Younes Belfellah : Le Maroc a un grand potentiel pour devenir une économie émergente


Entretien réalisé à Paris par Youssef Lahlali
Vendredi 10 Janvier 2020

Younes Belfellah est enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Est Créteil (Paris 12),
fondateur et directeur du MEDFOCUS,
un think tank spécialisé dans la  géopolitique
de la Méditerranée.
Consultant en économie-politique et relations
internationales, il a publié des ouvrages sur
la gouvernance, la performance et la gestion
des risques. Il est également chroniqueur
et éditorialiste pour plusieurs médias
francophones, arabophones et anglophones.
Dans cet entretien, il nous livre
ses impressions.


Libé : Aujourd’hui on parle beaucoup au Maroc du « nouveau modèle de développement » depuis le discours Royal et la nomination de l’ancien ministre de l’Intérieur et ambassadeur du Maroc à Paris Chakib Benmoussa à la tête de la commission spéciale pour le nouveau modèle de développement (CSM). Que pensez-vous de cette initiative? Est-ce que l’actuel modèle est arrivé à son terme ?
Younes Belfellah : La nomination de cette commission survient suite à l’échec du modèle de développement au Maroc. Le pays souffre d’un taux de chômage qui dépasse les 10% notamment chez les jeunes, de grandes différences sociales entre les milieux urbain et rural et entre ses régions, du fait que trois d’entre elles seulement détiennent les deux tiers de la richesse du pays. De plus, le Maroc n’a pu améliorer son classement dans l’indice du développement humain (123ème position), ce qui exige des réformes au niveau du système de l’enseignement et de la santé.

L’administration au Maroc est considérée comme un obstacle au développement. Le discours Royal du 14 octobre 2016 a d’ailleurs soulevé cette question.  Que pensez-vous de cette situation ? Est-ce qu’il y a une volonté politique pour réformer l’administration ?
L’administration publique joue un rôle très important dans la performance économique, parce qu’elle contribue à l’amélioration du climat des affaires, à l’attractivité des investissements directs étrangers et à faire renaître la confiance entre les services publics et le citoyen. Le grand challenge de l’administration marocaine est la lutte contre la corruption, ce qui nécessite un grand travail en termes de gouvernance afin de déterminer les responsabilités de l’Etat en tant qu’actionnaire-entrepreneur, stratège-visionnaire et contrôleur-régulateur. De même, la séparation et l’indépendance des pouvoirs constituent un élément clé pour réussir les mécanismes de la gouvernance à travers la reddition des comptes et la transparence de l’information. Le Maroc occupe la 73ème place dans le classement de Transparency International, ce qui explique le retard de l’administration marocaine. S’ajoutent à cela la nécessité de mettre en place un système de méritocratie et de motivation pour les fonctionnaires et la corrélation avec le projet de la régionalisation avancée afin de décentraliser davantage le pouvoir et les services. D’ailleurs, la Constitution de 2011 met l’accent amplement sur l’appareil administratif et les principes de gouvernance, de reddition des comptes et d’évaluation des programmes d’activité.

D’après vous, le problème du modèle de développement est-il lié à l’incompatibilité entre la microéconomie et la macroéconomie? Il y a aujourd’hui un succès au niveau des infrastructures (transport, aménagement du territoire...), mais ne pensez-vous pas qu’une grande partie de la population n’est pas en mesure de profiter de ces infrastructures pour développer des activités locales ?
Le Maroc dispose de plusieurs atouts. Il a réalisé des acquis économiques très intéressants durant les vingt dernières années en termes de construction des infrastructures et des grands projets de développement comme le port de Tanger, le TGV, le renforcement des réseaux des autoroutes, l’équipement et la modernisation des grandes métropoles comme Casablanca, Rabat, Marrakech, Tanger et Agadir. A ce point, le PIB du Maroc est passé de 41,6 milliards de dollars en 1999 à 121,4 milliards de dollars en 2019.  Le pays a réalisé un saut qualitatif en termes d’attractivité des investissements étrangers. Le Maroc occupe le 53ème rang dans le classement Doing Business publié par la Banque mondiale. Dans ce contexte, il a outillé son économie par des stratégies sectorielles comme le Plan Maroc Vert, le plan Azur et la vision du tourisme 2020…ce qui a renforcé sa compétitivité. Toutefois, l’impact de ces plans et projets sur le citoyen reste faible, cela demande une réforme de la loi du travail et du SMIC, une  fiscalité juste et l’investissement dans le capital humain.

Le Maroc qui jouit d’un statut avancé dans sa relation avec l’Union européenne profite-t-il de cet avantage au niveau économique ?
Le Maroc a développé des relations diverses et historiques avec l’Union européenne concrétisées par des accords bilatéraux depuis l’indépendance du Royaume.
En 2008, il a obtenu un « statut avancé » auprès de l’UE qui représente un partenariat de coopération sur plusieurs activités de l’Union. Ce partenariat constitue une première pour un pays non européen lui permettant de bénéficier de plusieurs avantages.
Sur le plan politique, le statut avancé insiste sur l’institutionnalisation d’un dialogue politique et stratégique avec le Royaume qui exige la démocratisation de la vie politique au Maroc et le changement de sa législation en matière de droits de l’Homme et de gouvernance des institutions.
Au niveau économique, le statut avancé met l’accent sur l’intégration économique et le développement des infrastructures et du climat des affaires au Maroc. De plus, il facilite le libre-échange entre le Maroc et l’UE et le transfert des expériences. De même, la collaboration entre les deux partenaires concerne la sécurité, la lutte contre le terrorisme et l’immigration.
Le bilan du statut avancé est mitigé. Le Maroc joue un rôle très important pour l’UE dans la lutte contre le terrorisme et la régulation des flux migratoires. Politiquement, on note des réformes institutionnelles au Maroc qui concernent la justice et la gouvernance, telles que la Constitution de 2011 qui a donné plus de responsabilités au chef du gouvernement. Economiquement, malgré un niveau important d’échanges commerciaux, du fait que l’UE est le premier partenaire commercial et financier du Maroc, les objectifs économiques entre les deux parties sont loin d’être atteints. Le Maroc doit revoir ses intérêts économiques en Europe et prendre en considération les nouveaux changements régionaux.
Les perspectives de la relation entre le Maroc et l’Union européenne sont marquées par la nouvelle doctrine de la diplomatie marocaine articulée autour des intérêts anciens du Royaume (France, Union européenne, Etats-Unis et monarchies du Golfe) et ceux de l’avenir (Russie, Chine et Afrique). De même, le retour du Maroc à l’Union africaine en 2017 après trente-trois ans d’absence le transforme en un pays d’accueil des migrations subsahariennes, ce qui implique le développement d’infrastructures économiques et sociales pour l’accueil et l’accompagnement des immigrés en facilitant leur accès à l’éducation, à la santé, au logement, voire à l’entrepreneuriat, ce qui peut permettre à l’immigration de constituer un atout pour le développement local et régional.
Pour sa part, l’UE rencontre des défis au niveau de sa politique étrangère, de son modèle économique, en plus de la montée en puissance du populisme et les conséquences du Brexit en matière d’intégration européenne.

Que manque-t-il au Maroc aujourd’hui pour devenir une économie émergente d’autant qu’il est la 5ème puissance d’Afrique ?
Effectivement, le Maroc a un grand potentiel pour devenir une économie émergente et son succès en Afrique prouve sa capacité à jouer un rôle prépondérant. Il y a trois conditions essentielles pour l’émergence économique d’après les expériences internationales: le renforcement des institutions et la bonne gouvernance, le maintien de la cohésion sociale et l’élargissement de la classe moyenne et enfin la réalisation d’un taux de croissance qui dépasse les 7% sur une période de 10 ans consécutifs.

Pouvez-vous présenter à nos lecteurs vos dernières publications ?
J’ai eu l’occasion de publier récemment des ouvrages sur les stratégies d’internationalisation et la gouvernance des entreprises publiques et actuellement je suis en train de terminer un livre sur les relations entre l’Union européenne et le monde arabe.


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