Yassin Adnan : Fatima Mernissi, une femme difficile à présenter et à oublier


Entretien réalisé par Mustapha Elouizi
Mardi 16 Février 2016

C’est rare, mais possible. Publier un ouvrage
dans lequel contribuent une pléiade d’écrivains
de différentes nationalités reste un exploit à saluer.
L’effort fourni par le poète marocain Yassin Adnan, qui est également ami de la défunte Fatima Mernissi, mérite d’être souligné. En un mois, il a pu concevoir tout un livre.
Une œuvre sur une femme singulière. Bien avant
le quarantième jour de son décès, un livre a été déjà fin prêt, pour le dédicacer  lors des carrefours culturels arabes les plus prisés. Un vibrant hommage rendu à une grande dame
à la fois sociologue, artiste et militante.


Libé : Comment avez-vous eu l’idée d’un livre sur la défunte Fatima Mernissi ?
Yassin Adnane : Après le décès de Fatima Mernissi, j’ai reçu un appel de la part de la ministre bahreïnie de la Culture May Al Khalifa qui me présentait ses condoléances. Lors de cette communication, elle m’a suggéré l’idée de faire un livre sur la défunte, et qu’il serait souhaitable de le réaliser le plus vite possible, pour qu’il soit fin prêt lors de la «Soirée de l’amour», organisée par le Centre Cheikh Ibrahim  pour la culture et les recherches au Bahreïn et qui coïncidera avec la cérémonie du quarantième jour du décès de la sociologue marocaine. Le défi était on ne peut plus difficile, il faut l’avouer. Sans répit, je me suis vite mis au travail. Ma principale tâche, un mois durant, consistait à faire écrire les amis et à coordonner les différentes parties du livre et à lui donner vie, en un temps record. Heureusement, on a relevé le défi et le livre était prêt et on l’avait dédicacé effectivement au Bahreïn lors de cet anniversaire.
Pouvez-vous nous donner quelques noms ayant participé à cette œuvre.
Des écrivains et intellectuels marocains de renom, tels que Mohamed Noureddine Afaya, Driss Lgerraoui, Farid Zahi, Latifa Bouhssini, Salah Boussrif, ainsi que des plumes très célèbres dans le monde arabe comme le Syrien Mohyieddine Ladiqani, le palestinien Khaled Al Harroub, les Bahreïnis Kacem Haddad et May Al Khalifa, le sociologue tunisien Taher Labib, l’écrivain libanais Pierre Abi Saâb, la poétesse algérienne Rabiaâ Jalti, les Irakiennes Fatima Mohssin et Alia Mamdouh…Le livre avait une véritable dimension arabe, dans la mesure où il a été rédigé à Marrakech, édité à Beyrouth et dédicacé en première à Mahriq au Bahreïn.

S’agit-il d’un signe de reconnaissance face à une certaine négligence?
Nous pouvons dire que ce livre est une dette que nous avions envers Fatima Mernissi. Personnellement, je le ressentais ainsi. C’est pourquoi je me suis porté volontaire dans ce projet, concédant à tous les droits. Je ressentais cette dette envers la défunte, d’autant plus que je l’avais déçue lorsqu’elle m’avait demandé, avant son décès, de coordonner sous sa supervision un livre autour de la «jeunesse et Internet», chose que je n’ai pas faite. Des engagements professionnels m’avaient empêché d’être à ses côtés lorsqu’elle avait présenté son livre au Caire sur «De quoi rêvent les jeunes?». Et même lorsque je lui ai rendu visite chez elle, en compagnie d’un jeune ministre du gouvernement de l’alternance et qu’on s’était mis à débattre des changements que connaissait le pays, elle m’avait proposé de continuer le débat, par écrits interposés et concevoir un livre qu’elle voulait préfacer elle-même, mais nous l’avions déçue tous les deux. J’étais donc très ému et je me suis donné à fond dans cette œuvre pour me rattraper dans un sens, mais aussi pour lui rendre un vibrant hommage.

Où réside la particularité de cette idée ?
D’emblée, j’ai averti mes amis invités à collaborer à ce livre qu’il ne s’agit pas d’écrits de deuil, encore moins d’éloges, mais d’articles et d’études mettant l’accent sur le parcours de la défunte, interpellant ses œuvres et présentant des éclairages qui ciblent son patrimoine sociologique, au grand bonheur des jeunes lecteurs de Fatima Mernissi, afin d’apporter plus de clarté à son projet et à ses mondes créatifs et scientifiques. C’est dans ce cadre que j’ai fait appel au Dr Hamid Lechhab dont les lectures sont trop critiques à l’égard des œuvres de Mernissi. Il a dans ce cadre pris part à ce livre, par une contribution allant dans ce sens. Cela ne peut bien évidemment que faire plaisir à Fatima Mernissi qui était éprise du  credo du dialogue et ne pouvait partager les idées d’écrivains ou d’artistes qui se contentaient de faire l’éloge de ses écrits. Ce n’est donc pas un livre de deuil, mais bel et bien un ouvrage qui présente ses projets aux lecteurs, au point d’entrer dans des débats critiques ouverts.

Que peut-on donc, à votre avis, conclure de ce beau parcours sociologique et intellectuel?
Nous avons réussi à mettre la lumière sur les aspects pluriels de la personnalité de Fatima Mernissi. Désormais, nous devons lire cette femme loin de tout esprit réducteur et de stéréotypes stériles. Certains qui pleuraient Fatima Mernissi le faisaient pour la militante féministe et la femme courageuse qui avait fait face à la mentalité masculine et à la culture traditionnelle dans la société arabo-musulmane. Certes, ceci est vrai, mais ce n’est jamais suffisant, surtout lorsqu’on entend s’aventurer dans ses dédales intellectuels. Du coup, nous sommes parvenus à une conclusion claire : Fatima Mernissi reste et devrait demeurer loin de toute lecture réductionniste.
Cette personnalité plurielle et multidimensionnelle nous met aussi dans l’embarras, dans la mesure où elle ne se prête pas facilement à une présentation ou une délimitation. L’on rencontre une véritable difficulté à la présenter voire à la catégoriser. L’apport intellectuel et sa pensée accompagnent ses récits littéraires et ses recherches académiques à la faveur de la fiction.
Les femmes arabes qui ont été attirées par l’audace de ses recherches sur la femme depuis le début des années 80, ont été surprises par son revirement en faveur de la société civile. «Je ne suis pas une militante féministe pour focaliser mon travail uniquement sur la femme … J’ai intégré la dynamique civile, car c’est un espace où la femme ne se met pas contre l’homme, mais ils travaillent tous deux ensemble et y coopèrent de concert», dit-elle.

Pourriez-vous retracer son parcours de militante engagée ?
Effectivement, en académicienne qu’elle était, elle ne voulait aucunement se contenter d’un statut privilégié d’intellectuelle de luxe dans une société souffrante. Elle regardait d’un œil critique tout ce qui se passait autour d’elle. Elle voulait examiner les aspects également pathologiques. Et pour donner forme au rêve de dynamiser le rôle de la femme dans la société civile et celui de l’intellectuel dans la société, elle avait initié une caravane civile pour laquelle elle avait imposé à beaucoup d’artistes, d’intellectuels et d’acteurs civils de descendre de leurs tours d’ivoire et de cristalliser leurs interventions en faveur du Maroc profond… oublié et marginalisé.
Elle a ainsi donné aux intellectuels de gauche qui la taxaient de bourgeoise une belle leçon sur la façon avec laquelle l’intellectuel organique devrait s’attaquer aux problèmes de son pays, loin de tous les slogans creux. Elle les invitait à assumer leur rôle dans la société. Ce livre ne peut donc constituer qu’une modeste contribution à l’endroit d’une femme exceptionnelle qu’est Fatima Mernissi. Un grand hommage à une grande dame.


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