Voir et devoir


Par Younes Gnaoui *
Mercredi 17 Octobre 2018

Lors de ma dernière année à la cité universitaire, j’avais pour compagnons de chambre trois non-voyants et un borgne qui s’appelait Omar. Dans le groupe homogène qu’ils formaient, j’étais la bête de foire ; je ne savais pas quoi faire ni comment me comporter. Commencèrent alors les bonjours et les sourires de courtoisie qu’ils m’adressaient sans me voir. De mon côté, je mesurais surtout l’utilité de mon sourire qu’ils ne pouvaient percevoir. Bref, en marge de mes syllogismes de pacotille, nos premiers échanges se produisirent de façon tout à fait régulière. Je débarquais parfois pour les trouver réunis autour d’un berrad de thé, du pain, du beurre, des olives et surtout des anecdotes qui n’en finissaient pas. Petit à petit, je commençais à trouver du plaisir à écouter les discussions et plaisanteries qu’ils engageaient dans une convivialité très singulière. Ils ne tardèrent pas à prendre l’initiative de briser la glace en m’invitant à me joindre à eux pour un verre de thé. Je ne me fis pas prier. Omar se chargeait de la logistique cuisinière et chacun d’eux était un monde à part. Côtoyer quotidiennement le monde de mes amis non-voyants m’apprit à mesurer à la fois l’étendue de leurs joies et désarrois. Quand la maladresse de l’un de nous en venait à invoquer le sujet des projets futurs, un silence macabre s’abattait soudainement sur la chambre et sur leurs visages encore souriants s’installait alors une brume opaque imbue d’amertume et de doute. Parfois, une blague ou une anecdote surgissait, je ne sais trop comment, pour détendre l’atmosphère qui, pour moi, était d’une lourdeur insupportable. D’autres fois, on se dispersait en traînant nos angoisses pour les ingurgiter dans la solitude de la foule. Le matin du jour suivant, cependant, chacun d’entre eux arpentait seul son chemin vers ses cours, les yeux braqués sur le ciel et canne à la main en guise de GPS infaillible pour détecter les repères d’une carte mentale bien apprivoisée. En fin d’après-midi, ils regagnaient leurs quartiers à leur rythme, seuls et sans souci, de la même façon.
L’année universitaire prit fin et je perdis complètement de vue mes compagnons de chambre, non-voyants. Bien des années après, et par pur hasard, Omar s’est trouvé sur mon chemin, et autour d’un verre de café, j’eus la maladresse de lui demander de me briefer sur son sort et celui du reste de la clique. Ils avaient présenté maintes doléances, participé à différents sit-in pour interpeller les autorités concernées et demeuraient tous sans travail. Je n’ai plus eu de nouvelles de mes amis non-voyants. Complètement oubliés, ils s’étaient enfouis dans ma mémoire jusqu’à la lecture des événements survenus le 7 octobre 2018 au ministère de la Famille, de la Solidarité, de l’Egalité et du Développement social. J’en ai eu honte, mais apparemment, je ne suis pas le seul à les avoir oubliés, et je ne m’en réjouis pas.
Le gouvernement, comme à l’accoutumée, s’est muré dans le silence. La Coordination nationale des non-voyants diplômés chômeurs, estime accidentelle la chute dans le vide du jeune licencié et pointe du doigt la ministre de la Famille, de la Solidarité, de l’Egalité (devrais-je dire de l’infamie, de l’inégalité?) à qui elle impute la responsabilité morale de cette tragédie. Les réseaux sociaux s’enflamment et réclament la démission de Bassima Hakkaoui. Des partis ont adressé à celle-ci des questions orales, et certains parlementaires déplorent la politique menée par le département chargé de la gérance des affaires de la frange à besoins spécifiques au sein du ministère. Quant à madame la ministre, elle se plaint dudit vandalisme des non-voyants et pense surtout au moyen de reconquérir sa terrasse et comment en déloger les occupants ; elle ne semble toujours pas comprendre le bien-fondé des revendications des non-voyants, puisque ne vit pas dans la pauvreté chronique celui qui gagne 20 dirhams par jour.
Suite aux gaffes de ses illustres membres qui se font de plus en plus notoires, le PDJ a perdu toute crédibilité aux yeux des citoyens. Que s’est-il passé, cependant ? Les uns ont été démis de leurs fonctions pour se voir octroyer ailleurs d’autres responsabilités. D’autres ont été nommés pour combler le vide et poursuivre le travail. On remplace un responsable par un autre, mais jamais les plans d’actions. « Quand le sage désigne la lune, dit le proverbe chinois, l’idiot regarde le doigt », et le simple limogeage de la ministre, ou un autre bouc émissaire, n’est tout au plus qu’un sédatif qui calmera la colère des citoyens. La question est, pourtant, bien plus viscérale.
Le problème est, entre autres, dans les 2000 dirhams que gagne madame la ministre par jour et qui multiplient par cent les vingt misérables dirhams du seuil de pauvreté. Le problème est dans la corruption qui ronge la société, dans le chaos et l’improvisation qui marquent la gestion des agendas et dossiers chauds qui languissent sur les bureaux des responsables. La solution ne peut être que dans la conception d’une approche radicale, dans l’élaboration de programmes susceptibles de prévoir le mal et d’en trouver les solutions adéquates. Il est connu que dans la majorité des cas, le handicap visuel se déclenche généralement pendant le bas âge ou vers la vieillesse. Avons-nous établi des programmes d’aide pour un dépistage précoce? On sait qu’à ce stade le mal est réversible dans la plupart des cas si l’on arrive à mettre en place au moment propice le traitement approprié. De par la force de la loi, la candidature pour une fonction du secteur public au Danemark est prioritaire pour la personne en situation de handicap devant un candidat sain au profil similaire. Nos lois ont-elles œuvré pour l’existence d’un article pareil? L’article 161 de la Constitution stipule que le Conseil national de droits de l’Homme est chargé de “connaître toutes les questions relatives à la défense des droits de l’Homme et des libertés, à la garantie de leur plein exercice et à leur promotion, ainsi qu’à la préservation de la dignité, des droits et des libertés individuelles et collectives des citoyennes et citoyens, et ce, dans le strict respect des référentiels nationaux et universels en la matière.”  Connaissons-nous toutes les questions relatives à la défense des droits de l’homme, et qu’en faisons-nous ? Faudrait-il toujours attendre de voir un drame pour qu’on se rende compte des devoirs à accomplir ?
Comme toute autre personne, je n’ai malheureusement qu’une grimace de regret et de compassion à offrir à cette frange oubliée et ignorée de la société. Avant de replonger dans l’oubli, j’ai encore une petite pensée pour mes anciens compagnons de chambre. Que sont-ils devenus à l’heure qu’il est ? Ont-ils pu finalement intégrer la fonction publique ? Se sont-ils mariés? Ont-ils un des enfants? Ont-ils toujours le courage d’avoir des rêves et de l’espoir ?

 * Professeur associé au College
à l’Université Roi Saoud de Ryad


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