ce moment, il y a la société civile marocaine qui monte en puissance pour réitérer les dossiers des crimes de guerre commis par l’Espagne par l’usage d’armes chimiques contre les populations civiles. C’est un volcan dormant et à chaque fois, il est en capacité d’éruption. Le Maroc peut avoir l’éphémère conviction de recourir à la médiation française, L’Union européenne fera toujours front avec l’Espagne. Le Maroc doit chercher des partenariats stratégiques ailleurs, (USA, Israël…) pour diversifier son spectre géopolitique. Plus le Maroc s’affranchit de la «tutelle» européenne, plus il sera en position de force vis-àvis de l’Espagne.

Mais l’émiettement du champ politique espagnol n’aide pas ces relations ?
Au niveau de la politique intérieure espagnole, si le Maroc parie sur l’alternance politique en Espagne par le retour du parti socialiste modéré ou du parti de droite, populaire, je pense qu’il se trompe. Par ailleurs, depuis l’époque de Zapatero, rien n’a changé. Pourtant, il a pris la parole dans une interview considérant le Maroc comme un ami...Bref, je pense que c’est une question qui n’est pas clivante dans le paysage politique espagnole. Il y a une espèce de consensus tacite entre les deux grands partis politiques qui consiste à ralentir, autant que possible, le parachèvement du processus d’intégrité territoriale du Maroc. Dans ce sens, l’Espagne a trouvé dans l’Algérie un allié idéal pour faire perdurer cette doctrine de l’Histoire idéologisée depuis la bataille d’Anoual. Si demain il y a des élections ou un changement de gouvernement, je ne pense pas qu’il puisse y avoir un changement radical. Je pense que le Maroc doit traiter avec l’Espagne en utilisant toutes les cartes de pression dont il dispose dans un cadre légal et ne pas commettre l’erreur de l’ouverture brutale de la porte de Sebta aux mineurs et aux migrants. Il faut aller sur le terrain juridique et économique, stratégique pour troquer, (soit le Maroc accepte le retrait graduel des enclaves de Sebta et Mellilia en échange, l’Espagne reconnaît définitivement la souveraineté du Maroc sur le Sahara « dite occidentale », et ouvrir ses archives qui recèlent des informations très utiles, de nature à faciliter le rôle des Nations unies pour le règlement du conflit). Pour le reste, je pense que le Maroc doit rester dans une position qui consiste à ne pas aller trop loin dans l’escalade, mais en même temps, ne pas faire marche arrière. Il y a eu un changement de casting dans le gouvernement de Madrid. La crise est plus profonde, car elle ne divise pas le paysage politique espagnol au sujet de la marocanité du Sahara. Elle réveille même un nationalisme espagnol franquiste dormant depuis 1975.

L’usage d’armes chimiques fournies par l’Allemagne nazie contre des civils dans la guerre du Rif, a été déjà soulevé par la société civile marocaine mais pas encore entre les deux Etats.
Je termine avec la question mémorielle : l’usage des armes chimiques fournies par l’Allemagne nazie contre des civils dans la guerre du Rif. Non seulement des victimes ont été gazées par milliers mais cela continue aujourd’hui encore sous forme de cancer. Une population impactée par cet usage criminel d’armes prohibées dans les accords internationaux. Il faut utiliser la même stratégie, on n’est pas dans le même niveau que la Shoah, quant à l’extermination des juifs. Il faut utiliser ce qui s’est passé en Afrique tout récemment. La France a reconnu son implication partielle dans le génocide commis au Rwanda, et va procéder à la réparation du préjudice. D’un autre côté, l’Allemagne a reconnu les massacres perpétrés contre les populations civiles en Namibie. Elle est prête à reconnaître le fait historique et à procéder à des réparations par l’octroi de six milliards d’euros à la Namibie pour clore ce dossier. Le Maroc peut aussi capitaliser sa position surla question de la guerre du Rif en s’appuyant sur des jurisprudences. Je rappelle la Shoah pour Israël, le génocide des Arméniens parles Turcs, le génocide du Rwanda avec la complicité de la France et le massacre de civils en Namibie. Le cumul de toutes ces tragédies mémorielles peut constituer des arguments lourds de conséquences. Le Maroc peut s’inscrire dans cette démarche mémorielle en constituant un dossier juridiquement solide devant des instances internationales, y compris au sein du Parlement européen et la Cour européenne de Justice. Je vous rappelle que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, et en conséquence, recevables devant des juridictions internationales. C’est une arme à double tranchant. Soit le Maroc réussit à faire condamner l’Espagne et celle-ci risque de le lui faire payer cher, soit il utilise cette carte de pression pour contraindre l’Espagne à assouplir sa position vis-à-vis de la question du Sahara. Les crimes de guerre nécessitent une volonté politique, une mobilisation diplomatique et de la société civile synchronisée. La société civile au Maroc, telle qu’elle est, n’est pas en capacité d’astreindre l’Espagne devant le Tribunal pénal international (TPI). C’est une question politique d’Etat à Etat. C’est un travail de longue haleine. Cela ne va pas se régler en vingt-quatre heures ou en quelques mois. Il faut avoir une espèce de think tank, composé de chercheurs, d’universitaires, d’intellectuels et de juristes pour recueillir les témoignages, faire des diagnostics médicaux auprès des populations qui souffrent encore d’anomalies génétiques liées à l’usage d’armes chimiques par l’Etat espagnol durant la guerre du Rif. En définitive, un dossier qu’il faut préparer solidement et ne pas l’instruire à la légère, mais l’inscrire dans le temps de la procédure sans doute pour des dizaines d’années afin d’y aboutir. 


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